Le Courrier d'Avignon d'avril 1789 faisait ‘ état "d'une émeute assez considérable ’ 45 ‘ " ’ dans la ville de Cette, ainsi que son nom s'orthographiera jusqu'en 1928. Des maisons avaient été pillées. Dans celle du vice-consul d'Espagne, on avait jeté à la mer les marchandises trouvées, brûlé les papiers et volé cinq à six mille livres en espèces. La maison du maire n'avait pas été épargnée ; pas plus que celle du commandant de la place.
Le successeur de cet officier, en ce dix-huit prairial de l'an cinquième de la République française, le citoyen Jean François Arlès, est tout à la joie de se présenter à la Maison commune pour y déclarer que, trois jours plus tôt, le 3 juin 1797, à huit heures du matin, est né un enfant mâle, François Barthélemy, son fils légitime. Il est accompagné de deux témoins, les citoyens Barthélemy Baille, négociant, et Jean Barthélemy Guy, percepteur des impositions46.
Avant d'exercer le commandement de la place de Sète, Jean François Arlès, originaire de Lodève, dans l'Hérault, fils d'un ancien gendarme de Louis XVI, a dû gravir, patiemment, un à un, tous les échelons, depuis son incorporation en 1775 comme soldat au régiment du Médoc47 ; il n'avait pas encore atteint sa dix-huitième année.
Son épouse, née Claire Tichy, est sétoise, fille de commerçant. Il l'a épousée, dans cette même Maison commune, le 1er mars 1791, alors qu'il était simple officier de la Garde nationale, avant d'être appelé à l'armée des Pyrénées. Claire ne sait ni lire, ni écrire, à peine signer son nom, et son prénom accolé, elle l'avait écorché sur le registre des mariages !
François Arlès qui vient de voir le jour n'est pas et ne sera pas le seul enfant issu de cette union. Mais, de ses sept frères et sœurs, lui seul survivra48... Tout comme Paul Valéry en son temps, il aurait pu dire, avec l'attachement profond qui restera le sien pour ces rives ensoleillées, avec l'esprit méridional et le bon naturel qu'il conservera toute sa vie : ‘ "Je suis né dans un de ces lieux où j'aurais aimé de naître" ’.
Son biographe, César L'Habitant, décrira le moment : ‘ "La guerre sévissait avec fureur ; l'Europe entière était en feu ; les monarchies, menacées par le mouvement irrésistible qui entraînait les peuples vers la liberté, s'étaient liguées contre la France républicaine, et le sang coulait à flots sur des champs de bataille qui s'étendaient des bords de la Méditerranée jusqu'au delà du Rhin ’ 49 ‘ ." ’
Sa prime jeunesse, François va la passer dans sa ville natale, au pied du Mont Saint Clair. Du nom, justement, de l'un de ces quais du Rhône qu'il arpentera - ô combien - plus tard... Il fait ses premiers pas entre l'étang de Thau et la mer, le long des canaux qui sillonnent la ville en miroitant sous sa riche lumière. Plus tard, quand il ne galope plus sur le sable fin de la plage, sa curiosité est piquée par le déchargement des navires sur les quais du port, construit 130 ans plus tôt par Colbert, pour remplacer celui d'Agde devenu insuffisant. Et, peut-être, l'enfant qu'il est encore se prend-il, déjà, à rêver de ces côtes barbaresques infestées de corsaires, ou de contrées plus lointaines encore, du Levant ou de Chine...
Chaque année, pour la Saint-Louis, au milieu de l'ambiance chaleureuse du port, il s'enthousiasme au spectacle des joutes sur le canal royal ; il admire et s'imprègne du courage qui préside à ces tournois singuliers, en souvenir de ceux qui opposèrent les matelots du lieu et les troupes royales massées à Aigues-Mortes avant le départ en croisade.
