VII - L'ANTIDOTE A LA PAUVRETE

"Crainte du chômage, hantise de la mendicité à laquelle est acculé l'ouvrier sans travail et sans réserves, sont des traits permanents de l'histoire de la main d'oeuvre de la Fabrique lyonnaise284" ’ au XVIIIe siècle. Mais depuis l'Ancien Régime, les conditions générales du travail de la soie, l'organisation de la fabrique sont pratiquement demeurées inchangées. La crise est toujours menaçante, la misère constamment à l'affût. L'instruction reste toujours aussi précaire ; et pourtant, ‘ "elle élève l'âme, rend l'homme propre aux emplois, au commerce et le fait devenir meilleur, parce qu'il connaît mieux ses devoirs de citoyen et de père de famille285" ’ ! Pour des raisons financières, elle est hors de portée de la majorité de la jeune génération : ‘ "cette nourriture de l'âme se vend si cher que le peuple ne peut l'acheter286." ’L'ignorance touche de nombreuses couches de la population ; sur trente-deux millions de Français, vingt millions ne savent ni lire ni écrire, selon le Journal des Connaissances utiles, fidèlement reproduit dans L'Echo de la Fabrique à l'intention de ses lecteurs pour leur apprendre ‘ "le moyen simple d'apprendre à signer en deux heures287". ’ Seule une partie de la bourgeoisie libérale s'inquiète de l'importance du nombre des illettrés et, par des initiatives individuelles, tente d'y remédier. Tel sera le but de la Société d'Instruction primaire du Rhône, sur le modèle de la Société pour l'Instruction élémentaire créée à Paris, au printemps 1815, avec succès : ouverture d'un cours normal pour former des maîtres et de 1300 écoles mutuelles sur le territoire en 1820288.

Et puis, il arrive, parfois, que la providence veille et que ses bienfaits, sinon tombent du ciel, du moins parviennent de loin, de fort loin, voire des fins fonds de l'Inde ; et ce sera, auparavant, la laborieuse création de l'école de la Martinière.

‘Ici repose le Major Général Claude Martin,
Venu aux Indes simple soldat’

Telle est la simple épitaphe gravée sur le marbre d'un tombeau de la ville de Lucknow, dans la province d'Aoudh, au nord-est des Indes britanniques. Claude Martin, décédé le 13 septembre 1800, fils d'un modeste tonnelier, était né à Lyon, le 4 janvier 1735289. A seize ans, il s'était engagé volontairement dans les troupes françaises de l'Inde, pour servir sous les ordres de Dupleix d'abord, puis de Lally-Tollendal. Lorsque les Français évacuèrent la majeure partie du pays, il entra au service de la Compagnie des Indes britanniques. Il s'y distingua particulièrement et entama une brillante carrière, atteignant, à titre unique, les plus hauts grades d'officier supérieur, exclusivement réservés aux seuls sujets britanniques. ‘ "Je suis né Français, et c'est Français que je veux mourir290", ’ répondait-il à ceux qui souhaitaient son changement de nationalité. Infatigable à la tâche, d'une intelligence remarquable et ouverte, généreux, il fut à la fois architecte, ingénieur, fabricant de canons, négociant avisé, banquier, diplomate, etc. ; tout ceci, bien que doté d'une très rudimentaire instruction. Protégé et confident du nabab d'Aoudh291, il acquit, ‘ "avec honneur et réputation pour moi-même", ’ une colossale fortune ; en outre, il possédait un palais grandiose construit, selon ses plans, à Lucknow et une maison de campagne, sur les bords du Gange, ‘ "un château-fort pouvant résister, disait-on, à toutes les armées asiatiques ’". Labore et constantia était sa devise, ‘ "une noble revendication des voies suivies dans sa carrière."

Du premier jour de l'année 1800 qui devait le voir disparaître, le major général date son testament : tout un volume ! Il remercie la providence de tout le bien qu'il en a reçu pendant sa vie et déclare qu'il n'a jamais eu à coeur d'augmenter sa fortune que poussé par l'ambition de faire le bien aux autres. Il se soucie du sort de ses serviteurs afin qu'ils reçoivent les bienfaits de l'instruction et les met à l'abri du besoin par des pensions viagères. Il lègue aux villes de Calcutta, de Lucknow et de Chandernagor des sommes considérables dont les intérêts devront servir à distribuer chaque jour, à la même heure et à perpétuité, de l'argent et des vivres aux pauvres qui viendront solliciter ces secours. Il crée des maisons d'asile pour les étrangers et consacre des sommes également importantes à la délivrance des pauvres prisonniers pour dettes, ‘ "même pour petites dettes ’", dans les villes de Lyon292, de Calcutta et de Lucknow, ne songeant ‘ "qu'au travailleur honnête que l'adversité a frappé et qu'il veut relever ’ ‘ par ses dons." ’ Bien sûr, il n'oublie pas sa famille lyonnaise et lègue, à chacun de ses membres des sommes importantes, proportionnées cependant au degré de parenté.

Et surtout, dans chacune de ces trois villes, il ordonne la fondation d'écoles qui devront s'appeler La Martinière, afin que, dit-il, ‘ "quelqu'homme charitable pût, en voyant une telle inscription, s'en informer et représenter aux magistrats de faire rendre compte" ’. ‘ "Martin ayant eu à compléter seul une éducation laissée inachevée par suite de son départ pour les Indes à un âge où les études sont le plus profitables, vit quelles difficultés doit vaincre celui qui est obligé d'apprendre sans le secours des maîtres. Comprenant aussi le malheur des enfants du peuple que l'indigence de leur famille voue à l'ignorance [...], il conçoit l'idée de fonder ces écoles gratuites où les enfants pauvres recevront une éducation qui leur permettra de devenir, dans des villes commerçantes, des négociants importants, des chefs d'industries considérables".

Enfin, ‘ "comprenant qu'un jour viendrait où la femme revendiquerait ses droits à l'émancipation, et convaincu qu'un travail suffisamment rémunérateur pour la mettre en état de se suffire à elle-même pourrait seul lui procurer cette émancipation, il dispose que les filles recevront, elles aussi, une éducation gratuite293."

Dès qu'il fut appris du gouvernement anglais, un tel exemple de bienfaisance avait été spontanément salué avec reconnaissance, dans la ville natale du major Martin, par une lettre du tribun Carret, du Rhône, contenue dans le Bulletin de Lyon du 1er prairial an XI (21 mai 1803). Le 12 floréal précédent (2 mai 1803), Bonaparte, de son côté, avait ordonné ‘ "afin que sa mémoire (du major) soit honorée aux mêmes lieux où l'on bénit son enfance", ’ l'installation de l'institution place Saint-Saturnin294 ; par le même arrêté, était prescrite l'exécution, aux frais de la cité, d'une statue destinée à perpétuer le souvenir du généreux et valeureux donateur : cette statue ne devait être réalisée qu'en 1842 et mise en place, dans la cour de l'école, vingt ans plus tard ! La concrétisation du dessein du major ne fut pas aisée non plus et subit, elle aussi, un long retard.

