DEUXIEME PARTIE
L’ELAN

XIII - LA CHAMBRE DE COMMERCE

Le temps est bien de saison, en ce début d'année 1832. Aussi, sur l'un de ses costumes les mieux coupés, François Arlès-Dufour a-t-il passé sa plus confortable redingote qu'il rajuste avant de faire quelques pas sur le quai Saint-Clair. Là, comme chaque fois qu'il sort de son domicile ou de ses bureaux, il dirige instinctivement son regard vers le pont Morand, à proximité immédiate, pour juger de la remise en état des pavillons qui y étaient situés. Comme ceux de la rive droite du pont Lafayette614, en aval, ils ont été incendiés et pillés, lors de l'émeute ouvrière le 22 novembre. Bien qu'inauguré depuis le 1er juillet, le Grand-Théâtre - aussi, mais lui depuis de longues années - est toujours en travaux ; ils n'en finissent pas et chacun de s'impatienter.

La rue Puits-Gaillot continue d'être longée. Notre homme néglige la cour d'honneur de l'Hôtel de Ville par laquelle il accède habituellement aux réunions du Comité de travail et de secours, et, avant lui, du Comité auxiliaire de bienfaisance ; et ce n'est, certes pas, en qualité d'adjoint au maire, puisque nous avons déjà enregistré son absence systématique aux séances du Conseil municipal... D'ailleurs, le droit de vote accordé à diverses catégories de notables, la loi du 21 mars 1831 a rétabli les élections municipales. Elles viennent d'avoir lieu. Apparemment, il n'a pas posé sa candidature. Le Courrier de Lyon de l'avant-veille en a donné les résultats615. Pour ne citer qu'eux, Arthur de Cazenove, propriétaire, et Louis Pons, banquier, pour la 6e section de Saint-Clair, Terme, médecin, pour la 2e de Perrache, ont été élus, comme Prunelle, pour sa part, au titre de la 1ère section de l'Hôtel de Ville. Le maire devant être choisi par le préfet, mais obligatoirement parmi les membres du Conseil municipal, c'est Prunelle qui est en passe de se succéder à lui-même ; Terme, de nouveau, va en être le premier adjoint, Boisset le second, Arthur de Cazenove le cinquième616.

De la droite, par les ruelles obscures descendant des pentes toutes proches de la colline de la Croix-Rousse, lui parvient, assourdi, le "bistanclac617" des métiers à tisser. L'activité semble renaître dans la fabrique d'étoffes ; il y a des demandes pour Paris et pour l'Amérique618. La place des Terreaux s'ouvre à lui. Pour reprendre son expression, employée quelques semaines auparavant dans sa lettre à Prunelle, il "marche droit" en direction du palais Saint-Pierre.

Ce magnifique bâtiment aux lignes sobres, outre le musée et l'Ecole des Beaux-arts où sont formés les dessinateurs pour la fabrique d'étoffes en soie, abrite diverses structures. La Bourse de Lyon où se négocient quelques modestes actions, après avoir quitté la Loge du Change, s'y est établie, conformément à un arrêté du 16 mai 1795. L'Ecole de la Martinière, dans sa forme provisoire, donne, dans l'édifice entièrement municipal, un cours de mathématiques élémentaires et un de chimie depuis 1826. Après le Collège de la Trinité619, l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon620, depuis 1828, poursuit, en ces lieux, ses savantes réflexions.

Enfin, plus ancien occupant que ce docte aréopage, la Chambre de commerce est implantée dans une partie de cet ancien couvent des Dames de Saint-Pierre, depuis 1802, cent ans après sa création - la troisième de France - par arrêt du 20 juillet 1702. Cependant, après le décret du 2 mars 1791 supprimant les corporations, après la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 interdisant toute association entre gens de métiers, elle avait été condamnée à disparaître par décret du 27 août 1791, comme toutes autres assemblées consulaires. Grâce à l'initiative du chimiste Jean Antoine Chaptal621, alors ministre de l'Intérieur, réclamant leur rétablissement, un acte du Premier Consul du 3 nivose an XI (24 décembre 18O2) établissait ou rétablissait 22 Chambres de commerce dont, bien sûr, celle de Lyon. Son but ? Présidée par le préfet du département du Rhône, ‘ "elle est chargée de présenter ses vues sur les moyens d'accroître la prospérité du commerce ; de faire connaître les causes qui en arrêtent les progrès ; [...] ; de surveiller l'exécution des lois et arrêtés concernant la contrebande622."