François avance en âge. Il va suivre son père de garnison en garnison, sous les plis victorieux des drapeaux napoléoniens, et être admis enfant de troupe ; là, il reçoit le ‘ "semblant d'instruction donné à ses jeunes camarades par un sergent improvisé professeur ’ 50 ‘ ." ’
Enfin, on se retrouve en famille. Sa mère les rejoint, comme toléré à l'époque, à Fenestrelle, dans ce Piémont annexé à la France par Bonaparte le 11 septembre 1802. C'est l'un des ouvrages fortifiés par Vauban défendant la route du Mont Genèvre, en même temps prison d'Etat. Le commandant Arlès en est garant vis-à-vis de l'Empereur et, durant sa présence, le vice-roi d'Italie Eugène écrit à Napoléon le 24 juin 1807 : ‘ "Je dois dire à Votre Majesté que toutes les fois que je trouve un mauvais citoyen à punir, je ne le manque pas. Depuis quatre mois, j'ai déjà envoyé à Fenestrelle deux faiseurs de libelles, et en prison jusqu'à la paix générale, huit distributeurs de mauvais propos ; les individus ainsi punis appartiennent à toutes les classes et à plusieurs départements, de sorte que leur punition fait exemple ’ 51 ‘ ." ’
Après avoir eu l'honneur ultime de servir en qualité d'aide de camp du Général Rampon, célèbre par sa bravoure depuis sa fameuse victoire sur les Autrichiens à Montenotte en 1796, le commandant Arlès achève sa carrière militaire le 31 juillet 1809, "avec mise en jouissance du traitement de réforme", après 34 ans de service, à l'âge de 52 ans.
Les Arlès s'installent à Paris. Décidé à ‘ avoir ’ ‘ "un moyen de diriger les opinions politiques et morales" ’ et de faire de l'instruction ‘ publique ’ ‘ "un instrument de règne ’ 52 ‘ " ’, Napoléon, par une loi du 1er mai 1802, a voulu créer 45 lycées ; pour y accéder, les fils d'officiers ont la possibilté d'obtenir des bourses. Parmi les 35 établissements existant seulement à l'époque, le Lycée Impérial ouvre gratuitement ses portes au jeune François, à l'allure élancée, toujours très grand pour son âge. Vers cette époque, la couleur de ses ‘ "cheveuxt, extrêmemen blonds" ’, de sa ‘ "peau, très blanche ’" et de ses ‘ "yeux, d'un bleu très clair ’", commence à foncer. Dans le même temps‘ , "la douceur et la timidité ont déserté ma face" ’, soulignera-t-il plus tard, précisant : ‘ "Cependant, ce n'est guère que depuis l'âge de dix-huit ans que le changement a été remarquable". ’ La nourriture du lycée ne l'enthousiasme guère : ‘ "Comme j'étais dégoûté ’ ‘ pendant les cinq ou six années passées au lycée, je ne me nourris presqu'avec (sic) du pain, des légumes et de l'eau ’ 53 ‘ ." ’
Sur le plan des connaissances, il n'est pas seul à savoir peu de choses, car les années troublées ont pratiquement suspendu l'instruction. Au roulement du tambour, - ‘ "moyen d'ordre et de discipline ’ ‘ 54 ’ ‘ " ’- qui rythme militairement la vie quotidienne du lycée, il apprend un peu de français et de latin redevenu la base des études, des rudiments d'histoire ancienne et de mathématiques. Mais, pas un traître mot de géographie et encore moins de langues étrangères. Plus tard, on le retrouve au lycée d'Orléans. S'agit-il du cas où, lorsque ‘ "les demandes (de bourses) excédaient le nombre de places, les candidatures étaient dirigées vers d'autres lycées ’ 55 ‘ " ’, dans le cadre de la volonté générale de l'Empereur de brasser Paris et la province. François nous détrompe. Rappelant l'esprit d'indépendance de son père comme de sa mère, il ne disconviendra pas, par la suite, de son indiscipline qui le fit renvoyer, pour insubordination, de deux lycées. "Remuant" certes, il l'est ; mais il a tiré les leçons du passé : ‘ "Autrefois, j'ai vécu dans des sociétés d'étourdis et de turbulents, et je ne valais pas mieux que mes camarades ; il ne se passait pas de mois qu'il n'y eut quelque querelle et j'ai toujours vu que le vainqueur ne se consolait jamais de son malheureux triomphe ’ 56 ‘ ." ’
La vie est, hélas, faite de séparations. Ce père qu'il a chéri et admiré dans sa laborieuse progression hiérarchique, disparaît le 26 janvier 1811, ‘ "en sa maison du 8 rue Verderet, division de Bonconseil, dans le 5e arrondissement de Paris ’ 57 ‘ " ’ [l'actuel 10e], à l'âge de 55 ans. Arlès n'en a pas 14. Malgré son indocilité, il n'en poursuit pas moins assidûment ses études ; son niveau d'instruction est encore des plus sommaires, mais, comme le notera, sensiblement à la même époque, son cadet et condisciple du lycée impérial, Emile Littré‘ , "l'étude rend savant, la réflexion rend sage ’ 58 ‘ ." ’Une remarque que l'on lui pourrait prêter, si grande est la perception de la nécessité de parfaire sa formation, si grand, déjà, son appétit de savoir et d'apprendre.