Claude Martin avait libellé l'article 25 de son testament ainsi qu'il suit : ‘ "Je donne et lègue la somme de 200.000 roupies sicka, pour être déposée dans les fonds à intérêts les plus sûrs de la Ville de Lyon en France et régie par les Magistrats de cette Ville, sous leur protection et contrôle. ’ ‘ Cette somme mentionnée doit être placée, comme je l'ai dit, dans un fonds portant intérêt. Cet intérêt doit servir à établir une institution pour le bien public de cette Ville, et les Académiciens de Lyon doivent désigner la meilleure institution qui puisse être constamment supportée avec l'intérêt provenant de la somme susnommée [...].

"Dans le cas où la somme ci-dessus donnée de 200.000 roupies sicka ne soit pas suffisante pour un intérêt propre à supporter l'institution et acheter ou bâtir une maison, alors je donne et lègue une somme additionnelle de 50.000 roupies sicka, faisant 250.000 roupies sicka. Un de mes parents mâles, résidant à Lyon, peut-être fait administrateur et exécuteur testamentaire, joint avec quelqu'un nommé par le Magistrat, pour être régisseur de ladite institution [...]." ’ De plus, une somme de 4.000 roupies était léguée, pour être payée aux Magistrats de la Ville de Lyon pour libérer les prisonniers pour dettes. Enfin, un autre article, l'article 33, demandait le partage, entre les trois villes en question, d'une somme de 10 lackes de roupies sicka, à titre de complément éventuel, après apurement des pensions et legs. Il s'agissait, indépendamment de ce qui précède, de 2.500.000 F de l'époque !

L'état de guerre sous l'Empire, plus tard les réticences du gouvernement britannique n'activèrent pas le recouvrement des fonds. Les modalités d'organisation de l'école furent loin d'être facilitées par l'influence ultra du régime de la Restauration, celle des congrégations religieuses, enfin par la dualité de responsabilités entre la ville et l'Académie royale des Belles-Lettres, Sciences et Arts de Lyon. Selon les premières intentions exprimées, dans le cadre de sa mission testamentaire, par cette société savante aux origines remontant à 1700, il ne pouvait s'agir que d'un internat, et, selon les termes employés, d'un orphelinat, d'une maison de bienfaisance, d'un établissement de charité. Plus tard, suite à une nouvelle délibération du 10 septembre 1822, l'Académie définissait le plan de l'institution : ‘ "L'objet spécial de l'enseignement sera l'étude des arts mécaniques, soit dans leur théorie, soit dans leur pratique, et principalement de ceux qui ont des rapports avec les manufactures et fabriques lyonnaise ou avec la confection des métiers et instruments qu'elles exigent295." ’ On ne lui en demandait guère plus ; mais l'honorable compagnie n'estimait pas que son rôle dût s'arrêter à cette seule rédaction, même adoptée par le conseil municipal.

De l'exécution de ce plan, l'administration municipale, pour sa part, en revendiquait la charge. Un seul homme s'opposa avec obstination aux prétentions de l'Académie, un professeur de physique, ancien élève de l'Ecole Polytechnique, de surcroît membre depuis peu (1823) de ladite Académie : Tabareau. Pour lui, ‘ "l'industrie avait besoin d'intermédiaires entre le chef et l'ouvrier"et, dans ce but, il s'agissait de former des"sous-officiers de l'industrie296".

"Ce temps d'arrêt dura quatre ans, pendant lesquels, on entassa discours sur rapports, mémoires sur brochures.[...] Enfin, en 1826, on ne trouva plus rien de bien nouveau à se dire. La question, toujours agitée, avait été si bien embrouillée qu'elle était devenue insoluble [...]. Ce noeud gordien fut tranché par un véritable coup de théâtre accompli par le Maire de Lyon, M. de Lacroix-Laval297", ’ d'accord avec Tabareau.Dans le "portrait" qu'il fait de celui-ci, Jean-Charles Bonnet298 assure que, dans sa tâche, Tabareau recevait l'appui conjoint du docteur Prunelle et d'Arlès299, ‘ "également hostiles à une école par trop abstraite et routinière" ’. C'est par voie d'affiches que la population apprenait qu'un arrêté municipal du 10 mars 1826 créait La Martinière "provisoire"300. Faute d'un local convenable, cette nouvelle institution s'installait au palais Saint-Pierre, ‘ "afin de faire jouir immédiatement la population ouvrière d'une partie du bienfait en attendant qu'il fût possible de la faire jouir en totalité301". ’ L'inauguration eut lieu le 9 juin 1826 et deux cours furent immédiatement ouverts, l'un de mathématiques, professé par Tabareau nommé directeur de l'école, l'autre de chimie, dans le but de familiariser les élèves à l'usage de la teinture, auxiliaire indispensable de la Fabrique.

Soudain, il avait fallu faire vite ! C'est en 1826 seulement que la Ville entra en possession d'une partie de la somme à lui revenir du fait de la succession Martin302." Cette extraordinaire manne s'élevait, intérêts capitalisés compris, à 1.700.000 F, incluant la dotation des prisonniers. Fin 1830, la Martinière se trouvait à la tête de 1.771.120 F placés dans la caisse municipale à 5% ; sur ce montant, 700.000 F furent affectés à l'achat de l'ancien cloître des Augustins - nationalisé sous la Révolution et devenu caserne de gendarmerie - et 200.000 F aux travaux d'aménagement qui s'imposaient. L'application des dispositions de l'article 33 ci-dessus et de diverses autres s'étalera, pour un montant global de 531.599 F, capital et intérêts, entre ...1842 et... 1878 !

Mais le conflit entre la ville et l'Académie s'éternisait toujours, chacun étudiant de son côté l'organisation de l'école définitive. S'y ajoutèrent des discussions avec l'exécuteur testamentaire ‘ "pour les biens et affaire d'Europe", ’ Christophe Martin, neveu du major, sur l'exacte traduction des volontés du défunt, rédigées en anglais ; de ‘ "très fortes erreurs ’ ‘ " dans les comptes fournis, selon les jurisconsultes anglais, amenant le conseil municipal, dans sa séance du 13 novembre 1829, à s'interroger sur l'éventualité d'une instance, jugée, en définitive,"longue, extrêmement dispendieuse et plus qu'incertaine" ’. Cette énumération n'est pas exhaustive, tant s'en faut. La controverse fut encore alimentée, en 1831, par un sujet de prix, une médaille d'or de 500 F. offert par Baboin de la Barolière, ainsi libellé : ‘ "Déterminer la meilleure organisation à donner à l'Ecole de la Martinière, destinée aux arts et métiers303 et principalement à ceux qui sont en rapports avec les manufactures lyonnaises. Indiquer, en conséquence, la nature et le mode d'enseignement, soit des garçons, soit des filles, et les avantages et inconvénients d'appeler des jeunes filles aux études de l'institution304". ’ Enfin, la même année, est publiée, dans le numéro 125 du Bulletin des Lois, une ordonnance royale du 29 novembre ‘ "portant institution dans la Ville de Lyon de l'Ecole la Martinière" ’. Son article 1er définit son objet : assurer l'exécution de la fondation de cette école ‘ "destinée à l'enseignement gratuit des sciences et des arts, dont la connaissance et le perfectionnement peuvent ajouter à la prospérité des manufactures et des fabriques lyonnaises." ’ La presse locale s'empare, évidemment, de la nouvelle de la promulgation de l'ordonnance royale.