En ce 7 janvier 1832, quelque minutes avant 11 heures, le piéton qui hâte l'allure en direction du palais Saint-Pierre est celui-là même qui allait pouvoir se consacrer officiellement à cette mission, avec une persévérance indomptable et pendant de si nombreuses années. C'est celui-là même qui écrivait, deux mois plus tôt, à son ami Prunelle, à Paris, : ‘ "Si vous avez besoin de plus amples détails sur la fabrique de Lyon et sur toutes les fabriques étrangères, je crois que je pourrai vous les donner623." ’ De telles connaissances, un tel talent ne pouvaient pas demeurer plus longtemps, sinon inconnus de la Chambre de commerce, du moins négligés par elle.

A l'âge de 34 ans624, Arlès-Dufour est installé solennellement, lors de l'assemblée générale extraordinaire de ce 7 janvier, dans ses fonctions de membre de cette assemblée, en présence de son "président-né", préfet du Rhône, Gasparin625, et de son président Laurent Dugas. Il fait désormais partie des quinze membres qui composent la Chambre, renouvelable par tiers chaque année.

Parmi les sortants, avaient notamment été réélus Vachon-Imbert, adjoint au maire, et Brosset aîné, Joseph, fabricant de soieries, 19 port Saint-Clair, tous deux bien connus du nouveau venu. Aussi, l'avait sûrement été, antérieurement, par communauté de profession, d'idées et même de domicile, le beau-père de Brosset, Mottet de Gerando, pendant onze ans président de la Chambre, décédé en cours de mandat en 1828, commissionnaire en soierie comme Arlès-Dufour, et demeurant, comme lui, dans l'immeuble Tolozan du 21 port Saint-Clair. Ce notable s'inquiétait fort de la concurrence anglaise et des moyens d'y remédier. En qualité de rapporteur, il avait déclaré au Conseil municipal, le 4 mars 1825, - Arlès-Dufour arrivait juste à Lyon - : ‘ "Déjà l'Angleterre recueille le fruit de ses efforts. Jamais ses fabriques de soieries n'ont eu autant d'activités ; elles aspirent à nous disputer les marchés de l'Amérique méridionale qui sont un de nos plus importants débouchés. Leurs achats de soie en Italie ont été énormes. Ils s'approvisionnent de soie en concurrence avec nous, ayant à leur unique disposition les soies du ’ ‘ Bengale dont chaque jour, la filature se perfectionnant, diminue le prix de la main d'oeuvre par l'emploi intelligent des machines qui remplacent économiquement le travail de l'homme626." ’ C'est Mottet de Gerando qui avait insufflé cette ‘ "religion de la liberté627" ’ à la Chambre de commerce. Sa ‘ "conversion définitive628" ’, l'organisme consulaire va la devoir au récipiendaire du jour.

Celui-ci, le 6 décembre 1831, après le renouvellement du tiers sortant, avait été élu lors d'un second tour de scrutin pour le remplacement de M. Serafon, démissionnaire, et pour les deux ans d'exercice restant à courir. Les votants se partageaient la mission d'informer, aussitôt, leurs collègues réélus et élus du résultat de ces opérations et de s'assurer de leur acceptation. Il convenait de faire d'autant plus promptement, à l'approche de la nouvelle année administrative coïncidant avec l'année civile, que les nominations devaient être soumises à l'agrément du ministre du Commerce. Ainsi, il en fut fait le 12 décembre. De toute évidence, devant l'extrême gravité des événements du mois précédent, et dans la mesure où il se serait bien rendu à Paris, Arlès-Dufour avait renoncé à son déplacement en Angleterre ; il est vrai qu'il avait étonnamment avoué à Prunelle qu'il n'y avait ‘ "pas grand chose à faire629" ’ ! La rapidité de son acceptation n'en avait été que facilitée. De toutes façons, elle ne devait faire de doute pour quiconque, encore moins pour ses amis.