L'année 1813 s'entame. Au lycée, où les élèves sont groupés militairement en compagnies, avec adjudants, sergents et caporaux59, un repas est organisé en l'honneur des sous-officiers. Un poète s'éveille chez Arlès : il écrit les premiers vers que nous lui connaissions, empreints de sa jovialité naturelle, une chanson composée au lycée en 1813 pour le repas des sous-officiers 60.
Six années après, il se remémorera ces couplets, dans leur intégralité, pour les consigner, avec d'autres, à la fin de son Journal de Jeunesse ouvert en 1819 61, en les qualifiant, lui-même, ironiquement : ‘ "Mes mauvais vers tels qu'ils sont" : ’
‘Lycéens, mes confrères,Mais, 1813, c'est aussi la perte de la "Bataille des Nations": celle de Leipzig. Un nom qui tinte à ses oreilles, pour la première fois - et non pour la dernière, loin de là. L'armée française repasse le Rhin. La levée de 30.000 hommes est ordonnée. "Depuis deux ans, on moissonne les hommes trois fois par an. Une guerre barbare et sans but engloutit périodiquement une jeunesse arrachée à l'éducation, à l'agriculture, au commerce et aux arts" s'écrie le député Lainé devant le Corps législatif réuni en comité secret. Après l'enthousiasme national qui portait la Grande Armée de victoire en victoire, l'attente passionnée de ses Bulletins, - lus jusqu'en chaire dans les églises62 ! - voici le déchirement des revers, de la retraite. Le nombre des insoumis s'accroît. Quant à Arlès, l'exemple paternel de l'attachement militaire, son courage naturel, sa foi en l'Empereur encore intacte, l'amènent à se présenter comme volontaire à l'enrôlement dans les gardes d'honneur63, ce corps d'élite récemment créé ; il est pourtant exempté du service militaire comme fils unique de veuve d'officier. Mais le voici refusé, n'ayant pas encore l'âge requis, et il doit reprendre le chemin du lycée. Beaucoup plus tard, dans le mois qui précédera sa mort, il confiera ses remords, toujours vivaces, à sa femme, "avec découragement, larmes et profond chagrin" : ‘ "Je n'ai pas été un bon fils ! A seize ans, j'ai abandonné ma pauvre mère, veuve sans ressources. Je l'ai quittée indignement pour m'engager ’ 64 ‘ ." ’
Les difficultés matérielles s'accumulent. Pour compléter la demi-solde que lui verse l'Etat, sa mère en est réduite à des travaux de dentelle. Il n'est pas question, dans ces conditions, de poursuivre ses études ; encore moins, de figurer parmi le millier de candidats qui, depuis sa création récente par l'Empereur, se présentent aux épreuves du baccalauréat. Aussi, débute-t-il sa ‘ "vie de lutte et de travail à seize ans", ’ ‘ n'ayant "que la jeunesse et la misère" ’ comme il le dira gaiement plus tard, en notant qu'il a ‘ "acheté d'occasion, au Temple, [s]on premier habit bourgeois et [s]es premières bottes". ’ Moyennant un salaire de 400 F par an, nourri et logé, il est employé, à Paris, dans une fabrique de "schalls65."
