X - AU SERVICE PERMANENT DE LA CITE

"Le commerce et l'industrie qui ont élevé notre cité à un si haut degré de splendeur, ont surtout besoin de l'ordre et de la paix : qui pourrait maintenant troubler notre avenir ? ".

Ainsi s'interrogeait la municipalité provisoire dans son adresse au roi du 21 août 1830, alors que ‘ "le trône des Rois va reposer sur un plus solide appui, sur la volonté des peuples ’ ‘ 419 ’ ‘ ."Mais ce que veut le peuple, et spécialement le peuple lyonnais au nom duquel la municipalité s'exprime, c'est du travail et du pain. Or, les seuls changements de régime et de drapeau n'ont pas atténué les conséquences fluctuantes d'une crise dont l'origine remonte à 1826. Les affaires languissent, des métiers s'arrêtent de tisser en novembre. Les faillites se multiplient ; on en dénombrera dix-neuf pour cette seule année de 1830 dont celles de plusieurs commissionnaires en soierie, avec des passifs de 400.000, voire de 600.000 F420.

Arlès-Dufour, lui, traverse la période avec une apparente facilité ; ses bénéfices personnels pour l'année 1830, calculés à raison de 30% dans l'affaire "Dufour frères et Cie de Lyon", se montent à 23.756,19 F421. Ils s'avèrent, même, en forte augmentation sur l'année précédente durant laquelle ils s'élevaient, comme dit plus haut et au pourcentage de 25 %, à 11.323,54 F. Ce qui revient à dire que, en supposant une commission minimum de 3 %, le chiffre d'affaires de la Maison Dufour frères de Lyon approche un million de francs.

Malgré certaines fortunes de l'espèce, alors que le froid commence à sévir, le nombre d'indigents croît chaque jour dangereusement et les bureaux de bienfaisance s'avèrent dans l'incapacité de subvenir à leurs besoins. Aussi, entre Noël et Jour de l'An, le mardi 28 décembre 1830, à une heure de l'après-midi, Prunelle réunit-il d'urgence dans la salle du Conseil municipal cette fois 130 citoyens - plus du double de l'année précédente ! - pour continuer, sous le titre de Comité de travail et de secours, les travaux du Comité auxiliaire de bienfaisance dont les fonctions avaient cessé le 29 mai 1829. Il s'agit toujours des membres de l'ancien Comité auxquels se sont jointes ‘ "quelques personnes également animées de l'amour du bien422." ’ Décidément, les formules restent invariables, à l'instar de bon nombre de noms déjà rencontrés : Paul et Thierry Brölemann, Brosset Aîné et Jeune, Arthur et Victor de Cazenove, Laurent Dugas, Lortet, Platzmann, Tabareau, etc. ; parmi les autres, apparaît celui du pasteur Martin[-Paschoud], président du consistoire de l'église réformée de Lyon423. En tête de liste, établie par ordre alphabétique, le nom d'Arlès-Dufour ; son absence nous aurait étonné...

Pourtant, en ce qui concerne les séances du Conseil municipal, elles-mêmes, on n'est pas peu surpris de constater - outre qu'il n'a été affecté à aucune Commission - l'absence systématique de l'adjoint municipal qu'il est. La chose est à peine croyable : il n'a jamais réapparu, dans cette même salle, depuis son installation officielle ! A l'époque, au fil des circonstances, s'est-il trouvé porté, malgré lui, vers d'absorbantes fonctions qu'il n'a pu décliner ? Ce serait mal connaître son esprit indépendant, et, tout autant, son respect des devoirs de l'amitié envers Prunelle auxquels il ne peut faillir. Manque de temps par surcroît de travail ? Lorsque nécessaire, il sait toujours le trouver, même la nuit s'il le faut. Désintérêt de la chose publique ? Bien au contraire, son civisme, son dévouement, inépuisable, sa curiosité de toutes choses ne sont jamais pris en défaut, surtout lorsqu'il y a lieu de se mettre au service de la communauté. Ou alors, dispensé exceptionnellement de participation aux affaires courantes du Conseil municipal, s'est-il vu confier par le maire le soin particulier de rechercher, en cas de crise - ces crises qui se renouvellent annuellement - les meilleurs moyens à appliquer ?

