Section 3. Sources d’inquiétudes et facteurs de blocages : la reconstruction d’un référentiel

On se focalise ici sur les sources d’inquiétudes et les facteurs de blocages des populations « à risque ». On constate pour une fraction non négligeable de la clientèle une certaine méfiance. Cette méfiance n’est parfois qu’une simple inquiétude, mais elle conduit dans certains cas à des attitudes de rejet de toute information, ou encore à des attitudes de blocages qui rendent impossible la mise en place d’un raisonnement. Toutefois cette méfiance n’est pas figée : il s’agit d’un processus dynamique susceptible d’évoluer, à condition toutefois d’en analyser plus précisément les fondements pour évaluer les effets de levier possibles. C’est ce que nous proposons ici : dans une perspective opérationnelle il s’agit de décomposer les sources d’appréhension et de voir sur lesquelles il est possible d’agir. Cette méfiance se traduit essentiellement par la peur de se « faire avoir ». C’est la réaction récurrente, quelle que soit la manière dont elle est exprimée. La question de l’évolution des prix et des revenus est essentielle. Cette crainte n’est pas propre aux milieux défavorisés et aux personnes âgées, mais pour eux elle conditionne la manière dont l’euro est appréhendé.

Encadré 24. L’euro et la crainte de « se faire avoir ». Illustrations.

  • « On va se faire rouler dans la farine » (F, 36 ans, divorcée, 4 enfants, bénéficiaire du Rmi, sans diplôme ) ;
    « Pour la monnaie on va nous voler » (H., 46 ans, célibataire, bénéficiaire du Rmi, niveau d’éducation non connu) ;
    « Rien que d’y penser je suis malade j’ai peur de me faire rouler, de me tromper, par contre ça nous servira à rien » (F, 53 ans, divorcée, 5 enfants dont 2 à charge, chômage, sans diplôme) ;
    « On va se faire rouler au début. On ne sera pas plus riche on sera peut être moins riche » (F, 52 ans, veuve, agent d’entretien) ;
    « J’ai quand même peur je suis un peu sceptique ils vont noyer les gens du fait qu’ils vont être perdus » (F, 53 ans, divorcée, sans enfants, bénéficiaire du Rmi, titulaire du certificat d’étude) ;
    « Est ce que vraiment un salaire de 3500 frs en euros ça va correspondre à un salaire de 3500 frs ? [...] ils sont marrant à Continent avec leur 399, 92 comment ça va marcher avec l’euro ? J’ai peur qu’on soit volé, qu’il y ait de l’arnaque [...] comment je fais pour être sûre que mes allocations elles vont rester pareil, qu’elles vont pas être diminuées et que celle de l’autre elles vont pas être augmentées » (F, 33 ans, divorcée, bénéficiaire du Rmi, 5 enfants à charge, sans diplôme) ;
    « Comment vont être nos factures, nos fiches de paie ? » (F, 26 ans, vie maritale, employée, titulaire d’un Deug de lettres) ;
    « Est-ce que les factures ne vont pas augmenter ? » (H, 50 ans, marié, 5 enfants dont 3 à charge, bénéficiaire du fonds de solidarité, sans diplôme).

Derrière les inquiétudes exprimées sur la peur de se faire avoir, c’est la question de la reconstruction de l’échelle des valeurs qui est en jeu. Ce n’est pas seulement une préoccupation technique liée aux problèmes de conversions, mais cela touche plus fondamentalement la mise en cause de savoirs et de savoir-faire en matière de prix, de gestion de compte, de « savoir faire les courses ”, etc.

Quand on décompose les fondements de cette appréhension, différents éléments, plus ou moins conscients, plus ou moins explicites, apparaissent :

  • des facteurs qui relèvent de malentendus et d’incompréhension (remise en cause d’un certain nombre d’acquis, assimilation du changement de monnaie à une dévaluation et donc perte de pouvoir d’achat, incapacité à faire la conversion) ;

  • des problèmes qui relèvent de la peur de « l’arnaque » (problème des arrondis des prix, des rendus de monnaie pendant la période de double circulation) ;

  • la destruction et la difficile reconstruction d’un référentiel.

Au-delà du problème de conversion, la manière dont sont construits les référentiels montre qu’il y a bel et bien risque de déstabilisation. Ces référentiels sont construits à travers les trajectoires personnelles, les milieux sociaux, voire les pays d’origine. Outre les référentiels de prix, les référentiels de revenus jouent un rôle essentiel dans l’équilibre du budget. Or cet équilibre est fragile dans la mesure où il repose non pas sur des calculs mais sur des systèmes d’équivalences et de cloisonnements. C’est toute la reconstruction d’un savoir-faire de la gestion familiale qui est nécessaire ici, savoir-faire d’autant plus difficile à reconstruire qu’il participe pleinement à l’identité des personnes.

Cette notion de référentiel recouvre plusieurs dimensions. Chaque dimension évoquée a été confrontée au point de vue du personnel de La Poste. De manière quasi-systématique, on constate deux types de réactions. La première est consciente des problèmes susceptibles de se poser, mais sans trop savoir comment intervenir ; nous proposons quelques pistes d’intervention qui seront reprises en conclusion. La seconde s’en tient à une vision trop « technique » de la transition ; une large partie des recommandations consiste à prévenir des dangers d’une telle conception.