Importés du Cachemire en Europe au 18e siècle, rapportés en trophées de la Campagne d'Egypte par les officiers de Bonaparte à leurs belles, les châles sont très à la mode ; à tel point que les manufacturiers français, notamment, créent eux-mêmes ces ornements féminins, encouragés en cela par l'Empereur dans le cadre de sa politique de développement économique. De plus et à titre intime, celui-ci prisait fort ces articles. Qu'on en juge ! Par une malséante remarque, Monsieur de Bausset, rappellera, le 18 novembre 1814 : ‘ "L'Empereur avait toutes les dames de la cour de l'Impératrice pour un schall ; il n'y a que la duchesse de Montebello à qui il en fallut trois ’ 66 ‘ ." ’ Opportunistes, en septembre 1810, les auteurs dramatiques Dieulafoy et Gersaint avaient été jusqu'à monter, et avec succès, au Théâtre du Vaudeville une pièce intitulée La Manufacture d'indiennes ou le Triomphe du schall 67.
Arlès n'oeuvrait ni à Auteuil, chez Ternaux, dont les cachemires resteront légendaires, ni "boulevard Italien" au service de Nicolas Dumesnil, ni encore chez Richard et Lenoir, mais dans une des nombreuses fabriques du Sentier. ‘ "Ce gamin qui portait les paquets de son patron de la rue des Fossés-Montmartre, aujourd'hui rue d'Aboukir, c'était moi" ’ rappellera-t-il, bien plus tard, à Lyon, lors d'une distribution des prix de la Société d'Enseignement Professionnel du Rhône, confessant : ‘ "J'ai eu faim, moi, et je m'en souviens ’ 68 ‘ ." ’ C'est là qu'il va connaître et partager la rude existence des ouvriers, chaque jour quatorze heures en été, et douze en hiver, sauf le dimanche, heureusement de retour après dix ans de "décadi"69.
Malgré quelques ultimes succès de l'Empereur, les ennemis déferlent, de toutes parts, sur le territoire national. Les environs de Lyon sont le théâtre d'une lutte vigoureuse qui se termine, le 21 mars 1814, par la prise de la cité par 40.000 Autrichiens, arrivés par la Franche-Comté. Huit jours après, les avant-gardes autrichiennes et prussiennes sont en vue de Paris qui ne peut leur opposer que 25.000 hommes en armes, y compris 8 à 10.000 gardes nationaux pour protéger sa population civile.
Arlès, dans le souvenir des gloires passées, n'écoutant que son courage, est du nombre. Ainsi qu'il l'écrira en 1832, à Lyon, à M. Gilibert, président de la Société Patriotique, en refusant de signer une pétition pour ‘ "l'expulsion perpétuelle de la branche aînée des Bourbons ’ ‘ " ’ : ‘ "En ’ ‘ 1814, à Paris, j'étais membre d'une association qui s'était engagée sur la vie et sur l'honneur, etc., etc. ; elle comptait plus de 4.000 citoyens et, le jour du danger venu, nous nous trouvâmes 40 à la Butte Montmartre ; le plus âgé de nous avait dix neuf ans ’ 70 ‘ ." ’
La seconde page de son Journal de jeunesse, déjà mentionné, ne comporte-t-elle pas cette citation de Mirabeau, extraite de son Essai sur le despotisme : ‘ "Le courage qui fait braver le danger des armes est le plus commun de tous et cependant le plus estimé." ’ Et il poursuit la copie de cette citation en ajoutant : ‘ "Le courage de principes, de conduite et de mœurs est bien autrement rare et précieux." ’ Il en a déjà fait sa règle de vie ; elle sera sienne jusqu'à la mort.
Dans l'immédiat, tandis que, sur les hauteurs de Paris et sous la canonnade ennemie, il tente de résister aux soldats de Blücher, un dénommé Prosper Enfantin, de son côté, fait le coup de feu à Vincennes et certains de leurs futurs amis, élèves de l'Ecole Polytechnique, défendent héroïquement la barrière de Clichy ou encore le Faubourg Saint-Antoine, où la bravoure de Saint-Amand Bazard, lui vaut la Légion d'honneur71.