Le poste de président étant de droit réservé au maire ou à son remplaçant, le voici d'ailleurs, à cette réunion du 28 décembre 1830, chargé du bureau du Comité de travail et de secours. Curieusement d'ailleurs ! Les suffrages dépouillés donnent les résultats suivants : M. Arlès (sic) 35 voix, M. Mollié 39 voix, M. Rieussec Antonin 34 voix et MM. Rey Henri et Bonafous Franklin chacun 11. Malgré ce déficit de quatre voix, le procès-verbal consigne, cyniquement, : ‘ "En conséquence, M. Arlès est nommé vice-président du bureau, M. Mollié secrétaire" ’; le maire (ou son représentant) vraisemblablement président de droit, les autres élus se partagent les fonctions de trésorier et d'adjoints à ces derniers postes. On parfait l'organisation en procédant ensuite à la nomination de deux Commissions de sept membres chacune. L'une, dénommée Commission de travail, composée de Tabareau et Saint-Olive entre autres, est chargée de trouver et de fournir des travaux aux ouvriers valides. L'autre, la Commission exécutive, avec notamment Brosset Jeune, a pour mission de conduire à exécution les opérations attendues par le Comité. Auparavant, le maire avait fait savoir qu'il mettait à la disposition du Comité de travail une somme de 9.000 F, ainsi que les intérêts des sommes en provenance du précédent Comité auxiliaire. Les grandes lignes étant jetées, on se retire, le "président Arlès-Dufour" vise le registre de cette délibération. Sous présidence identique, la séance suivante a lieu le dimanche 2 janvier 1831, même heure, même lieu.

Entre-temps, la Commission de travail a orienté ses recherches vers les ouvrages de fortification que l'on doit entreprendre autour de la ville ; après discussion, il apparaît que ces travaux de terrassement seraient de peu d'importance et ne pourraient employer qu'une centaine d'ouvriers. D'autres voies seront explorées et, dans l'attente, on s'inquiète de fixer les conditions d'inscription des ouvriers indigents sans travail sur les registres ouverts dans les justices de paix de chaque arrondissement. On prévoit que les membres du Comité seront répartis au nombre de dix dans chaque bureau et qu'à tour de rôle ils procéderont aux dites inscriptions ; des visites domiciliaires seront effectuées afin de s'assurer de la véracité des demandes et de l'indigence des réclamants. En somme, la chose est navrante à constater, rien de bien nouveau par rapport au passé.

Dans l'immédiat, si la situation est sombre, elle n'apparaît pas trop préoccupante, comme en témoigne le procès-verbal du 2 janvier 1831 : le Comité dispose de ‘ "sommes assez ’ ‘ considérables", ’ alors ‘ que "les besoins ne sont pas tellement urgents que l'on doive avoir recours aux grands moyens d'exciter la générosité publique, [...] point de quête à domicile et l'on se bornera à recevoir des dons volontaires [...] chez tous les notaires et le trésorier du Comité." ’ Le Comité de la semaine suivante se révèle plus pessimiste. Des défections sont enregistrées ; de bonnes volontés se manifestent pour les remplacer, ayant pour nom, entre autres, Girardon et Dufour-Feronce. Si l'on a traité des marchés de fourniture de 50 kg de pain à 22 F, de viande à 42,50 F et de charbon à 1,60 F "la bène (sic) rendue", le nombre d'indigents inscrits s'élève à 2.530 dont 600 dans le 2e arrondissement et 650 dans le 6e. Et l'on est toujours dans l'impossibilité de fournir du travail ! 2.000 familles ont été secourues jusqu'à présent, apprend-on le dimanche 16 janvier, soit une dépense de 20 à 24.000 F. Comme il est estimé que bon nombre d'indigents n'ont pu encore se faire inscrire, des placards sont décidés pour les y convier424. Dès le lendemain, sous les signatures conjointes d'Arlès-Dufour, "Président du Comité de travail et de secours" et de Terme, adjoint au maire, ils sont effectivement apposés, en tous quartiers de la ville. Dans la perspective du nouvel afflux, on reprend l'idée des quêtes à domicile, malencontreusement rejetée ainsi que l'avait regretté le Journal du Commerce quatre jours plus tôt ; on prévoit l'organisation d'un bal paré et, aussi, la réduction des secours sur les bases suivantes : 1ère classe à 12 F, 2e classe à 9 F, 3e classe à 5 F. Ceci parce qu'"il est sage et nécessaire que les secours qu'on accordera soient en rapport avec nos fonds et que notre zèle ne dépasse pas nos ressources." La Commission de travail, elle, ne peut que se borner à recourir aux éternels moyens, toujours modestes.

