Arlès-Dufour ? Qui, à l'heure actuelle, connaît ce patronyme ? Qui se souvient de son action ambitieuse pour faire entrer notre pays dans l'ère industrielle, économique et sociale du XIXe siècle, animé lui aussi du "bonheur d'entreprendre3", à l'instar des frères Pereire ou des frères Talabot, ses amis ?
Même dans sa ville d'adoption où il a particulièrement oeuvré, son double anniversaire, le deux-centième de sa naissance et le cent-ving-cinquième de sa mort, est passé totalement inaperçu en 1997.
Pourtant, historiens et économistes des temps présents ou plus anciens voient en ce soyeux, "un brasseur d'affaires lyonnais4", "un des représentants les plus éclairés de l'industrie lyonnaise5".
Membre de la Chambre de commerce, Arlès-Dufour est désigné, en tant que "représentant de Lyon au Conseil général du Commerce6", parmi les économistes de l'époque.
Ce "banquier7", ce "notable de Lyon8" est qualifié, par deux auteurs différents, de "mentor du Crédit lyonnais9", puis par l'un d'eux de "mentor des jeunes capitalistes lyonnais10".
Il est également distingué parmi les "grands négociants et industriels11" du pays. Aux yeux de Timothée Trimm, le chroniqueur attitré du Petit Journal, quotidien parisien tiré à 147.000 exemplaires, il apparaît, en 1864, comme "l'une des sommités de la France industrielle12." On dit de lui qu'il était "possédé du génie ou du démon des affaires13".
On le décrit encore, par exemple, comme "ce commissionnaire lyonnais [...] connu dans la France entière pour ses attaches saint-simoniennes et ses positions libre-échangistes14", et même comme "un des vétérans du libre-échange15".
Occasionnellement, des littéraires, des biographes, des romanciers contemporains, rattachent à juste titre son nom soit à l'industie16 et à la construction des chemins de fer17, soit aux Expositions universelles18 ou au Canal de Suez19, soit encore à la condition féminine20 ou à la constitution de la Société générale des annonces21 - l'ancêtre de l'Agence Havas -, etc.
S'il est fait état de "l'universel Arlès-Dufour, toujours à l'écoute de son temps22", on loue, "avec sa haute et vive intelligence23", "l'activité incomparable qu'[il] déploya dans tous les ordres : commerçant, économiste, philanthrope24". Dans quelque entreprise que ce soit, "anim[ateur de] l'intelligentsia patronale lyonnaise25", "bouillonn[ant] d'idées et d'ardeur26", il est réputé "inévitable27". Ailleurs, il est observé qu'il était "partout présent28", et il est même estimé que "cette personnalité la plus attachante" "mériterait toute une étude29"...
C'est celle à laquelle nous nous sommes employé.
A dire vrai, cette étude est le fruit de diverses circonstances fortuites.
En 1983, un de nos cousins30, ressentant, à la fois, notre curiosité à l'égard de ce personnage et notre souci de mémoire familiale31, nous communiqua un article paru dans la revue L'Histoire, sous la signature de Jean Bouvier, intitulé ‘ "Le "bon sens" du Crédit Lyonnais". ’ Nous y relevions notamment le texte suivant : ‘ "Le plus important d'entre eux [des soyeux], Arlès-Dufour (le seul vrai saint-simonien de son temps) fera partie du petit noyau créateur du Crédit Lyonnais. Il en est même le principal inspirateur ’ 32 ‘ ." ’ Justement, notre installation récente à Lyon ne pouvait que nous encourager à en savoir davantage, lorsque le moment pourrait nous en être offert...
Deux ans plus tard, la lecture d'un article du Journal Rhône Alpes 33, relatif à la remise des prix de la Société d'enseignement professionnel du Rhône (SEPR), nous amenait à prendre contact auprès de cet établissement. En effet, dans cet article, il était fait mention de la présence dans le bureau du directeur général, M. Yves Michel, du portrait du fondateur... Arlès-Dufour ! L'accueil reçu fut chaleureux - toute trace de descendants éventuels y était perdue - et une abondante documentation remise.