Pour la première fois depuis la guerre de Cent Ans, Paris subit l'occupation étrangère, après l'humiliation d'une capitulation qui lui permet au moins d'échapper à la destruction, ‘ "aux incendies qui consumèrent Moscou, deux ans plus tôt." ’C'est ‘ "la fin du plus formidable empire que l'Europe ait connu depuis Charles-Quint [...] Pour Napoléon, le désastre est irréparable. Ce n'est pas seulement sa puissance militaire qui est frappée, mais tout son système européen ’ 72 ‘ ." ’ Napoléon et sa famille sont déchus du trône, le peuple français et l'armée déliés du serment de fidélité. La capitale voit aussitôt défiler les souverains étrangers. A une exception près - dans l'immédiat tout au moins -, celle de l'Empereur d'Autriche, François 1er, qui, après avoir suivi tous les mouvements de ses troupes, s'en était tenu éloigné, à Dijon, quand elles s'approchèrent de Paris. Peut-être ne voulait-il pas être témoin des événements qui allaient briser le trône de sa fille aînée, Marie-Louise. Quelques jours auparavant, le 29 mars, accompagnée de son fils, celle-ci avait franchi ‘ "le guichet des Tuileries, les larmes aux yeux et la mort dans l'âme ’ 73 ‘ ." ’ L'Aiglon et sa mère, emmenés à Schönbrunn, ne reverront plus jamais l'Empereur...
On ressort la cocarde blanche et le drapeau à fleurs de lys, abolis par décret pris à Lyon ; les émigrés marquent de façon ostentatoire leur retour, à l'abri d'un million de baïonnettes étrangères. Louis XVIII inaugure son règne, la France ‘ "couverte d'ennemis qu'il fallait appeler "nos chers alliés", qu'il fallait nourrir, équiper, payer et entretenir à nos dépens et à qui elle dut payer plus d'un milliard ’ 74 ‘ ." ’ Le peuple dont se réclame Arlès, bien que las après tant d'années de guerres, accepte mal les Bourbons.
Avec leur retour, la veuve du commandant Arlès ne perçoit plus sa faible retraite et, seul pour lui venir en aide, son fils, ‘ "ayant une vieille mère à soutenir et quelques petites dettes de son père à acquitter ’ 75 ‘ " ’ se doit de multiplier ses efforts laborieux. Ses aptitudes, son intelligence au travail sont rapidement reconnus. Il est nommé contremaître, avec en charge la bonne marche d'une quarantaine de métiers à tisser, et, pour les battre, une centaine d'ouvriers, hommes et femmes. En lui remettant consignes et comptabilité, son prédécesseur, un homme chevronné et son aîné de plus de vingt ans, le prévient d'emblée : ‘ "Vous aurez beaucoup à faire de surveiller ces gens, cette canaille, de n'être ni volé, ni insulté par eux." ’
A dix-sept ans, le voici brutalement confronté à l'art délicat du maniement des hommes et amené à faire appel à son sens de l'initiative, à son habileté et à toute sa diplomatie. Il prend, raconte-t-il, ‘ "une marche toute contraire à celle qu'avait tenue mon prédécesseur : je traitais mes ouvriers sévèrement, mais avec le respect que l'homme doit à l'homme. Je cherchais à gagner l'estime que l'autre avait méprisée. Je me plaçais entre le serviteur et le maître, non pour opprimer le serviteur, non pour frustrer le maître, mais pour être utile à tous deux." ’ Un mois s'avère suffisant pour que l'ambiance de l'atelier se modifie radicalement : ‘ "Le caractère de mes ouvriers changea ; voyant que je les estimais, ils cherchèrent à se rendre estimables et je n'eus bientôt plus ni vol, ni insolence à déplorer. Il ne faut pas, non plus, tomber d'un excès dans l'autre et aller fraterniser avec ses inférieurs ; au contraire, il faut, par une grande réserve, un sérieux imperturbable et une grande, grande impartialité dans la distribution des tâches, leur justifier le respect que doit inspirer tout homme qui veut en gouverner d'autres ’ 76 ‘ ." ’ Le respect de l'autre, il ne s'en départira jamais. Mais on reste quelque peu surpris de trouver, sous la plume d'un adolescent, certes, et malgré la parfaite justesse de la remarque, ce brin de condescendance à l'égard des "inférieurs" sur le sort desquels il s'attendrira pourtant sa vie durant.