La Compagnie des transports de marchandises sur la Saône par gondoles à vapeur ‘ "n'a point d'ouvrage à donner en ce moment à cause de la stagnation des affaires425." ’ Dans l'attente des travaux de terrassement des fortifications, on se reporte sur l'extraction des graviers du lit du Rhône ce qui représenterait un salaire journalier de 1,18 F à 1,25 F payable, par moitié chaque jour, à raison de 75 centimes en bons de pain ou de viande, le solde en fin de semaine et en espèces. Le 21 janvier, 238 ouvriers sont affectés à ce travail, 274 le lendemain ; on ne peut recevoir tous ceux qui "assaillent" le chantier. De plus, quelques jours plus tard, la montée des eaux du fleuve empêche la poursuite de ces travaux. Ils sont reportés sur ceux des fortifications de la Guillotière où 300 malheureux vont pouvoir être occupés ; avec la perspective de celles de Caluire et de Montessuy, et un débouché pour 1.500 à 1600 hommes, l'espoir renaît, vite abandonné : le propriétaire des terrains refuse de les remettre au génie militaire tant qu'il n'a pas reçu les 80.000 F, montant de la transaction. La situation de la caisse du Comité ne permet pas d'en faire l'avance. En effet, tous comptes arrêtés, la première distribution à 2.124 familles représente un coût de 18.170,75 F, une seconde en vue, de 30.000 F environ, au profit de 4.500 personnes. On ne dispose, au 13 février 1831, que de 61.205,55 F, incluant les 1.161,20 F, montant des ‘ "offrandes recueillies dans la bassine placée à l'entrée des salons [du Cercle du Commerce] lors du bal du 5" ’ du même mois, ainsi que le produit des quêtes. Celles-ci ont eu lieu tant à Lyon que dans les communes environnantes‘ , "leurs ouvriers [y] étant également soulagés." ’ On a fait appel à ‘ "la générosité des cours de justice, du corps des avocats, des notaires, des huissiers, des agents de change et enfin des Cercles du commerce et du Midi", ’ ainsi qu'à chacun des membres du Comité tenu de verser 25 F. Afin de hâter l'ouverture des chantiers de Caluire et de Montessuy en se substituant provisoirement à l'acquéreur, il est décidé de recourir à l'emprunt auprès des membres du Comité, puis de la population426. On ignore la suite réservée à ce projet et s'il connut, au moins, un commencement d'exécution. A cette époque, sa trop succincte tenue de comptabilité, deux à trois lignes par an, ne peut nous renseigner quant à une éventuelle contribution d'Arlès-Dufour. Notons d'ailleurs un certain relâchement dans l'assiduité aux séances du Comité ; le procès-verbal du 6 février le souligne : ‘ "L'appel nominal constate l'absence sans allégation de motifs d'un grand nombre de membres du Comité." ’ Toujours sous la présidence d'Arlès-Dufour, la séance du dimanche suivant, commencée à midi, s'achève à peine une demi-heure plus tard. Lassitude générale devant l'impossibilité de venir à bout de pareil dénuement ? Nullement. Au vrai, dans le courant de ce mois de février, l'arrivée de clients américains, venus passer d'importantes commandes d'étoffes de soie, permet à l'avenir de la Fabrique de s'éclaircir, au chômage des ouvriers de s'estomper427. D'ailleurs, le registre des délibérations, abandonné après la réunion du 13 février, est repris, de la main de F. Froidevaux, "secrétaire adjoint de la Commission exécutive", à l'occasion de la séance du 31 mai, en présence du maire, afin de dresser le bilan des opérations financières du 1er janvier au 31 mars 1831. Le document ne fait état de quelque chiffre que ce soit et nous restons dans l'ignorance de ce bilan, faute de l'une des trois cents brochures imprimées destinées à le reproduire.