Parmi elle, figurait le texte d'une conférence prononcée, le 16 janvier 1966, à l'occasion de la commémoration du centenaire de la SEPR et de l'inauguration du Groupe Arlès-Dufour, rue Louis Guérin, Lyon 6e. Son auteur, le préfet Rude, se réjouissait ‘ "de parler d'Arlès-Dufour, que, disait-il, je suis heureux de voir enfin honoré ’ 34 ‘ . ’" Les quinze pages de ce texte, concis et dense à la fois, très documenté, furent pour nous une totale révélation de la vie aux multiples facettes de ce personnage si fascinant à maints égards. Cette étincelle alluma notre enthousiasme. Dès lors, il nous incombait d'en savoir davantage encore, ce que nous fîmes progressivement.
Ultérieurement, une autre circonstance fut un entretien inopiné avec M. Yves Lequin, professeur d'histoire contemporaine à l'Université Lumière Lyon 2, qui, intéressé par nos recherches entamées au plan personnel, nous engagea très vivement à les poursuivre dans le cadre d'un travail universitaire.
Afin de nous permettre de tailler cette statue d'Arlès-Dufour, l'examen approfondi des ouvrages des spécialistes du saint-simonisme, Sébastien Charléty35 et Henry-René d'Allemagne36, était évidemment primordial, ainsi que le report aux sources éditées de ce mouvement, les 47 volumes des Oeuvres de Saint-Simon et d'Enfantin 37.
Il en fut bien évidemment de même des manuscrits du fonds Enfantin, à la Bibliothèque de l'Arsenal à Paris. Cependant, nous avions bien conscience de l'insuffisante consultation de ces derniers documents, en raison de leur éloignement géographique et de l'ampleur des échanges épistolaires. Que l'on songe que pour la seule période comprise entre le 1er janvier 1841 et le 28 mai 1864, H.-R. d'Allemagne a recensé 1216 lettres adressées par Arlès-Dufour au seul Enfantin38 !
Comme pour pallier cette lacune, un nouveau et bienheureux hasard nous permit de renouer des liens distendus par le temps et l'espace avec un autre de nos cousins, Pierre Chabrières. Celui-ci apprenant l'objet de nos recherches et avide également de connaître plus complètement le cours de la vie de son aïeul, nous offrit spontanément et fort généreusement de mettre à notre disposition la plus large les archives familiales détenues par lui et dont nous ignorions l'existence.
En effet, le fils cadet d'Arlès-Dufour, Armand, installé en Algérie en 1867, y fut successivement rejoint par ses frères, Alphonse et Gustave, alors que leur sœur Adélaïde - épouse de Maurice Chabrières, Trésorier-Payeur général du Rhône puis Régent de la Banque de France - demeura à Lyon puis à Paris, et devint, de ce fait, la dépositaire familiale des papiers de leur père. Toutefois, pour ‘ "tisonner les cendres, [...] redonner vie à ce qui n'en a plus ’ 39", selon l'expression de Georges Duby, notre tâche n'était pas achevée pour autant. Pour suivre la vertigineuse ascension d'Arlès-Dufour et s'efforcer de partager ses incessantes et multiples occupations, un document de base nous servit de guide. Il s'agit de l'ouvrage Arlès-Dufour 40, rédigé au lendemain de sa mort par l'un de ses amis ‘ "de près d'un demi-siècle" ’ et dédié à sa veuve, quelque peu hagiographique tout en se défendant de l'être. Un travers dans lequel nous souhaiterions ne pas être tombé.