A 22h30, le 23 avril 1814, Napoléon, déguisé, avait traversé Lyon à destination de l'Ile d'Elbe77. Le 1er mars de l'année suivante, il débarque à Golfe-Juan, avec son état-major, sur deux vieux gréements et, croit-il, sur le chemin de la reconquête définitive du pouvoir. Avant de rejoindre les Tuileries, il marque une brève halte entre Saône et Rhône, le 11 du même mois, s'installant à l'archevêché. A cette ville, il a constamment témoigné de l'intérêt en se souciant régulièrement du sort de son industrie soyeuse. N'est-ce pas lui, alors Premier Consul, qui, par sénatus-consulte du 11 septembre 1802, avait décidé l'annexion du Piémont à la France, avec pour but l'exportation vers Lyon de la plus grande partie de sa soie grège ? Ne voulut-il pas aussi empêcher la concurrence italienne dans ce domaine en allant jusqu'à interdire l'envoi de métiers à tisser français dans ce pays ?
Le maire de Lyon, le comte de Fargues, dans sa proclamation à l'Hôtel de Ville, partout affichée et répandue, le rappelle : ‘ "Napoléon revient dans cette cité dont il effaça les ruines, dont il releva les édifices, dont il protégea le commerce et les arts [...]. Dans ses palais comme dans les champs de bataille, toujours il veilla sur vos intérêts les plus chers. Toujours vos manufactures obtinrent des marques de sa généreuse sollicitude ’ 78 ‘ ..." ’
C'est que l'Empereur apprécie cette cité laborieuse qui participe, largement et depuis longtemps, au renom et à l'économie du pays. Il ne le dissimule pas au moment de ses adieux, le 13 mars : ‘ "Au moment de quitter votre ville pour me rendre dans ma capitale, j'éprouve le besoin de vous faire connaître les sentiments que vous m'avez inspirés. Vous avez toujours été au premier rang de mon affection. Sur le trône ou dans l'exil, vous m'avez toujours montré les mêmes sentiments ; le caractère élevé qui vous distingue spécialement vous a mérité toute mon estime. Dans des moments plus tranquilles, je reviendrai pour m'occuper de vos besoins et de la prospérité de vos manufactures et de votre ville." ’ Et c'est sur un retentissant ‘ "Lyonnais, je vous aime ’ 79 ‘ ! ", ’ qu'il conclut sa proclamation à l'adresse des habitants.
Ce même 13 mars, par une déclaration solennelle, les souverains étrangers mettent Napoléon "hors la loi de l'Europe" et leurs armées marchent de nouveau contre la France. Devant le péril, l'enthousiasme national renaît. Arlès, au souvenir des espérances et des gloires passées, le partage il abandonne son travail. Plus tard, forçant peut-être le ton pour les besoins de sa cause, il écrira, le 18 juin 1868 : ‘ "Il y a aujourd'hui 58 ans que, par haine de la branche aînée et de la prêtraille qu'elle avait ramenée, j'étais à Waterloo, ou plutôt à la retraite ’ 80 ‘ ."... ’Vraisemblablement par l'intermédiaire d'anciens amis de son père, il est nommé secrétaire de l'intendant général de l'armée, Dor. Il quitte Paris le 15 juin, en direction de la Belgique, pour rejoindre son poste. En vain. Il ne rencontre, après ce funeste Waterloo, que les restes d'une armée défaite...
Non, il n'oubliera jamais ces affreux moments de désespoir, le spectacle de ces corps mutilés, déchiquetés par la mitraille, celui de ces fuyards, dragons, hussards, blessés ou encore valides, tous mêlés sur les routes ou à travers champs et bois.