Après l'attribution d'une somme de 2.000 F, sur demande du maire, au profit des bureaux de bienfaisance - ‘ "pour les indemnités des postes que leur ont (sic) fait éprouver la fermeture du théâtre" ’- une ultime décision est arrêtée. Elle reprend une précédente suggestion du docteur Lortet tendant à créer une Commission ‘ "pour prendre tous les renseignements soit en France, soit à l'étranger pour fournir les moyens d'alléger la classe pauvre" ’. On vote pour la nomination de ses neuf membres. L'auteur de la proposition recueille 29 voix, Arlès (sic) 27, suivis de Chapuys-Montlaville (26), Adrien Devillas (19), Emilien Teissier (14), Terme (13), Paret (12). "En raison de leur âge" et à égalité de voix, Paul Brölemann et Dardel obtiennent la préférence, face, en particulier, à "Martin Pasteur", le pasteur Martin-Paschoud. Et si le registre du Comité auxiliaire de bienfaisance se clôt définitivement le 31 mai 1831, sur de nombreuses pages blanches, ce n'est évidemment pas en raison de l'éradication du mal.

17 janvier 1831 : Comité de travail et de secours. (Archives municipales de Lyon)
17 janvier 1831 : Comité de travail et de secours. (Archives municipales de Lyon)

Certes, Arlès-Dufour n'aura pas attendu cette nouvelle fonction pour mettre à profit, dans ce domaine également, ses nombreux voyages à l'étranger. Ni pour cesser de réfléchir aux remèdes propres à soulager la misère répétée des sans-travail. Il s'y consacre activement : pour lui, à la lueur des expériences du passé, il convient de mettre en place de nouveaux et permanents moyens capables de détecter rapidement les besoins et, tout aussi promptement, d'apporter les aides nécessaires. Ce dessein lui tient à coeur. Son épouse en est, bien sûr le témoin. Plus tard, elle écrira : ‘ "Cette année [1830/1831] fut une grande année de misère. Il ’ ‘ élabora à grand peine un projet d'organisation de secours à distribuer. Il a souvent repris et travaillé ce projet qu'il regardait comme une question de la plus haute importance428."

Ainsi voit le jour, sur six feuilles du grand format qu'il affectionne, l'ébauche d'un "Projet d'organisation pour la distribution des secours dans la ville de Lyon429". En préambule, il dénonce les inconvénients des errements antérieurs : ‘ "Lorsque des crises presque périodiques, en arrêtant les travaux industriels, réduisent à la misère, au dénuement la classe si nombreuse des ouvriers, l'autorité, pour ne pas laisser mourir de faim les plus malheureux et pour ne pas réduire au désespoir ces masses menaçantes, est obligée de recourir à des mesures extraordinaires qu'elle organise à grand bruit, à grand peine, avec perte de temps et un peu au hasard. Il résulte de là que l'opportunité des secours, plus importante que la qualité, est toujours manquée, que ces secours, distribués par des hommes qui n'en ont pas l'habitude le sont généralement mal, par les uns avec prodigalité, par les autres avec parcimonie ; que ces distributions affichées démoralisent les ouvriers qui y participent et ébranlent le courage et la résignation de ceux qui préfèrent aux secours du travail à prix réduit."