Sa nomination approuvée par dépêche ministérielle du 20, notification officielle lui était adressée, datée du 28 décembre, sous la signature du président Laurent Dugas : ‘ "[...] Il m'est d'autant plus agréable, Monsieur, d'avoir à vous l'annoncer que je suis convaincu d'avance de tout ce que la Chambre trouvera de zèle, d'assiduité et de lumières dans votre coopération à ses travaux630." ’ Une formule aimable, coutumière qui, en l'occurrence, ne sera pas usurpée par son destinataire. Nous avons déjà vu combien ses nombreux voyages à l'étranger, ses études personnelles passionnées, l'exercice vigilant de sa profession lui avaient permis d'acquérir des compétences importantes, non seulement dans le domaine de la soie mais dans celui de l'économie en général ; on allait le voir encore et davantage, au plan national et, aussi, international. Par son attachement viscéral au libéralisme économique, la charge qui venait de lui être confiée allait lui servir de nouveau tremplin ! En outre, une excellente occasion de côtoyer le nouveau préfet Gasparin. Et d'en être apprécié... Certes, il n'ignore pas que cette nouvelle fonction le place, davantage encore, parmi les principales personnalités de la capitale des Gaules. Mais, pour lui, les honneurs sont de faible importance, il veut "servir", de toute la puissance de ses capacités, avec son pays, cette ville d'adoption, ces ouvriers qui ne vivent que de son commerce, celui de la soie.

En pénétrant pour la première fois dans cette enceinte, Arlès-Dufour est quelque peu rasséréné sur l'avenir. Le 8 décembre, une fois l'émeute des canuts réprimée, le duc d'Orléans, avait reçu, ‘ "avec l'affabilité qui le distingue631" ’, une députation des chefs d'ateliers et les avait assurés de son souci de s'occuper, par tous moyens convenables, d'améliorer leur sort et celui du commerce en général ; il avait aussi été question de lever les droits sur l'importation des soieries étrangères et de la réorganisation du conseil des prud'hommes. Enflammé, L'Echo de la Fabrique concluait la relation de cette visite : ‘ " Si les intentions de S.A.R. sont bien remplies, nous devons nous attendre à des jours de paix, de bonheur et de prospérité ! "

Auparavant, diverses personnalités s'étaient succédé à la Montée de Balmont, dans la maison de campagne Evesque632 où le fils du roi s'était établi avant de faire son entrée en ville. Arlès-Dufour était-il du nombre en tant qu'ancien adjoint au maire et/ou important négociant de la place ? Aux origines imprécises, ses relations dans les milieux politiques de la capitale - lui qui n'a‘ "pas le temps de faire antichambre chez les ministres633" ’ ! - nous amènent à nous interroger sur ce point, ses rapports ultérieurs avec le prince étant connus. Nous ne saurons pas davantage si, quelques mois plus tard, au titre de la Chambre de commerce, il fit partie‘ "de ceux de ses membres" ’auxquels la même altesse réserva un‘ "accueil bienveillant et distingué634" ’, lors de sa nouvelle venue à Lyon le 29 mai 1832.

D'une manière générale, à l'examen des registres des délibérations de cet organisme, on note un constant souci de discrétion touchant aux éléments qu'il recueille ou à ses travaux. Le 6 février 1832, dans une lettre à Louis Pons, banquier à Lyon, il confirme son refus de communiquer au Courrier de Lyon le chiffre mensuel des opérations de la condition des soies, établissement placé sous sa tutelle : ‘ "Nous avons constamment pensé que cette publicité serait à peu près sans intérêt pour le commerce de Lyon qui a des moyens plus sûrs encore que celui-là de connaître et d'apprécier le mouvement des affaires sur les soies" ’... En 1843, à une demande de Marius Chastaing, rédacteur de L'Echo de la Fabrique, il répond : ‘ "C'est bien rarement, Monsieur, que nous avons à livrer à la publicité des délibérations, ou autres actes émanant de notre Chambre ; et lorsque l'occasion se présente à le faire, c'est presque toujours pour des documents qui réclament une publicité immédiate, que les journaux quotidiens sont seuls à même de leur fournir635." ’ Cette discrétion recouvre aussi, dans lesdits registres, la paternité de l'apport personnel de ses membres et assure souvent leur anonymat par la rituelle formule : ‘ "Un membre appelle l'attention de la Chambre sur ..." ’ ou bien encore ‘ "Le président donne lecture d'un rapport de la commission ..." ’ Que l'on se rassure, cependant ; le nom d'Arlès-Dufour n'est pas toujours passé sous silence.