Et tout en se repliant lui aussi, sous le choc de cette débâcle, il gravera dans sa mémoire ces vers affligés intitulés 1815 - A la retraite de Waterloo, la nuit 81 :
‘Il est venu celui dont la vaillanceL'intendant général, enfin rejoint le 19 juin à Laon, lui signifie ‘ "que l'armée est dispersée ; que l'état-major a disparu ; qu'il n'existe plus aucune organisation militaire ; que, par conséquent, sa nomination est nulle de fait et que, pour la même cause, aucune fonction, quelque minime qu'elle soit, ne peut être attribuée dans une armée qui n'existe plus ’ 82 ‘ ." ’ ‘ "Après des marches fatigantes et forcées accompagnées d'émotions fortes et douloureuses", ’ ‘ en proie à une grave dysenterie, il rejoint la capitale et reste alité pendant prés d'une semaine. Sa mère le guérit ’ ‘ "avec de l'eau de riz et des lavements" ’. ‘ Des côtelettes de mouton seront la seule nourriture de sa convalescence. Le glas sonnait irrémédiablement sur cet empire qui avait couvert l'Europe entière ’. ‘ "C'était la défaite de la France [...] et son affaiblissement pour un temps qui devait toujours être trop long ’ 83 ‘ ." ’
Après cette nouvelle tentative avortée de se mettre au service de la nation et en fonction du contexte, il en est définitivement fait d'une carrière militaire qu'il avait, peut-être, envisagé d'embrasser. Tel, du moins, avait été le souhait de son père. La déception populaire est immense ; contre tout réalisme, certains en sont, encore, à espérer. Arlès est du nombre. Mais, beaucoup plus tard, une sage réflexion et le temps aidant, il écrira dans une lettre adressée, le 4 décembre 1859, au fils de son ami Charles Duveyrier, Henri, - l'un de nos grands explorateurs du Sahara, tombé dans un quasi oubli - : ‘ "Une grande personnalité est un don du ciel, lorsque l'éducation ou le milieu dans lequel on vit, la mitige et la fait tourner vers des intérêts généreux ou des actes utiles et que le succès qu'elle obtient ne la poussent pas à la folie ; ce qui arriva au grand Napoléon que Dieu avait doté de la plus grande personnalité qu'homme au monde ait jamais possédée. Si on lui eût conseillé ou demandé de s'efforcer de se sacrifier aux autres, de se faire petit tout en faisant de grandes choses, on aurait demandé, conseillé l'absurde, l'impossible et même l'immoral. Mais, si on eût pu souvent lui faire entendre un salutaire memento, la France n'eut pas été immolée deux fois et Napoléon ne serait pas allé mourir à Sainte-Hélène, suivi des malédictions des mères ’ 84 ‘ ." ’
Les Anglais, les Prussiens, les Russes et les Autrichiens occupent une nouvelle fois Paris. L'empereur François y est de retour ainsi que le tsar et le roi de Prusse. Malgré cette honteuse occupation encore supportée par la population, la vie reprend progressivement ses droits dans un pays affaibli. A l'accumulation de tant de guerres, après tant d'incertitudes du lendemain, succèdent, peu à peu, un véritable besoin de paix, un espoir renouvelé dans la venue de jours meilleurs et d'un regain de l'activité économique. Quelque peu prématurément, en 1814, la Chambre de commerce de Lyon ne s'était-elle pas félicitée qu'avec le retour des Bourbons, reviendraient la paix et son ‘ "inappréciable bienfait ’", en particulier sur ‘ "nos fabriques de soie, une des sources les plus fécondes de la fortune nationale ’ 85 ‘ ." ’
Grâce à la compréhension de son ancien employeur, Arlès peut, après quelques incertitudes, réintégrer son emploi de contremaître. Déjà remarqué pour sa vive intelligence, ses nombreuses qualités, et aussi, il faut bien le dire, grâce à une force de persuasion affirmée, il obtient, en 1816, de partir à la conquête des marchés allemands pour le compte de sa fabrique, avec, pour tout bagage, un assortiment de tissus et de châles.
Le sort en est jeté: la voie commerciale s'offre largement à lui. Il y a souvent réfléchi ; avec la nécessité de relancer la consommation intérieure, la réouverture des frontières et la reprise des échanges, le moment s'avère des plus opportuns.
Une extraordinaire ascension commence. François-Barthélemy Arlès l'ignore encore...
"Une grande personnalité est un don du ciel" !
Courrier d'Avignon, [entre 16 et 22 avril] 1789, reproduit in Figaro-Magazine du 22 avril 1989.
Acte de la mairie de Sète: Naissances : 1797 - an V. f° 54.
Ministère de la Guerre - Relevé de services - Extrait des registres matricules, également pour éléments suivants.
Copie de notes prises par ma mère Pauline Arlès-Dufour sur la vie de notre père François Arlès-Dufour (Archives familiales).