Afin de pallier ces dangers, il estime devoir tirer bénéfice ‘ du "cadre complet et tout à fait convenable" ’ et de tous les ‘ "avantages" ’ qu'elle offre, en calquant ‘ "l'organisation hiérarchique de la garde nationale avec ses conseils de légions et de compagnies, ses circonscriptions430" ’ ; sans pour autant ‘ "exclure beaucoup d'hommes très honorables que leurs fonctions ou leur âge tiennent" ’ en dehors d'elle. ‘ "Pour profiter, autant que possible, des travaux faits pour ou par la garde nationale" ’, il propose trois niveaux de compétence : un " Comité central de travail et de prévoyance" ("l'état-major"), un "Comité d'arrondissement de légion", enfin un "conseil de famille ou Comité de circonscription de compagnie". Pour chacun de ces Comités dont il détaille l'exacte composition et fixe la durée de fonctions, il pense faire appel tant aux officiers de la garde, supérieurs ou non, qu'à des citoyens divers, selon le cas, membres nommés par le maire, membres des bureaux de bienfaisance et habitants de la circonscription. Il définit également les attributions de chacun des dits Comités. Celles du "Comité central" sont les suivantes : ‘ "Adopter et faire exécuter les mesures convenables pour procurer des fonds et du travail - Recevoir les états statistiques et résumés des besoins de chaque arrondissement et, après examen et contrôle, assigner à chacun sa part de secours ou de travail - Traiter avec les fournisseurs et entrepreneur ’ ‘ de travaux - Viser leurs comptes déjà vérifiés par les Comités d'arrondissement." Si le "conseil d'arrondissement", ’ ‘ en quelque sorte Comité central à échelle réduite, n'appelle que peu de commentaires, les attributions ’ ‘ du "conseil de famille (ou Comité de circonscription de compagnie)" ’ méritent que l'on s'y attarde : La circonscription serait divisée en 9 ou 10 sections numérotées, la surveillance "générale et permanente" de chacune étant confiée à deux membres du dit conseil.- Outre l'établissement d'"un tableau statistique des familles peu aisées et de leurs besoins", tenu à jour en permanence, ‘ "ces surveillants ne se contenteraient pas de faire leurs visites par les temps calamiteux ; ils seraient tenus ou priés de les faire, dans tous les temps, une fois par mois, afin de se faire connaître des malheureux, de les encourager, par ’ ‘ des conseils et des avis de frères 431, au travail, à la prévoyance, à la tempérance. Ces visites ou causeries faites avec discernement auraient d'immenses résultats [...]."

Plus loin, il complète sa démonstration : ‘ "Dans mon projet - ’ ‘ et là, le responsable de Commission s'efface devant l'auteur, mais il ne s'agit que d'une ébauche... ’ ‘ - je fais de la cité une famille et je fonds les localités [pour] éviter l'inconvénient qui existe dans les vieux modes de secours où les paroisses riches, ayant le plus de secours et le moins de pauvres, pour employer leurs secours, créent des pauvres, tandis que les paroisses habitées par des pauvres n'ont rien. [...] Les quêtes, les fêtes, etc., faites dans une circonscription vont aux autres communes pour être réparties, non pas par parts égales, mais selon les besoins de chaque circonscription. Ainsi, plus de Saint-Clair, plus de Saint-Georges. Nous faisons [?] le père de famille [...]."