En outre, nous nous devions de ‘ "savoir penser et s'informer en historien d'un monde beaucoup plus large ’ 41", comme le prescrivait Marc Bloch, et, toujours, selon cet historien, de nous consacrer à "la chasse des données42", tant aux plans local, national et international, dans les champs politique, économique, industriel, culturel, social, idéologique, religieux : toutes spécialités qui nécessairement se croisent et s'appliquent, en histoire, dans la biographie. Avant lui, Michelet, ami d'Arlès-Dufour, l'avait dit : ‘ "Pour retrouver la vie historique, il faudrait patiemment la suivre dans toutes ses voies, toutes ses formes, tous les éléments ’ 43."
Travail universitaire, disions-nous plus haut. Il n'échappe évidemment pas à l'amateur, parvenu accidentellement aux domaines auxquels il n'était pas rompu, que ce travail, comme toute oeuvre humaine, ne saurait être parfait.
En second et dernier additif daté du 18 janvier 1861 aux ‘ "Instructions pour [s]a femme en cas de mort" ’ du 11 mai 1843, Arlès-Dufour avait recommandé à son fils Armand ‘ "la mise en ordre et la publication des correspondances que je laisserai." ’
Le 7 mai 1863, son ami Enfantin ne semblait guère en douter : ‘ "Comme vos lettres passeront probablement à la postérité ’ 44...", lui écrivait-il.
Dût-elle rester modeste, notre tâche, aura au moins eu pour but de tenter d'y contribuer.
Allusion au sous-titre de l'ouvrage de Jean Autin, Les frères Pereire - Le bonheur d'entreprendre, op. cit.
Hubert Bonin, op. cit., p. 15.
A. Kleinclausz, op. cit., p. 83.
A. J. Tudescq, op. cit., t. 1, p. 409.
Ghislain de Diesbach, op. cit., p. 53.
Ibid., p. 123.
Jean Bouvier, Le Crédit lyonnais... , op. cit., p. 104, et Alain Plessis, op. cit., p. 180.
Jean Bouvier, Histoire économique et..., op. cit., p. 148.
Louis Bergeron, Les Rothschild et les autres..., op. cit., p. 173.
Timothée Trimm, "Jeudi 1er septembre - Mort du Père Enfantin", en première page du Petit Journal, 2 septembre 1864.
Marcel Blanchard, "Aux origines de nos chemins de fer - Saint-simoniens et banquiers", art. cit.
Jean Rivoire, op. cit., p. 20. En réalité, Arlès-Dufour est âgé de 66 ans, et non de 58 comme l'indique cet auteur, au moment de la création du Crédit lyonnais.
Michel Chevalier, M. Arlès-Dufour, op. cit., p. 5.
Raymond Cazelles, Le duc d'Aumale, op. cit., p. 70.
Jean Autin, Les frères Pereire..., op. cit., p. 6O et 85 ; Pierre Guiral, La vie quotidienne en France à l'âge d'or du capitalisme, op. cit., p. 10 ; Jean Lenoble, Les Frères Talabot..., op. cit., p. 159, p. 172, p. 174 ; Henri Hours, Lyonnais célèbres, t. 2, op. cit., p. 110 ; Pierre Miquel, Le Second Empire, op. cit., p. 108 ; Alain Vaillant, Jean-Pierre Bertrand, Philippe Régnier, Histoire de la Littérature française au XIXe siècle, op. cit., p. 259. Pour mémoire, Louis Bergeron, cité ci-dessus.
Jean Autin, Les frères Pereire..., op. cit., p. 288 ; Benoîte Groult, Pauline Roland ou..., op. cit., p. 243 ; Catherine Salles, Le Second Empire..., op. cit., p. 85 ; A. Vaillant, J.-P. Bertrand, Ph. Régnier, Histoire de la Littérature française au XIXe siècle, op. cit., p. 248.
Benoîte Groult, Pauline Roland ou..., op. cit., p. 245 ; Ghislain de Diesbach, Ferdinand de Lesseps, op. cit., p. div. ; Jean Lenoble, Les Frères Talabot..., op. cit., p. 186-189 ; Robert Solé, L'Egypte, passion française, op. cit., p. 135 et 168 ; Gilbert Sinoué, La fille du Nil, op. cit., p. 397 et pp. 441-443 ; Gilbert Sinoué, Le dernier pharaon, ..., op. cit., p. 461. Pour mémoire, Grand Larousse universel (15 vol), 1986, et CD-Rom Encyclopédie Multi Media Kléïo, 1999.
