Hypothèse 4. Justice de proximité et espaces de médiation

Face à l’incomplétude de mesures de justice standardisées, nous suggérons qu’une justice de proximité peut assurer l’articulation entre les droits formels et les exigences locales, en répondant à une triple finalité : évaluer l’autonomie réelle des personnes, les aider à prendre conscience de leurs droits et à convertir ces droits en réelles potentialités, et enfin concilier la promotion de l’idéal d’autonomie avec celle d’appartenance. Cette justice de proximité n’est légitime que si elle est pensée en termes de médiation. Nous avons utilisé la notion de médiation comme grille de lecture des expériences de lutte contre la précarité, avec un contenu à la fois positif (orienter l’analyse et décrire les dynamiques induites) et normatif, puisque la médiation se présente comme un garde-fou à l’égard des risques de dérives que contient toute action collective et tout jugement de proximité.

Instaurer une justice de proximité est une entreprise délicate car ambivalente. Selon la manière dont elle est menée, la justice de proximité peut tout aussi bien se transformer en une forme de paternalisme infantilisant rappelant la charité des siècles derniers ou celle, il n’y a pas si longtemps, de nos missionnaires colonisateurs chargés de diffuser la bonne parole.

Si émettre un jugement de proximité s’avère nécessaire afin d’apprécier correctement les difficultés de chacun, il est tentant pour celui qui émet le jugement de se prononcer simultanément sur la responsabilité de la personne en distinguant plus ou moins implicitement le bon du mauvais pauvre, la bonne de la mauvaise mère, la miséreuse victime d’une infortune de l’oisive imprévoyante et insouciante, jugement qui ne fait qu’alourdir le poids des obligations sous lequel bon nombre de femmes croulent déjà. Si prendre acte des préférences des personnes est une entreprise louable, les amener à modifier leurs préférences est pour le moins contestable. De la même manière, tout transfert de connaissances est difficilement neutre et exempt de tout jugement de valeur : entre transmettre des informations destinées à améliorer l’aptitude des femmes à maîtriser leur environnement et les infantiliser sous prétexte que leurs connaissances sont erronées ou médiocres, les dépossédant ainsi des seuls savoir-faire qu’elles détiennent, la marge est étroite. 

Lorsque de surcroît, cette justice de proximité est supportée par une action collective, les risques de dérives sont d’autant plus prononcés. Certaines dérives ont été observées, nous avons également imaginé celles qui seraient susceptibles de se produire dans le but de nous prononcer sur la légitimité de ce type d’intervention. Entre proposer aux personnes de résoudre collectivement leurs problèmes, les amenant par la même occasion à connaître ou à retrouver la notion de réciprocité, et encourager la création de groupes de pauvres ou de femmes pauvres provoquant un sentiment supplémentaire de stigmatisation, le seuil est vite franchi. Entre profiter des solidarités locales pour octroyer du crédit à des femmes démunies, seul moyen finalement de résoudre la question des coûts et de l’insuffisance des garanties, et renforcer le leadership des plus aisées et la dépendance des plus démunies, la frontière est mince ; la question est d’autant plus délicate que cette hiérarchie est en même temps une source de protection.

Que ces espaces soient spécifiquement féminins ou pas est finalement secondaire, ce qui importe, c’est que ces espaces n’étouffent pas les aspirations personnelles et qu’ils soient un moyen de relier les femmes à leur environnement. Face aux risques de ségrégation et de renforcement des spécificités féminines qu’une action différentialiste est susceptible de provoquer, la notion de médiation précise les contours de l’action collective en lui donnant une légitimité. La médiation doit être entendue comme une dialectique, et cette dialectique se déploie dans une double dimension.

C’est d’abord une dialectique entre l’interne et l’externe, entre le groupe et son environnement extérieur. L’appartenance à un groupe ne garantit l’autonomie qu’à une condition, que ce groupe soit une passerelle en direction de l’accès à la société civile. Toute action collective contient dans son principe même deux risques. Le premier est celui d’espaces clos sur eux-mêmes, d’entités séparées, qui reconstitueraient une certaine forme de ségrégation spatiale, voire une sorte de ghetto excluant tout sentiment d’appartenance à la communauté globale. Or le but est précisément de relier les femmes au reste de la société. Le second risque est celui d’espaces organisés et régulés de l’extérieur, qui verraient leur finalité échapper à leur propre maîtrise. Toute action collective délègue, plus ou moins explicitement, une partie de son fonctionnement à des instances qui lui sont extérieures. Mais jusqu’à quel point les participants obéissent-ils à des contraintes et à des autorités extérieures ? Jusqu’à quel point la dépendance à l’égard d’un tiers est-elle acceptable ? Avec les partenaires obligés que sont les bailleurs de fonds, ce risque est patent. En imposant des objectifs incompatibles avec ceux que se sont donnés les groupes, on court alors le danger d’enrayer, de déjouer, voire de contrecarrer les dynamiques internes.

La médiation est ensuite une dialectique entre chaque membre et le groupe : une médiation entre les pôles du singulier et du personnel, ce qui fait la singularité et l’unicité de chacun, et le pôle du collectif autorisant le partage d’une certaine communauté de valeurs. En se présentant comme un espace d’interconnaissance et de reconnaissance mutuelle qui aide à formuler les choix de chacun et à valider ces choix, l’espace de médiation autorise la critique, voire le détachement à l’égard du milieu d’appartenance d’origine tout en offrant l’opportunité d’une appartenance alternative. Cette dynamique n’est possible qu’à travers la préservation permanente d’un équilibre entre les aspirations personnelles et la finalité collective.

Pour démontrer la pertinence d’une approche en termes de médiation, nous nous sommes appuyés sur deux dispositifs : un dispositif associatif d’aide à la gestion du Nord de la France, et un dispositif de microfinance de la région de Thiès au Sénégal.