Et l'avocat de la classe miséreuse sonne l'alarme : ‘ "Dans toutes les cités populeuses, c'est-à-dire partout où les hommes déshérités de tout sont en grand nombre, il se montre des signes menaçants. Partout, la classe qui n'a rien en partage que la misère est en guerre sourde contre celle qui a tout. Et qui pourrait s'en étonner ? La société, c'est-à-dire les hommes qui ont, ne s'occupent de cette classe que pour la contenir432. Quelques fois aussi, dans les mondes [?] les plus calamiteux où des milliers de prolétaires n'ont ni pain, ni feu, ces hommes qui ont tout se laissent arracher, la plupart en maudissant, quelques misérables francs. Encore si vous voulez aller au fond de cette charité, vous excuserez les pauvres de détester les riches. [...]"

Mais l'homme naît bon..., et l'idéaliste, chargé de générosité et d'une solide confiance en ses semblables, de rêver et d'espérer : ‘ "Les hommes qui possèdent, en s'occupant de ceux qui ne possèdent pas, ne pourraient les oublier, deviendraient plus heureux et meilleurs. Les hommes qui ’ ‘ n'ont rien et sont accoutumés à haïr et envier ceux qui ont tout, les voyant s'occuper d'eux et chercher à les aider, finiront par les aimer et les estimer."

Toutefois il est temps de redescendre sur terre et d'en venir aux conditions d'application un peu plus pratique - même si elles demeurent du domaine de l'utopie... : ‘ "Dans la localité de Lyon, près de 800 hommes honorables, tous élus par leurs concitoyens et offrant par conséquent une responsabilité morale, s'occuperaient sans cesse des malheureux. En en portant le nombre, dans les temps les plus calamiteux, à 8.000 familles - ce qui représente à peu près 30.000 individus -, ce serait donc 10 familles pour chaque membre du conseil de famille ou 20 pour chaque deux membres. Vous voyez que le travail ne serait pas lourd. Et, le fût-il, l'idée toute religieuse de soulager, de relever des frères le rendrait facile - Pensez à l'influence morale que cet intérêt de ces hommes, les élus aisés de la cité, pour les plus pauvres exercerait sur eux et sur tous - Comparez à cela vos moyens naturels, vos bureaux de bienfaisance. Avec une organisation pareille bien développée, il n'y a plus d'émeutes possibles433."

Jointe à cette ébauche de plan, une autre, sans doute plus tardive, de sa lettre de transmission au maire, toutes deux datées "1830434" ; là encore, a posteriori et par erreur. Il ne peut s'agir que de la fin de 1831, sa rédaction, non achevée, en apporte la preuve : ‘ "La Commission435 n'a pas attendu jusqu'à ce jour pour s'occuper de ce projet. Depuis trois mois, elle y travaille et, depuis deux, elle l'a terminé et soumis à l'autorité ; mais les tristes événements qui ont affligé la cité en amenant le licenciement de la garde nationale qui était son principal élément en a dérangé toute l'économie." ’ Sensiblement dans les mêmes termes, aux Archives municipales de Lyon, se présente l'original de l'envoi - pas daté, non plus436 -, sous les signatures de Terme, en qualité de président, et d'Arlès-Dufour, rapporteur437. Il ne reflète pas exactement le projet, notamment en ce qui concerne les attributions des conseils de famille, citées plus haut et davantage développées ici ; à tel point que nous jugeons à propos de reproduire, dans la forme définitive, les fonctions de ces "chefs de section", responsables des "conseils de famille" : ‘ "[...] Dans le principe de l'organisation, répéter aussi souvent que possible ces visites, afin de se faire connaître des malheureux et de bien connaître leur situation physique et morale, les encourager, les relever par des conseils et des ’ ‘ avis de frère. Parler de travail, d'ordre, de propreté, de prévoyance et de tempérance. S'ils ont des enfants, les engager à les envoyer aux écoles et faire pour eux les sdémarches nécessaires. S'ils sont malades, leur envoyer le médecin de la circonscription. Enfin, prouver aux pauvres que la société ne les oublie pas et veut les aider, les soutenir [...]." ’ Quant à la lettre de transmission, à l'instar du brouillon, elle s'empresse de prendre les devants, en raison de la conjoncture : ‘ "Le projet que nous vous présentons est entièrement municipal" ’ ; en effet, il ne s'agit pas de couvrir, sous une apparente oeuvre charitable, la renaissance de la garde nationale de Lyon.