Benoîte Groult, Pauline Roland ou..., op. cit., p. 66, p. 158, p. 243, etc.
Robert Schnerb, op. cit., p. 42.
Pierre Cayez, Crises et croissance de l'industrie lyonnaise... , op. cit., p. 176.
Sébastien Charléty, Histoire du saint-simonisme... , op. cit., p. 236.
Ibid., note 1, p. 234. Cette note poursuit : "Il [Arlès-Dufour] a toujours montré la supériorité de son esprit par l'audace de ses conceptions, la fermeté de son caractère dans les moments de crise, et la générosité de son cœur par les nombreux bienfaits de sa charité privée et de ses fondations publiques."
Hubert Bonin, "De l'apogée de la banque traditionnelle à la banque moderne (1830-1992)", in Yves Lequin [dir.], 500 années lumière - ..., op. cit., p. 338.
Ibid.
Maurice Bernardet et Yves Lequin, "Des nautes du Rhône au TGV", in Yves Lequin [dir.], 5OO années lumière -... , op. cit., p. 449.
Jean Bouvier, Le Crédit lyonnais..., op. cit., p. 116.
Ibid., p. 128.
Claude Chabauty, professeur à l'Université Joseph Fourier et Directeur du Laboratoire de mathématiques pures de Grenoble.
F. B. Arlès-Dufour est le trisaïeul de l'épouse de l'auteur.
Jean Bouvier, "Le "bon sens" du Crédit lyonnais", L'Histoire, février 1983, n° 53.
A. M., "Yves Michel, "les principes des saint-simoniens !..."", Journal Rhône Alpes, 15 juin 1985.
Commémoration du centenaire de la fondation de la Société d'Enseignement Professionnel du Rhône et inauguration du groupe Arlès-Dufour - Conférence prononcée par M. le préfet Rude le 16 janvier 1966, s.l.n.d., [1966], 15 p.
Henry-René d'Allemagne, Les saint-simoniens... , op. cit., et Prosper Enfantin et ..., op. cit.
Sébastien Charléty, Histoire du saint-simonisme..., op. cit.
Oeuvres de Saint-Simon et d'Enfantin (47 Vol.), Paris, Dentu, puis Leroux, 1865-1878. Il est à craindre que cette collection (cote 25.395, chaque volume revêtu du timbre d'Arthur Enfantin) n'ait définitivement disparu dans le dramatique incendie du 12 juin 1999 de la Bibliothèque universitaire de Lyon et ne soit comprise, avec les divers ouvrages auxquels nous avons fait appel, parmi les 350.000 ouvrages détruits sur les 480.000 qu'elle détenait.
Henry-René d'Allemagne, Fonds Enfantin, Supplément (p. 28), au Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque de l'Arsenal, par Henry Martin, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1903. Numérisation URA 1039 du CNRS et de l'Université Lumière Lyon 2, Philippe Régnier [dir.].
Georges Duby, Le Chevalier, la femme et le prêtre, cité in "Le Club Histoire", Août 1999, n° 18.
C.[ésar] L.['Habitant], op. cit.
Marc Bloch, "Une monographie sur la dîme", Annales d'Histoire économique et sociale, p. 165, mars 1938, n° 50. (Critique d'un ouvrage de Willibad Plöchl, Das Kirche Zehentwesen in Niederösterreichs..., 1935, 143 p.).
Citation de Marc Bloch par Jacques Le Goff, "Préface", in Marc Bloch, op. cit., p. 10.
Cité par Georges Duby, op. cit., p. 71.
Lettre d'Enfantin à Arlès-Dufour, 7 mai 1863 (Oeuvres de Saint-Simon et d'Enfantin, op. cit., Vol. 13, p. 217).