C.[ésar] L.['Habitant], Arlès-Dufour, op. cit., p. 7. "Ami d'un demi-siècle" précise-t-il. Il sera l'un des fondateurs de la Société de Secours Mutuels de la Famille, aux côtés d'Emile & d'Isaac Pereire, Fournel, Laurent, L'habitant et Arlès-Dufour. Dans le testament d'Enfantin du 8 avril l864, il figure au nombre des exécuteurs testamentaires dès après Arlès-Dufour en qualité de légataire universel et en cas d'impossibilité de celui-ci, et avant Laurent, Fournel et Guéroult. On les retrouve parmi les membres du Conseil institué par Enfantin pour la publication de ses oeuvres, avec Arthur Enfantin. César L'habitant bénéficiera de prêts accordés par Arlès-Dufour en 1871 (Archives familiales).
Ibid. p. 8.
Jean Tulard [dir.], L'Europe au temps de Napoléon, op. cit., p. 205.
Cité par Chabot M. & Charléty S., op. cit.
Arlès-Dufour, Notes homéopathiques personnelles, rédigées en mars 1830 (Archives familiales).
Cité par Chabot M. & Charléty S., op. cit.
Jean Delay, op. cit., p. 306.
Lettre d'Arlès, Lyon, 24 janvier 1823, à Pauline Dufour (Archives familiales).
Extrait du registre des actes de décès pour l'an 1811, Paris, n° 94.
Cité par Jean Hamburger, Monsieur Littré, Flammarion, 1988.
Jean Robiquet, op. cit.
Journal de jeunesse de F.B. Arlès ouvert en 1819. Ses dernières écritures sont datées de 1822 (Archives familiales).
Ibid.
Marcel Baldet, op. cit.
C.[ésar] L.['Habitant], op. cit., p. 12, et lettre d'Arlès-Dufour, 12 janvier 1860, au Prince Napoléon (Archives familiales).
Carnet manuscrit de Mme F.B. Arlès-Dufour : "A mon cher Auguste [Chabrières], dernier souvenir de son grand-père, Cannes, Villa Bruyères, 9/12/1871-22/4/1872". (Archives familiales).
C.[ésar] L.['Habitant], op. cit., p. 13.
Octave Aubry, Napoléon et son temps, op. cit., p. 104.
Jean Delay, op. cit., p. 320.
Frédéric Passy, op. cit., p. 321.
Jean Tulard, La vie quotidienne des Français sous Napoléon, op. cit.
Lettre d'Arlès-Dufour à "M. le président de l'Association patriotique, M. Gilibert", seulement datée "1832", (Archives familiales).
Sébastien Charléty, Histoire du Saint-Simonisme, op. cit., p. 29.
Jean Tulard, "Les Cosaques aux Champs-Elysées", Le Monde, dans la série "Les fins d'Empires", 12 août 1992.
Méneval, ancien secrétaire de Napoléon, cité par A. Castelot in Le fils de l'Empereur, Paris, 1960.
Mémoires de M. Grégoire Perrin habitant Nantes en Rattier (Isère), origine inconnue.
Lettre de Mme F.B. Arlès-Dufour, 8 avril 1856 à son petit-fils, Auguste Chabrières à l'occasion de son second anniversaire (Archives familiales). En 1833 encore, Arlès-Dufour portera en dépense la somme de 150 F sous l'objet "Payé à Andrich dette de mon père" (Livre particulier de F.B. Arlès, né le 15 prairial an V ou 3 juin 1797, commencé le 1er mai 1825 - Archives familiales).
Arlès-Dufour, Journal de jeunesse, cité.
Sébastien Charléty, Histoire de Lyon, op. cit., p. 257.
Arthur de Cazenove, op. cit., p. 236
Citée par A. Kleinclausz, op. cit., t. III, p. 18.
Lettre privée d'Arlès-Dufour, 18 juin 1868, au sénateur préfet du Rhône, à propos de la création de la bibliothèque populaire d'Oullins (Archives familiales). Cf. XXX - Des bruits de bottes.
Arlès-Dufour, Journal de jeunesse, cité.
C.[ésar] L.['Habitant], op. cit., p. 15.
Charles de Rémusat, "Le parti libéral", Revue des Deux Mondes, 1866/6.
Lettre d'Arlès-Dufour, 4 décembre 1859, à Henri Duveyrier (Archives familiales).
Cité par P. Cayez, Métiers Jacquard et..., op. cit., p. 96.