Après le retard imputable aux circonstances, la plus grande diligence est apportée à l'officialisation du projet. Arlès-Dufour y veille de son côté ; il complète de sa main le condensé établi par les services administratifs, fidèles à l'esprit du concepteur. Les grandes lignes sont conservées, peu de changements apportés, le découpage en "Comités d'arrondissement", en "conseils de familles" est maintenu. Les sentiments profonds qui ont animé l'initiateur sont respectés ; on lit à l'article 9 : ‘ "Les membres du conseil de famille [...] se présenteront [...], non en distributeurs d'aumônes, mais en qualité d'amis, de conseils, et ne perdront jamais de vue que leur mission n'est pas tant de distribuer des secours physiques, que d'inspirer, avec l'amour du travail, le sentiment de la prévoyance et d'éloigner de l'habitation du pauvre les causes d'insalubrité qui peuvent altérer sa santé »

Certes, de la mouture primitive, ont disparu les chefs de légion, ou autres officiers ou sous-officiers, en bref toute référence d'ordre militaire. Mais, apparemment, personne ne s'y trompe. Curieusement, le recensement des éventuels membres des conseils de famille s'effectue avant même l'arrêté du maire du 23 janvier 1832, approuvé par le préfet Gasparin le 25, portant établissement d'une Commission permanente de travail et de prévoyance. Nombreuses, en effet, sont les listes fort diligemment établies438. Par exemple, prise au hasard, celle de ‘ "MM. les préposés à la formation d'un conseil de famille dans l'arrondissement de l'ex 2e Cie du 4e bataillon 1ère légion de la ci-devant garde nationale" ’, dressée, par Augier "ex-sergent-major", le 12 janvier439... Au passage, constatons que cette liste de 25 noms comprend ceux de 10 négociants, 7 commerçants, 2 notaires, 2 professeurs (du Palais Saint-Pierre), 1 agent de change, etc. Couvrant le quartier de la Place des Terreaux, de la rue Sainte-Catherine, de la place des Carmes, etc., elle ne déroge pas à la règle qui veut que la classe moyenne compose l'essentiel de la garde nationale, du moins dans le centre-ville.

Bien sûr, tout en cessant ses fonctions d'adjoint avec les élections de nomination de janvier 1832, Arlès-Dufour continuera d'oeuvrer dans le cadre de cette nouvelle Commission permanente de travail. L'application de son plan ne s'avèrera pas la panacée d'un mal récurrent puisqu'à cette Commission, succèdera, en 1836, une nouvelle organisationprenant le nom d'Institution de Prévoyance. Toujours persévérant, on l'y retrouvera encore parmi les dix membres de sa Commission administrative, aux côtés du préfet Rivet, en compagnie de Clément Reyre, Casati, Saint-Olive, Reverchon, Elisée de Villas, etc.440 Après Brosset, président de la Chambre de commerce, à une date indéterminée, Laurent Dugas et Ernest Bontoux viendront les rejoindre en 1842.

L'action, hélas, ne devra jamais se relâcher, tenue de s'adapter constamment, tant que la mono-industrie subsistera. ‘ "La position d'une ville manufacturière telle que celle de Lyon tend nécessairement à établir de grandes variations dans le taux des salaires, et ces variations sont une source inévitable de malheurs441."

Aussi, avant longtemps, Lyon ne cessera d'être "la ville des aumônes442", selon le terme employé, en 1853, par le préfet à l'occasion de la présentation du budget de l'agglomération lyonnaise. ‘ "Nulle part, en effet, ajoute le haut fonctionnaire, il n'est donné à l'administrateur d'assister, autant qu'il le fait ici, au touchant spectacle de la charité, attentive, dès le berceau, à la faiblesse, aux besoins et à la souffrance de l'homme."

