A. Modes de gestion des comptes : la nécessité d’un apprentissage progressif des nouveaux montants de revenus

Ne plus arriver à gérer son compte à cause de l’euro est fréquemment évoqué par les personnes en difficulté. Il faut prendre en compte ici la situation de survie permanente que vivent ces personnes, survie qui est non seulement matérielle mais aussi psychique.

Nous avons insisté au départ sur l’influence centrale de l’incertitude ; or face à cette incertitude quotidienne les personnes sont amenées à développer des méthodes de sécurisation de leurs avoirs et de leurs dépenses. Et si le passage à l’euro les inquiète, c’est justement qu’il est susceptible de déstabiliser ces modes de sécurisation. En l’absence de comptabilité écrite ce sont des repères mentaux qui permettent une gestion des flux.

Sont ainsi élaborées de multiples stratégies de cloisonnements, visant à équilibrer entrées et sorties d’argent. Les cloisonnements sont tout d’abord psychiques : on constate quasi-systématiquement une mise en correspondance entre entrées et sorties qui permet de faciliter l’équilibre des entrées et des sorties (telle rentrée d'argent va servir à financer telle consommation, le salaire de la femme est utilisé pour les dépenses courantes, les allocations familiales permettent de payer les vacances, etc.). Les rentrées d’argent exceptionnelles (travail temporaire, petit boulot « au noir », stage rémunéré, pension du mari lorsqu’elle est irrégulière, etc.) vont être affectées pour certains à des « extras » (par exemple un nouvel appareil ménager, des vêtements neufs aux enfants), pour d’autres à de l’épargne.

Dans certains cas ce cloisonnement n’est pas seulement psychique, il se matérialise par la répartition de l’argent sur différents comptes. Les femmes font verser sur leur compte les allocations et les différentes aides pour payer le budget quotidien de dépenses et le compte du mari sert à payer le reste. Parfois, mais c’est semble-t-il plus rare, c’est la situation inverse. La manière dont dépenses et revenus sont cloisonnés provient en grande partie de la répartition des prises de décisions au sein du couple.

Cette sectorisation, qui ne fait en fait que reproduire le système « des enveloppes », peut se traduire aussi par des opérations de retrait et de dépôt d’argent distinctes : les personnes viennent en même temps au bureau de poste retirer de l’argent et en déposer, chaque opération correspond à une dépense particulière. Distinguer les deux opérations permet de mieux mémoriser et surtout de ne pas se tromper.

Mais l’équilibre financier ainsi acquis est d’une très grande fragilité et il est susceptible d’être remis en question à tout moment. Les femmes ne sont jamais sûres « de ne pas être dedans ». L’équilibre est approximatif. Ce ne sont pas véritablement des calculs, mais des mises en équivalence et des ordres de grandeurs. Le moindre changement introduit une rupture, rupture qui est à la fois réelle (« va-t-on arriver à joindre les deux bouts ? » ) et psychique, puisque les repères mentaux sont remis en question : ce risque de déstabilisation des routines de gestion familiale ne concerne pas seulement les plus pauvres, mais aussi les femmes en général dans la mesure où ce sont le plus souvent elles qui gèrent les budgets familiaux.

L’équilibre ainsi atteint est aussi très fragile dans la mesure où les processus de cloisonnements sont relativement fixes. Prenons un exemple : les allocations sont utilisées pour acheter à manger, lorsqu’elles diminuent le montant disponible pour manger diminue d’autant. Dès qu’une source de revenus ou qu’un poste de dépense varie, l’équilibre de l’ensemble est remis en question. Par exemple la diminution ou la suppression des allocations familiales lors du départ d’un enfant sont souvent difficiles à gérer. Les femmes se plaignent que toute la gestion est à repenser.