Un journal, nouveau, L'Echo de la Fabrique cité précédemment305, n'échappe pas à la règle dans son numéro dudimanche 18 décembre 1831. Il a pour sous-titre Journal Industriel de Lyon et du département du Rhône et pour épigraphe cette sentence de La Fontaine ‘ : "De tous les temps, les petits ont pâti des sottises des grands" ’. Il en est seulement à sa huitième livraison hebdomadaire ; la première, du 30 octobre, n'a précédé que de peu la tragique insurrection lyonnaise des 21-23 novembre. Il se proclame hautement l'organe de la classe ouvrière, de la "CASTE PROLETAIRE", écrira-il le 9 septembre 1832, ayant pour voeu "l'association universelle des travailleurs306". Son but affiché ‘ est l'"amélioration physique et morale de la classe prolétaire" ’, selon une formule quasi reprise de Saint-Simon. Ses lecteurs sont fidèlement tenus au courant de la nouvelle série d'études, naturellement entreprises par l'Académie, conformément à l'article 3 de cette ordonnance et à l'article 25 du testament. Le 3 juin 1832, L'Echo s'inquiète du fait que l'on y tende à s'écarter des vues généreuses du major, pour conclure : ‘ "Nous croyons qu'on doit, dans cette institution, mettre le fils du pauvre à même de s'élever dans le monde, s'il est né avec des dispositions naturelles pour les arts et les sciences de haute profession. Mais nous croyons aussi qu'on ne doit rien précipiter, car le legs du général Martin est le trésor du pauvre." ’ Les débats, âpres, se poursuivent, les réunions se succèdent, le 29 mai, le 5 juin au cours de laquelle le persévérant ‘ "M. Tabaraud (sic) a parlé avec autant de désintéressement et peut-être avec non moins d'éloquence que Cicéron [...]. La discussion sera continuée mardi prochain, et probablement elle se prolongera encore. Dans tous les cas, l'Académie manquerait d'un manière grave à ce qu'elle doit au public si elle fermait la discussion [...]." ’ Cet avertissement est exprimé dans un "communiqué" anonyme paru le 10 juin ; il est suivi d'une note du rédacteur étonnamment mesurée : ‘ "L'Académie, investie de pleins pouvoirs par M. le major-général Martin, devient, par ce fait, tutrice de ceux pour qui sont destinés les bienfaits de notre généreux compatriote [...]. Nous sommes persuadés que l'Académie ne demande qu'à remplir religieusement les voeux du testateur ; mais, encore une fois, elle ne doit rien précipiter. Nous nous garderons bien, nous, simples journalistes, de [nous] prononcer sur telle ou telle organisation ; mais nous disons seulement que celle qui fera le plus d'heureux sera la meilleure."

"Ne rien précipiter", écrit-on le 3 juin ; "ne rien précipiter", répète-t-on le 10, toujours dans L'Echo de la Fabrique ... Alors que depuis bientôt près de trente années on est avisé de ce legs, alors que, depuis, on ne cesse de palabrer sur le sort précis et définitif à lui réserver, alors que depuis six ans la Martinière - toujours toute transitoire - fonctionne au Palais Saint-Pierre dans des conditions précaires et que des enfants continuent à être privés de l'enseignement que cette école pourrait leur apporter ! C'en est trop pour beaucoup. Et pour un, en particulier ! Arlès, qui place l'éducation en tête des valeurs sociales. Depuis longtemps, il suit avec la plus grande attention toutes ces querelles mesquines qui sacrifient l'intérêt général ; il a attendu, patienté, espéré. Attendre, attendre encore ! Sa modeste formation scolaire, ses laborieux débuts dans la vie à l'âge de seize ans, son attrait des armes, son esprit d'entreprise, son exceptionnelle réussite, sa simplicité, cette commisération à l'égard des défavorisés, son souci de leur venir en aide, celui de l'émancipation de la femme ne constituent-ils pas autant de points communs partagés avec le major Martin ? Découvrir les traits de la personnalité du major, n'est-ce pas pour Arlès l'occasion de se reconnaître, à maints égards, aussi de s'enflammer ? A force de trépigner d'impatience, il éclate et prend à témoin cette classe à laquelle il se sent viscéralement attaché :

"Le pauvre a si peu de moyens d'éducation que c'est un crime de lèze-peuple (sic) que d'arrêter ou d'entraver l'application de ceux qui lui appartiennent. Si nous n'avons pas protesté plutôt (sic) contre les étonnans (sic307) délais qui nous privent des bienfaits du major-général Martin, c'est que sachant l'Académie de Lyon saisie, en dernier ressort, de la question, nous comptions que ses lumières et son bon sens lui feraient sentir l'inconvenance d'un retard et l'urgence d'une telle décision. Nous étions dans l'erreur : nos immortels sont de ce monde ; l'amour-propre, la jalousie, la personnalité les agitent et les égarent plus peut-être que le commun des mortels. La question est grave sans doute, mais nullement compliquée, et il faut bien du mauvais vouloir ou de l'entêtement pour embrouiller et retarder ainsi la solution. Messieurs de l'Olympe s'entêtent, s'enveniment de plus en plus, et chacun paraît bien décidé à résister à toutes les preuves de conviction. Cela durera ce que ça pourra ; n'importe, le bon peuple est si patient ! trop heureux qu'il est que des savans veuillent bien embrouiller ses pauvres affaires ! d'ailleurs qu'ont-ils besoin de se presser, messieurs de l'académie ? La Martinière n'est pas pour les enfans ou pour les enfans de leurs proches [...]. Si les débats et les entraves de l'académie étaient le résultat d'une profonde conviction, nous en parlerions avec plus de calme ; mais des notes ou articles anonymes, tous dans le même sens et le même style, communiqués à plusieurs journaux, et au nôtre en particulier, prouvent que quelques-uns de ces messieurs sont sous l'influence du compérage ou plutôt du commérage. Et ce qui nous fortifie dans cette opinion, c'est l'acharnement que, dans ces articles, on a mis à jeter du doute sur le caractère et les intentions du directeur de la Martinière308 : caractère et intentions qui, selon ce que nous connaissons du ’ ‘ directeur, sont au-dessus des attaques ouvertes ou cachées de tous les académies du monde309 [...]."