De son côté, l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon, dans ses séances des 21 juillet 1854 et 3 juillet 1855443, se résignera à ne décerner aucune palme aux concurrents du concours - nécessairement prolongé d'un an - ouvert sur les moyens d'adoucir et d'atténuer pour les ouvriers en soie, les effets des crises de la Fabrique de Lyon...

Une question toujours sans réponse.

Notes
419.

AML, 1217 WP 49-50, Conseil municipal, Procès-verbal des séances 1830.

420.

Maurice Lévy-Leboyer, op. cit., p. 481.

421.

Livre particulier d'Arlès-Dufour, cité. Pour mémoire, à la même époque, les ouvriers tisseurs gagnent en moyenne 2 F par jour (Sébastien Commissaire, op. cit., p. 73).

422.

AML, 742 WP 2, Secours d'urgence,(ex Q 2, Ouvriers sans travail), Registre Comité auxiliaire..., cité chapitre VIII. - Les aléas de la Fabrique.

423.

Joseph Martin-Paschoud, arrivé depuis peu, semble-t-il, à Lyon, demeurant 11 Côte des Carmélites (Almanach historique et politique de la ville de Lyon..., 1829).

424.

AML, ex Q 2, Ouvriers sans travail - Ateliers de charité - Affiches 1817/1870 (cf. Annexes).

425.

Lettre du 19 janvier 1831 - AML I 2/37, Troubles politiques - Emeutes novembre 1831.

426.

L'idée d'un emprunt sera reprise et concrétisée ultérieurement (Cf. XI - Le "tarif" et les Canuts).

427.

Fernand Rude, L'insurrection lyonnaise..., op. cit., p. 208.

428.

Copie de notes prises par ma mère Pauline..., document cité.

429.

"Projet d'organisation pour la distribution des secours dans la ville de Lyon" d'Arlès-Dufour (Archives familiales).

430.

Selon le rapport dont il s'agit, cette organisation est la suivante : 3 circonscriptions de légion, 41 circonscriptions de compagnies comprenant chacune 2 compagnies, l'une de grenadiers, l'autre de voltigeurs.

431.

Souligné par nous.

432.

En première écriture : "que pour la réprimer".

433.

"Projet d'organisation pour la distribution des secours..." d'Arlès-Dufour, cité supra.

434.

Lettre de transmission d'Arlès-Dufour au maire du "Projet d'organisation pour la distribution des secours..., 1830" [sic] (Archives familiales).

435.

Il s'agit, de toute évidence, de celle nommée lors du dernier comité de travail et de secours du 31 mai 1831.

436.

En fonction du contexte, vraisemblablement décembre 1831.

437.

AML, 742 WP 2, Secours d'urgence. Lettre de transmission et "projet d'organisation" sont, tous deux, écrits par Arlès-Dufour lui-même (soit 6 pages).

438.

AML, 742 WP 2, cité.

439.

Il n'a pas été trouvé de motif à cette situation quelque peu contradictoire.

440.

AML, 742 WP2, cité : Circulaire du 2 avril 1838 de la Commission administrative de ladite institution diffusant "le compte de ses recettes et dépenses pendant l'année 1837 et jusqu'à ce jour" et signalant un reliquat créditeur de 47.447,48 F.

441.

Selon l'un des considérant de l'arrêté du 23 janvier 1832 portant création de la Commission de travail et de prévoyance.

442.

AML, Conseil municipal de Lyon - P.V. des séances 1851/1854.

443.

ADR, R 9 (3), Mémoires et lettres 1854-1855 : Rapport fait à l'Académie par M. Morin, Lyon, Dumoulin, 1855. L'auteur de la mise au concours ne semble pas être Arlès-Dufour.