§2. Les risques de « résistance »

Face à ce difficile processus d’apprentissage, deux formes d’exclusion sont susceptibles de se cumuler : tout d’abord une forme « d’auto-exclusion », se traduisant par une résistance à adopter ce nouvel étalon ; les réactions de rejet manifestées déjà aujourd’hui en sont une première illustration. A l’heure actuelle la coexistence de « dialectes monétaires »419 (anciens francs pour des personnes âgées mais aussi dans certains milieux défavorisés, monnaies des pays d’origine pour une partie des personnes d’origine étrangère), témoigne des inerties possibles à l’adoption d’une unité de compte considérée comme non légitime. L’unité de compte n’est pas un étalon neutre réduit à une seule dimension technique de mesure. Elle est ce qui va permettre de donner une unité entre la multitude des biens et services échangeables, en leur donnant un langage commun. Les gens s’attachent à leur langue monétaire d’origine, d’où la persistance de dialectes monétaires.

Ensuite, la période 1999-2002 — pendant laquelle l’euro ne sera accessible que sous les formes modernes de la monnaie (chèques, carte bancaire) — est largement susceptible de renforcer ce risque de « résistance » / “persistance”. Une large fraction des populations à risque n’utilise que très peu la monnaie scripturale, pour des raisons qui sont autant d’ordre pratique, affectif que cognitif.

Tout comme l’usage de la calculette pour l’apprentissage des prix, le recours au progrès technique par le biais du porte-monnaie électronique (souvent présentée comme la grande solution) risque aussi de contribuer au processus d’exclusion.

La spécificité de cette forme de résistance, c’est qu’elle peut se développer très vite et de manière involontaire au sein de certains milieux dans la mesure où l’unité de compte est aussi un moyen de communication. Supposons une légère résistance au départ qui ne résulterait pas nécessairement de comportements volontaires mais simplement d’une adaptation plus lente - les attitudes observées de blocages, la volonté affirmée de s’y mettre « le plus tard possible » laissent entrevoir un tel scénario - on peut faire l’hypothèse d’effets « boule de neige » susceptibles d’engendrer des effets de quasi-irréversibilité. Il ne s’agit alors plus de résistance à proprement parler mais d’un mode de communication et d’un mode d’affirmation de son appartenance à un groupe.

Un apprentissage rapide semble absolument nécessaire pour éviter le sentiment d’exclusion. Certes le « contournement » de l’euro par la référence au franc ne sera pas aussi facile que peut l’être celui du nouveau franc par l’ancien franc ou encore par le franc CFA (100 frs CFA = 1 franc français). Compte tenu des réactions actuelles on peut toutefois émettre l’hypothèse d’un « raccrochement » au franc pour une fraction de la population. L’argument est déjà avancé par certaines personnes, âgées mais aussi moins âgées, qui disent explicitement qu’elles ne veulent pas s’y mettre ; elles disent ne pas regarder le double affichage, attendre le dernier moment, etc. Et ce processus ne peut que s’autorenforcer car inversement ne pas être « intégré » dans une communauté de paiement participe au sentiment d’exclusion.

Le personnel de La Poste a selon nous un rôle central à jouer pour limiter ce processus d’exclusion de la nouvelle communauté de paiement qu’est l’euro. L’unité de compte est avant tout un moyen de communication : « parler » en euro le plus vite possible semble indispensable.

Il conviendrait aussi de prévenir le personnel qu’il risque d’être confronté à ces « dialectes ». Certains le sont déjà aujourd’hui. Toute la difficulté avec certains clients consiste à savoir s’ils parlent en anciens francs ou en nouveaux... sans pour autant le leur demander pour ne pas les vexer. C’est le cas pour les conseillers financiers, c’est aussi le cas pour les guichetiers pour des retraits. D’après le personnel de La Poste, la situation est d’autant plus problématique pour certaines personnes âgées qui ne parlent ni en anciens, ni en nouveaux, elles ont perdu tout repère. Il est certain qu’une large partie des personnes âgées ne « pensera » jamais en euros ; le seul moyen d’éviter les confusions sera alors d’utiliser les images, c’est-à-dire en prenant des exemples de prix psychologiquement significatifs (une maison, une voiture, une télévision), ce que font déjà certains postiers pour communiquer avec des personnes qui ont perdu tout repère.

Il arrive déjà aujourd’hui qu’il y ait des erreurs dans les montants demandés au guichet (soit par des étrangers, soit par des personnes âgées qui parlent en anciens francs) : les risques d’erreurs risquent fortement d’augmenter.

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Figure 26. Les risques de résistance
Notes
419.

Expression utilisée par Patrick Lemaire, Laboratoire de psychologie du développement, Université d’Aix en Provence.