C'est ainsi, dans cet organe des prolétaires, L'Echo de la Fabrique du 15 juillet 1832, qu'Arlès, lui-même, ne craint pas d'intervenir ; ce n'est d'ailleurs pas la première fois que les colonnes de ce journal lui sont ouvertes. Après celles de l'Etat et de la municipalité, il fustige les tergiversations de l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon, investie des pleins pouvoirs par le généreux donateur. Et de chercher, en s'appuyant sur le ‘ "rapport remarquable fait au nom du comité de rédaction composé de MM. Devillas, Grand-Perret et Tabareau" ’, à éclairer l'opinion publique ‘ "sur les débats qui suspendent l'application des bienfaits du major général Martin" ’ ; ils tournent toujours sur la question de savoir si l'école sera un pensionnat ou un externat. Pour l'auteur du rapport comme pour le rédacteur de l'article, seule cette dernière formule doit prévaloir l'autre entraînerait des dépenses élevées réduisant à un petit nombre les futurs élèves pour qui ‘ "l'éducation deviendrait ainsi un privilège en opposition avec nos nouvelles moeurs sociales310."

Du rapport de Tabareau, Arlès retient, entre autres, cet extrait pour le faire sien : ‘ "Il est réservé à l'institution la Martinière de faire connaître avec quelle simplicité de moyens on pourrait rendre les hommes plus adroits et plus industrieux ; et un jour viendra peut-être où tous les systèmes d'éducation adopteront cet enseignement technique élémentaire qui n'exigera que peu de temps et de dépenses. Les jeunes gens qui, jusqu'à présent, n'ont cherché qu'à acquérir des talents d'agrémens, auraient aussi des talens d'utilité industrielle dont les heureuses conséquences seraient de faire concourir au perfectionnement de l'industrie les hautes intelligences dont le développement est le fruit des éducations les plus distinguées, d'ennoblir les professions que les préjugés de quelques classes de la société repoussent [...]. La classe ouvrière ne doit plus rester étrangère aux premiers éléments des hautes sciences. Il est un ordre de connaissances qui doit faire le passage de la pratique des arts aux théories qui les éclairent : c'est la terre commune, rendez-vous de tous les hommes utiles, où les savants et les plus simples ouvriers doivent se rencontrer, s'entendre et favoriser mutuellement leurs travaux."

Et, dans l'impossibilité de citer ‘ "tous les passages remarquables de ce rapport" ’, le chroniqueur occasionnel de l'hebdomadaire termine ‘ "par quelques réflexions que M. Tabareau a bien pu ’ ‘ faire, mais qu'il n'a pas dû exprimer" ’ : ‘ "Si la Martinière était pensionnat, le but du major-général Martin serait certainement manqué, car les enfans d'ouvriers en seraient en partie écartés ; l'intrigue obtiendrait les bourses. Le fils du portier d'un préfet, d'un maire, d'un académicien, ou bien le fils d'un parent éloigné de ces MM., ou de quelques puissans du jour, auraient toujours l'avantage. L'intrigue ferait tout ; et l'homme qui travaille du matin au soir pour gagner sa vie n'a ni le temps, ni la souplesse, ni les allures qu'il faut pour intriguer avec succès. L'expérience est là pour appuyer cette opinion [...]. Donner l'instruction et l'éducation professionnelle au plus d'enfans possible, et le mieux possible ; voilà la question. Comment son examen peut-il mener au pensionnat ’ ‘ ?"Et d'inviter les académiciens ‘ "rédacteurs de notes secrètes ou anonymes à nous répondre, nos colonnes leur seront ouvertes" ’ avant de conclure : ‘ "car la cause est celle du pauvre, elle ne saurait être trop éclairée."

Voilà de quoi ne pas se faire que des amis dans la cité et comment Arlès manifeste toute sa virulence pour la mettre au service d'une cause sacrée pour lui, celle des ouvriers. Evidemment, les académiciens se gardent bien de saisir l'opportunité qui leur est offerte. Mais, bien vite, à nouveau sous la plume d'Arlès, L'Echo de la Fabrique du 29 juillet 1832 répercute l'information : l'Académie de Lyon, dans sa séance du 25, a décidé "enfin" que l'école de la Martinière sera un externat ! Tabareau, avec ‘ "toute [sa] logique serrée d'un mathématicien", ’ a été soutenu par Prunelle qui a ‘ "contribué au triomphe de l'externat." ’ Sur 46 votants, il y eut 16 voix pour, et 46 voix contre le pensionnat. Ainsi triomphe la cause ‘ "qui doit être certainement de donner l'instruction et l'éducation professionnelles au plus d'enfants possible et le mieux possible". ’ Après des félicitations aux ‘ "MM. de l'Académie de s'être rendus à l'évidence", ’ un espoir : ‘ "Que l'établissement de l'école ne rencontrera plus d'entraves, et que le peuple pourra bientôt jouir des bienfaits du major-général Martin311." ’ Dans le numéro du 26 août, un certain "L.M.", en écrivant : ‘ "... la ville a fait ce qu'elle n'avait pas le droit de faire ; l'Académie s'est occupée de ce qui ne la regardait pas" ’, ouvre une nouvelle polémique ; elle restera heureusement sans lendemain. L'Académie rendait public son plan d'organisation de l'école qui devait être entériné par le conseil municipal, dans sa séance du 20 septembre 1832. Une ordonnance de Louis-Philippe, signée par Thiers, ministre du Commerce et des Travaux publics, le 1er octobre de l'année suivante (!), approuvait définitivement ce règlement. Il n'était que temps : les locaux de l'ancien cloître des Augustins avaient été remis par la ville à l'administration de l'école depuis le 2 janvier 1833 et les aménagements nécessaires entrepris aussitôt. L'ouverture des cours de la Martinière, la Martinière "définitive", est enfin annoncée pour le 2 décembre 1833312 : cours de chimie, appliquée aux arts et spécialement à la teinture (professeur M. Camille Rey), cours de dessin, appliqué aux arts mécaniques (professeur M. Dupasquier), cours de mathématiques élémentaires, de mécanique et de physique industrielles (professeurs MM. Tabareau et Leymerie), enfin cours de grammaire et d'écriture (professeur : non précisé). En fait, ces cours ne débuteront que le lendemain, le jour précédemment fixé étant celui réservé à l'inauguration solennelle des nouveaux locaux ; la manifestation est présidée par le docteur Prunelle, maire de Lyon. En tant que président-né de la commission administrative, organe exécutif de l'école, Prunelle prononce un fort long discours qu'il termine par cette objurgation emphatique : ‘ "C'est à vous, élèves de la Martinière, qu'il appartient de faire de Lyon une autre ville éternelle313"... ’ Une nombreuse assistance l'entoure, composée des diverses autorités civiles et militaires de la ville et du département, de notables et des élèves accompagnés de leurs familles. Au titre de la commission, Christophe Martin, son vice-président, exécuteur testamentaire, et ses sept membres réglementaires se tiennent aux côtés du maire ; ce sont MM. Eynard, Gensoul, Bonnet, Michel, Devillas, Montmartin et Ascher. François Barthélemy Arlès savoure discrètement le résultat positif de son intervention journalistique qui, entre autres actions, a peut-être permis de parvenir à cette heureuse issue. Il ne peut qu'applaudir à cet ‘ "événement majeur de la vie économique lyonnaise314" ’ et se réjouir de cette première création lyonnaise d'enseignement professionnel. Son intérêt ne cessera pas pour autant ; avec constance, il va suivre, pas à pas, dans son évolution, ‘ ce ’ ‘ "centre des études techniques315, malgré sa lourde charge de secrétaire général de la Société d'Instruction élémentaire du Rhône316.

D'après un discours prononcé, le 8 août 1873 dans la salle de l'Alcazar à Lyon, par son président, M. Valantin, conseiller à la Cour d'Appel, la Société d'Instruction primaire du Rhône aurait débuté en 1825317. Un legs (que nous verrons plus loin), par testament du 20 février 1824, fait remonter son antériorité au moins à cette dernière date. Selon les statuts à venir, elle apparaît avoir été connue moins officieusement à partir du 1er octobre 1828, jour d'ouverture des souscriptions, mais n'avoir reçu d'existence légale que l'année suivante. Dans ce but, le 13 mars 1829, le docteur Jean-François Terme318, son futur premier président, et Reyre, un fabricant de soieries319, ‘ "organes des membres de cette Société ’", co-signent la lettre qu'ils adressent au Comte de Brosses, préfet, pour soumettre à son examen les statuts de cette oeuvre nouvelle ; cette formalité ayant été omise en temps utile. Il s'agit, selon cette lettre, d'une ‘ "entreprise qui a pour objet le bien public", ’ d'une ‘ "association qui n'a que d'autre but de répandre l'instruction parmi le peuple et d'améliorer ainsi sa situation physique et morale." ’ Les statuts sont transmis par le préfet le 21 du même mois au ministre de l'Instruction publique. ‘ "L'administration ne peut voir qu'avec un grand intérêt une oeuvre aussi utile", ’ est-il espéré ; quelques modifications mineures sont requises (assujettissement à autorisation pour les écoles à établir, soumission à la surveillance et à l'autorité de l'administration de l'Université et des Comités cantonaux) afin que ‘ "cette intéressante fondation ne puisse en aucun temps dégénérer en obstacle aux vues de l'administration et de l'université pour l'instruction primaire." ’ Ces modifications sont entérinées par le Conseil royal et une ordonnance royale, rendue, au Château des Tuileries, le 15 avril 1829, approuve la création de la ‘ "Société formée à Lyon pour l'encouragement de l'instruction, première dans cette ville et dans le département du Rhône".

L'article premier des statuts précise le but de la Société : ‘ "assurer à Lyon l'établissement d'une ou plusieurs écoles gratuites d'enseignement mutuel par la méthode lancastérienne320, avec toutes les améliorations dont elle est susceptible, et encourager l'établissement d'écoles du même genre, gratuites ou non gratuites, tant à Lyon que dans le département du Rhône." ’ Les articles suivants définissent les conditions de fonctionnement et d'organisation de l'enseignement, ainsi que les structures de la Société. Les écoles de garçons seront dirigées par des instituteurs, celles de filles par des maîtresses‘ . "On enseignera aux enfants : 1/ les principes religieux dont le ’ ‘ développement est réservé aux écoles secondaires et aux ministres du culte ; 2/ la lecture, l'écriture, le calcul et le dessin linéaire. On enseignera, en outre, aux filles les ouvrages de couture et autres, convenables à leur sexe." ’ Le conseil d'administration sera composé de quarante membres, pris parmi les actionnaires, élus à la majorité relative en assemblée générale. Il nommera son bureau composé d'un président, d'un vice-président, de deux censeurs, d'un trésorier, d'un secrétaire général, d'un secrétaire adjoint. Divers comités, "de fonds", "d'instruction", "d'économies et de dépenses", "d'inspection", nommés pareillement, complètent le dispositif. L'article 3 stipule que ‘ "la Société sera composée d'un nombre indéfini d'actionnaires qui, cependant, ne pourra être moindre de deux cents." ’ En toute sérénité, cette clause restrictive est introduite par les fondateurs lors de l'élaboration des statuts, postérieure à l'annonce de leur initiative. Elle a déjà obtenu un franc succès. Les souscriptions affluent. Leur montant, important, en atteste ; il s'élève à la somme de 141.000 F, réunie auprès de porteurs d'actions, chacune de 125 F.

La liste des souscripteurs, également annoncée dans la lettre du préfet du 21 mars 1829321, n'est malheureusement pas parvenue jusqu'à nous. Nous en savons seulement qu'elle ‘ "présente en grand nombre des noms considérés et offre les moyens de composer une agence active et habile."

Le nom de François Arlès y figure, sans nul doute en sa seule qualité, pour le moment - bien enviable toutefois - de "commissionnaire en soierie". C'est avec l'enthousiasme et la spontanéité que l'on devine que l'ancien enfant de troupe, instruit par un maître improvisé, a adhéré à la Société ; certainement parmi les premiers ! Sa réputation, sa compétence, son dévouement semblent déjà établis. En effet, le voici nommé secrétaire général du bureau, c'est à dire, avec le président Terme, le membre le plus agissant de la Société dont le siège est installé 44 rue Ferrandière322. Ce titre est le premier de ceux d'une longue série qu'il nous reste à découvrir. Arlès y demeurera attaché toute sa vie, non sans jamais avoir cessé d'accorder à cette fonction sa pleine énergie. En maintes occasions, il en excipera : ainsi en fut-il fait, le 22 juin 1853, sur l'acte de mariage de sa fille, Adélaïde ; de même, le 23 février 1865, dans une vigoureuse lettre adressée à Béhic, successeur de Rouher à la tête du ministère de l'Agriculture, du Commerce et des Travaux publics323. Et, dans une lettre personnellement adressée à l'Impératrice Eugénie, le samedi 9 mai 1868, il fera suivre sa signature de la formule suivante ‘ : "l'un des fondateurs, en 1828, de la Société d'instruction primaire, gratuite du Rhône, qui compte aujourd'hui plus de 9.000 enfants des deux sexes324". ’ Assurément, ce n'était pas sotte vanité de sa part, non pas qu'il l'ait considéré comme prestigieux, mais simplement heureux qu'il était du rôle essentiel accompli dans le cadre des objectifs premiers et constants. Fier également des initiatives et des résultats de la Société ; tout n'avait-il pas été à construire, à l'époque, et, ceci fait, à perpétuer et à amplifier ?

Trois ans après sa création, la Société a déjà fondé huit écoles, ‘ "chacune dans un quartier populeux ; elle a choisi des emplacements vastes et bien aérés, car la santé des enfants n'est pas moins importante que les progrès de leur intelligence. Pour cultiver celle-ci, elle a cherché les maîtres les plus capables, elle en forme de nouveaux." ’ Si la Société, dans cet "Avis aux pères de familles", paru dans le numéro 29 du 13 mai 1832 de L'Echo de la Fabrique, ‘ "ne comprend pas que l'enseignement primaire ne soit pas à la portée de tous les citoyens" ’, elle regrette que, jusqu'à présent, ses écoles n'aient pu être gratuites : ‘ "la modicité première de ses ressources et les obstacles sans nombre que des circonstances extérieures lui ont suscités, l'ont empêchée de réaliser complètement ses intentions" ’. Au passage, à l'évocation de ces obstacles, ayons une pensée reconnaissante pour son zélé secrétaire général...

Et la Société a "le bonheur" d'annoncer que ce but, qu'elle s'est toujours proposé, sera atteint dans le courant de l'année. Et cette gratuité est d'ores et déjà accordée aux deux nouvelles écoles, aux portes ouvertes, depuis le 1er du mois, au 4 rue Jarente et au faubourg Serin : ‘ "les parents n'auront rien à payer au maître ni pour l'enseignement, ni pour les fournitures d'ardoises, papiers, etc., qui sont toutes faites aux frais de la société." ’ D'autres établissements suivront ‘ "à des époques qui ne sauraient manquer d'être rapprochées" ’ ; des affiches l'annonceront et des "bulletins" seront distribués aux habitants des quartiers concernés. Partout, toutes dispositions sont prises pour que les enfants puissent prendre, sous surveillance de leurs maîtres, dans une pièce réservée à cet effet, le repas qu'ils auront amené. Ainsi seront évitées ces allées et venues ‘ "qui sont, outre la perte du temps et les dangers des rues, toujours nuisibles aux élèves, en les exposant à faire la connaissance d'enfans oisifs et vicieux" ’. A cinq heures, à la fin de la classe, commencée le matin à huit heures et demie, ces mêmes enfants seront reconduits chez eux par les moniteurs du quartier, moyennant une rétribution d'un franc, rendue nécessaire par l'aggravation des charges de surveillance ; mais il est bien entendu que l'avantage est purement facultatif afin de ne pas obérer les maigres budgets.

Toujours dans cet "Avis aux familles", l'active collaboration des parents est fortement sollicitée. Il convient qu'ils parachèvent l'instruction et les principes moraux inculqués à leurs enfants en surveillant leur conduite, ‘ en "exigeant impérieusement qu'ils fréquentent avec assiduité les écoles, car les leçons interrompues sont tout à fait infructueuses ; qu'ils s'y présentent fort propres, condition aussi indispensable à leur santéqu'à la tenue des classes ; enfin, en leur donnant eux-mêmes l'exemple du travail, de la raison et des bonnes moeurs. C'est ainsi que leurs enfans seront non seulement instruits, mais laborieux et sages, et qu'ils deviendront le soutien et la joie de leur vieillesse." ’ Et de conclure par cette péroraison : ‘ "Envoyez-donc vos enfans à l'école, et bientôt vous jouirez comme nous de leurs progrès, vous les verrez grandir en prenant des habitudes d'ordre et de moralité, et votre affectation, vos conseils venant se joindre aux connaissances qu'ils recevront, nous en ferons ensemble de bons fils, et des citoyens éclairés et vertueux325."

En 1832 encore, la Société, ‘ "toujours empressée de répandre l'instruction si négligée par notre population industrielle", ’ envisage d'organiser gratuitement, à l'intention des adultes, et dans six de ses écoles, des cours du soir de lecture, d'écriture et de calcul. Elle s'adresse au préfet pour l'aviser de son projet qui, lui écrit-elle, ‘ "nous semble propre à éclairer le peuple et à le soustraire à l'action des hommes qui spéculent sur son ignorance326".

Nous ne savons pas si le "secours" sollicité pour un montant de six mille francs, mille pour chaque école d'adultes, lui est malgré tout accordé. Par contre, le Conseil général, dans sa seconde session de la même année, après avoir constaté que l'enseignement primaire est dans un état de faiblesse déplorable, notamment dans un grand nombre de communes rurales, soutient cette action en soulignant les ‘ "grands services rendus au département327".

A compter du 2 janvier 1833, un nouvel élan est donné avec l'approbation du recteur de l'Académie ; c'est Le Journal du Commerce du 11 même mois qui le fait connaître en reproduisant un avis de la Société d'instruction élémentaire : quatre cours gratuits pour adultes (lecture, écriture, arithmétique) ont lieu chaque soir de 7 à 9 heures ; indépendamment des écoles entièrement gratuites pour les enfants, ‘ "fondées depuis longtemps" ’ et au nombre de neuf, l'école "à prime" du numéro 11 de la montée des Carmélites devient gratuite à son tour. Par la même occasion, nous apprenons, par l'annonce de son transfert au 2 de la place de la Boucherie des Tanneurs, l'existence d'un cours normal primaire pour les instituteurs et aussi pour les institutrices.

En 1838, malgré la loi Guizot de 1833 surtout héritière des initiatives privées antérieures, l'enseignement primaire végète toujours ; les "écoles de charité", dépendantes de l'initiative individuelle, et les écoles congréganistes sont toujours les seules à se partager son modeste développement. Encore convient-il qu'elles soient traitées sur le même pied d'égalité ! Le maire de Lyon, Christophe Martin, neveu du fameux major-général, propose à son conseil municipal d'affecter à cette catégorie d'enseignement une somme de 79.000 F, ainsi répartie : 56.000 aux écoles des Frères, 23.000 à la Société d'Instruction primaire. Le président Terme, ancien adjoint à la mairie de Prunelle, s'insurge auprès de chacun328 contre la disparité de ces allocations, souhaitant "à notre tour, n'être pas trop défavorablement traités."

L'effectif croissant des élèves nécessite, bien sûr, des soutiens financiers. Fort heureusement, outre le versement des cotisations annuelles, de généreux Lyonnais viennent alimenter la caisse de la Société d'Instruction primaire par des legs. Les Archives municipales de Lyon conservent la trace de quelques-unes de ces donations329 :

  • Legs de 2.500 F, par testament du 20 février 1824, d'Antoine Teulié 13 rue du Garet à Lyon, décédé le 24 septembre à Lyon. Ce legs est accepté par le conseil municipal du 27 février 1834 et par ordonnance royale de Louis Philippe du 29 août 1835.
  • Legs de 6.000 F, par testament du 1er janvier 1836, de François Vaginay 12 place des Carmes à Lyon, accepté par ordonnance royale du 10 juillet 1837. Terme est toujours président de la société.
  • Legs de 1.000 F, par testament du 12 janvier 1846 de Numa Nestier.

Le conseil d'administration de la Société pour l'instruction primaire du Rhône, se réunit le 29 novembre 1849, pour prendre connaissance de la partie du testament transmis par le maire - dans laquelle ce dernier legs est mentionné. Il est accepté, ‘ "purement et simplement", "considérant qu'aucune condition onéreuse n'est imposée à la Société et que cet acte de Bienfaisance accroîtra les ressources dont elle dispose pour l'instruction et l'éducation gratuite des enfants." ’ L'extrait des délibérations relatif est signé, à la fois, par Arquillière, vice-président de la Société330, et par Arlès, son secrétaire général. Est-ce à dire que, indépendamment de multiples autres obligations en des domaines différents, le secrétaire général du bureau cumule ses fonctions et celles de secrétaire général du conseil d'administration ? A cette époque du moins apparemment, car il s'agit, au sein de cet organisme, de deux entités différentes. Quoiqu'il en soit, ce legs sera accepté, à son tour, par le conseil municipal du 15 février 1850.

L'appui financier de la Loge maçonnique lyonnaise du Parfait Silence, constituée le 5 décembre 1762, ne fut pas non plus mesuré à la Société d'instruction primaire ; cette loge contribua d'abord à sa création, dans le cadre de son action charitable331. En avril 1830, elle décidait l'attribution de prix de 100 F ‘ "pour encourager les élèves laborieux de la nouvelle institution ; ces prix furent remis jusqu'en 1835332". ’ Le 24 octobre 1833, elle sera la première à Lyon à délivrer des livrets de caisse d'épargne à titre d'encouragement aux élèves de l'instruction primaire, servant ainsi d'exemple à l'autorité lyonnaise333. Quelques semaines auparavant, le dimanche 30 septembre 1833, ses représentants assistent à la distribution des prix de la Société, dans la vaste cour de la Martinière, à l'approche de l'inauguration officielle de cette école. Ils se partagent la "modeste tribune", aux côtés du président, M. Terme, et des dirigeants de la Société, du préfet et du recteur d'Académie : ils ont ‘ "fondé un prix annuel pour les enfants et une médaille d'or pour le professeur le plus distingué334."

L'affluence est importante. ‘ "Point de dames à chapeaux ornés de plumes et de fleurs, mais beaucoup de mères simples dans leur mise, les paupières mouillées de larmes de bonheur, en ’ ‘ voyant couronner et en couronnant elles-mêmes leurs enfants" ’, au nombre de huit cents ; également, ‘ "trois cents braves ouvriers de toutes les professions et de tout âge, assis sur les bancs des élèves à cette distribution, comme ils sont assis chaque soir sur les mêmes bancs dans les écoles, et attendant en silence les médailles promises à ceux qui s'étaient distingués par leur aptitude et leurs progrès." ’ En tout, deux mille spectateurs ‘ "entourant ce bataillon sacré d'élèves grands et petits, qui appartenaient tous à la classe ouvrière et laborieuse de notre cité ; voilà ce qui nous a touchés."

Parmi les représentants de la Société, Arlès, apparemment à Lyon, est là, sans nul doute, tout aussi ému et enthousiaste que le narrateur de cette solennité ; et comme lui, affligé de ‘ "l'absence inexplicable de l'autorité municipale335". ’ Cette absence avait déjà été vivement ressentie le jeudi précédent ‘ "pour la partie la plus avancée des élèves de ses écoles ’ ‘ ". Il s'agissait d'une nouveauté qui avait attiré une"foule immense" ’ dans la vaste salle de l'Hôtel-de-Ville, ayant permis d'introduire le public ‘ "dans le sanctuaire de ses écoles, en le faisant assister à tous les exercices de la journée." ’ Là encore, on reprochait la carence municipale, ‘ "la maladresse insigne de nos municipaux" ’. ‘ "C'est au maire, rappelle l'hebdomadaire dominical, qu'appartiennent les belles fonctions de protéger le commerce, l'industrie, d'assurer la liberté de l'enseignement, de faciliter l'instruction du peuple, etc., etc.." ’ Et chacun de se demander ‘ "comment celui qui a pu consacrer six mois hors de sa mairie à signer des ordonnances aux malades de Vichy, n'a pu sacrifier deux heures pour s'assurer de l'état de l'instruction des enfans du peuple336." ’ Et tandis que s'organise une nouvelle rentrée des classes, fixée au mardi 5 novembre337, Arlès ne devait pas être le dernier à regretter cette absence, d'autant que le maire n'était autre que son ami, le docteur Prunelle.

Notes
284.

Maurice Garden, op. cit., p. 230.

285.

L'Echo de la Fabrique, 11 mars 1832.

286.

Trélat, "De l'éducation et de l'instruction", L'Echo de la Fabrique, 10 mars 1833. Selon Vapereau, op. cit. : "Prénommé Ulysse, ce médecin, partisan du libéralisme le plus avancé, se jeta bientôt dans les sociétés secrètes les plus actives de la Restauration et resta un des chefs de l'opposition démocratique après la révolution de 1830. Père d'Emile Trelat, architecte, professeur au Conservatoire des arts et métiers, fondateur en 1865 de l'Ecole spéciale d'architecture reconnue, le 11 juin 1870, établissement d'utilité publique." (Cf. XXXI - Aux portes de la nuit).

287.

L'Echo de la Fabrique, n° 37 du 8 juillet 1832.

288.

Gaston Mialaret & Jean Vial [dir.], op. cit., p. 256.

289.

Octave Sachot, "Le Major Général Martin", Revue du Lyonnais, 1871, t. 1, et T[hibule]. Lang, op. cit., pp. 20 et s.

290.

T. Lang, op. cit., note 2, p. 34.

291.

Jean-Pierre Gutton, op. cit., p. 310.

292.

L'une des premières libérations de ces prisonniers, sinon la première, eut lieu le 30 septembre 1828, jour anniversaire de la mort du major Martin, par les soins même du maire (Journal du Commerce, 3 octobre 1828).

293.

Octave Sachot précise, dans son article rédigé en 1871 (art. cit. supra), qu'il croit savoir que "bientôt la volonté du testateur recevra sa pleine exécution". La Martinière des Filles ne sera inaugurée, par le Président de la République, Fallières, et le Président du Conseil, Clémenceau, que le 19 mai 1907...

294.

Devenue place Meissonnier en 1891.

295.

Conseil municipal de Lyon, P.V. des séances (Vol. 6 1823 / 1826) : séance du 19 décembre 1826.

296.

T. Lang, op. cit., p. 44.

297.

Discours prononcé par M. Gourdon, professeur de l'école, lors d'une réunion d'anciens élèves en 1909 (T. Lang, op. cit., pp. 43-45).

298.

Jean-Charles Bonnet, "Tabareau", in Jean-Pierre Gutton [dir.], Les Lyonnais dans l'histoire, op. cit., p. 378.

299.

Si nous n'ignorons pas la qualité des relations unissant les deux hommes, Arlès et Prunelle, leur origine n'a pu être déterminée avec exactitude. Prunelle, médecin, s'installa à Lyon en 1819 après avoir été destitué par la Seconde Restauration de sa chaire d'histoire de la médecine de la faculté de Montpellier. A la tête de l'opposition aux Bourbons, il devient le maire de Lyon en août 1830 (Ibid., p. 352).

300.

La nouvelle administration municipale, nommée par le roi, avait été installée le 31 janvier 1826. Autour du maire Lacroix-Laval, 7 adjoints dont Victor de Verna, Etienne Evesque, Thomas Dugas et parmi les membres Mottet de Gerando.

301.

Conseil municipal de Lyon, P.V. des séances (Vol. 6 1823/1826) : séance du 19 décembre 1826, rapport de Mottet de Gerando.

302.

Selon T. Lang, op. cit., p. 38. Pour mémoire, cf. Compte rendu des séances du Conseil municipal, séance du 5 mai 1824, faisant état du recouvrement de 3 premiers envois de fonds, en mars et avril, d'un total de 561.762 F dont "6 lettres de change sur MM. Rothschild."

303.

Rappelons que parmi ses élèves, La Martinière peut s'enorgueillir d'avoir notamment compté les frères Lumière.

304.

Almanach historique et politique de la ville de Lyon et du département du Rhône pour l'année bissextile 1832, Rusand, Lyon, 1832.

305.

Chapitre VI - La découverte de l'Angleterre.

306.

L'Echo de la Fabrique, 9 septembre 1832. Aux côtés de Jules Favre comme cela a déjà été précisé (VI - La découverte de l'Angleterre), son frère Léon, publiera également un certain nombre d'articles dans L'Echo de la Fabrique.

307.

On relèvera pareillement : enfans, savans, agémens, puissans, talens.

308.

Pour mémoire : Tabareau.

309.

"Ecole de la Martinière", L'Echo de la Fabrique, 15 juillet 1832. Article anonyme, mais dont on connaîtra ultérieurement l'auteur, à savoir "Arlès-Dufour", dans la table des matières annuelle sous la rubrique "Industrie - Polémique".

310.

Citation du rapport de Tabareau.

311.

L'Echo de la Fabrique, 29 juillet 1832, article paru anonymement mais "d'Arlès-Dufour". Même remarque qu'en note supra.

312.

L'Echo de la Fabrique, 24 novembre 1833. En fait, les cours ne débutèrent que le 3, la journée précédente étant réservée à l'inauguration (T. Lang, op. cit., p. 51).

313.

Justin Godart, Travailleurs..., op. cit., p. 324.

314.

Pierre Cayez, Métiers Jacquard..., p. 249.

315.

Discours du préfet Gasparin, « distribution des prix aux élèves de l’école de Saint-Pierre et de l’institution de la Martinière » du 4 septembre 1832 », Echo de la Fabrique du 9 même mois.

316.

Cette Société s'est longtemps dénommée "d'instruction élémentaire du Rhône" pour devenir, aux environs de 1849 "d'instruction primaire du Rhône". Mais, d'une manière générale, ces deux adjectifs sont indistinctement employés.

317.

AML 176 WP 50, Instruction publique : Sté d'Instruction Elémentaire du Rhône 1829-1880. Pour information, ce dossier fait partie de l'ex-dossier R 1 et comprend des éléments concernant le Lycée Ampère 1878-1913.

318.

Terme sera le 1er adjoint du maire Prunelle en 1830/31, député du Rhône, maire de Lyon de 1840 à sa mort en 1847, président de l'administration des Hospices.

319.

Reyre sera maire de la commune de la Guillotière de 1830 à 1832, adjoint à la mairie de Lyon de 1840 à 1848, conseiller général du Rhône, etc.

320.

Cette pédagogie nouvelle, dite "lancastérienne" ou "mutuelle", a été conçue en Angleterre pour scolariser rapidement les enfants de la classe ouvrière au moment de la révolution industrielle. Elle permet d'instruire rapidement un maximum d'élèves avec des moyens réduits, un seul maître aidé par les élèves les plus avancés. Selon L'Echo de la Fabrique du 27 janvier 1833, p. 54, note 1, qui parle de méthode lancastrienne, "l'enseignement mutuel fut importé à Lyon en 1818, par M. Bailleul, et toléré plutôt que protégé par le pouvoir, et dès lors en butte aux attaques des hommes du clergé et de leurs souteneurs monarchiques."

321.

Lettre du 21 mars 1829 du préfet adressée au ministre de l'Instruction publique (AML 176 WP 50, cité supra).

322.

Lettre de la Société du 8 mai 1829 (AML 176 WP 50, cité). Adresse toujours identique en 1871 selon compte-rendu de l'assemblée générale du 1er juillet.

323.

Lettre d'Arlès-Dufour, 23 février 1865, à Béhic, ministre du Commerce (Archives familiales).

324.

lettre d'Arlès-Dufour à l'Impératrice du 9 mai 1863 (Archives familiales). Par cette lettre, Arlès nous confirme, lui-même, l'année 1828 comme celle de la fondation de la Société d'instruction primaire du Rhône.

325.

"Enseignement mutuel - Société d'instruction élémentaire du Rhône - Avis aux pères de famille." (L'Echo de la Fabrique, n° 29, 13 mai 1832). Cet avis a été imprimé par la Société "à un très grand nombre d'exemplaires et qu'elle a fait répandre dans le public".

326.

Lettre du 7 mai 1832 du Président Terme au préfet (AML 176 WP 50, cité).

327.

Laurent Bonnevay, op. cit.

328.

Lettre du 14 novembre 1838 au maire et aux membres du conseil municipal (AML 176 WP 50, cité).

329.

AML 176 WP 50, cité.

330.

Arquillère fabricant de soieries et président du Conseil des Prud'hommes 1843-1844 (A. Hodieu, op. cit., p. 55).

331.

Georges Brémond, "La Loge du Parfait Silence", Rive Gauche, Septembre 1975, n° 54 & 55.

332.

Ephémérides des loges maçonniques de Lyon, Lyon, Vacheron-Rougier, 1875.

333.

Ibid.

334.

L'Echo de la Fabrique, 6 octobre 1833, n° 40.

335.

Ibid.

336.

Ibid.

337.

L'Echo de la Fabrique, 10 novembre 1833 - Sous le titre "Rentrée des classes - Sté pour l'instruction élémentaire du Rhône", et après un nota rappelant aux ouvriers adultes les leçons gratuites données dans cinq écoles : "Le but de notre feuille n'est point uniquement de protéger les intérêts matériels de la classe ouvrière ; en effet, il ne nous suffit pas de signaler l'avidité de ceux qui exploitent son industrie ; il est également de notre devoir de procurer à l'ouvrier les moyens de reconnaître la tromperie et de l'éviter. Aussi ne laisserons-nous pas échapper cette occasion, sans engager les ouvriers de toute profession à consacrer leurs heures de loisir aux leçons données chaque soir, dans les Ecoles d'adultes, et sans inviter les pères et mères de famille à conduire leurs enfans dans les Ecoles du jour. C'est là que les premiers puiseront les connaissances de lecture, d'écriture et de calcul, nécessaires pour vérifier leurs comptes, et s'assurer du produit de leur travail et que les derniers, poussés par des méthodes faciles et expéditives, soulageront sans peu de temps leurs parens par le travail, en même temps qu'ils pourront, par l'instruction, les garantir des fraudes nombreuses dont leur ignorance les rend victimes."