Dès son installation, le jour même, bien que bercé par les heureuses perspectives annoncées par le duc d'Orléans, il déchante, confronté de plain-pied à une position ferme et qui lui est surprenante. Avec irritation, la Chambre refuse toute discussion sur la proposition du gouvernement de supprimer les droits à l'entrée des soies étrangères... ‘ "Comment se flatter, expose le président Laurent Dugas, qu'une modification qui souleva, en 1829, tant et de si puissants adversaires qu'il fallut l'abandonner, trouvera, en 1832, plus de faveur et d'accueil ? Les intérêts ont-ils cessé d'être les mêmes ? [...] L'esprit de la Chambre des députés ne s'est-il pas, en quelque sorte, manifesté d'avance sur cette question dans le choix des membres de la commission [...] ? Avoir nommé pour composer la presque totalité de cette commission des députés du Midi [région productrice de cocons et de soie], n'est-ce pas avoir remis le sort de la proposition ministérielle aux mains de ses antagonistes les plus prononcés ? " ’ Convient-il, dès lors, de revenir à la concession du principe de réciprocité admise par la Chambre en 1830, à savoir la levée des droits d'entrée des soies étrangères et celle de la prohibition de la sortie des soies françaises ? Dans l'état actuel des choses, ‘ "l'adoption isolée et distincte de l'une ou l'adoption simultanée de toutes deux semblent également intempestives et dangereuses." ’ En suite de cette réunion, par lettre du 11 du même mois, la décision est résolument notifiée au ministre : ‘ "Plus nous avons médité sur cette question, plus nous sommes restés persuadés qu'elle ne saurait avoir une suite favorable."

Un geste de bien mauvaise volonté en un moment particulièrement inopportun : non seulement ‘ "la fabrication est, en général, languissante et inerte636" ’, mais l'Angleterre diffère ses importantes commandes, habituelles en cette période, dans l'attente de l'hypothétique renouvellement du bill de réforme, applicable depuis 1826.

Les libérales dispositions du ministère Huskisson seront-elles maintenues ou se dirige-t-on vers le retour à la situation antérieure, c'est-à-dire la prohibition pure et simple des tissus de soie d'Europe, en particulier française ? Si cette dernière option devait l'emporter, la situation s'avèrerait catastrophique pour la fabrique lyonnaise et ses ouvriers. La courageuse décision du cabinet britannique révoquant le Spitafields act de 1773 avait, sur le moment, engendré de lourds sacrifices pour les fabriques du pays qui végétaient depuis de si longues années : avant la levée des prohibitions, effective en 1826, Arlès-Dufour y avait trouvé ‘ "l'industrie de la soie entièrement dans l'enfance637" ’. Et l'on comprend, maintenant, la raison de ses déplacements répétés dans ce pays, à partir de cette année cruciale pour l'activité commerciale. Jusqu'alors, seule la "haute classe" portait des soieries françaises ; encore étaient-elles introduites par contrebande et principalement par le canal des ambassades638. Ce trafic à la ‘ "déplorable influence639" ’ ne devait pas cesser pour autant en raison des droits d'entrée excessifs se substituant à la pure et simple prohibition. Cependant, sous la loi de la concurrence, les fabriques anglaises se redressent progressivement ; le nombre de leurs métiers employés à la fabrication des articles en soie ou mi-soie, de 26.OOO en 1826, passe en 1831 à 36.000640. Dans le même temps, malgré cette évolution, les exportations françaises vers l'Angleterre, de 4 à 5 millions de francs avant 1826, sont portées, en 1832, entre 22 et 25 millions641 ; de ‘ "ce précieux et important débouché642" ’, la fabrique de Lyon largement, celles de Saint-Etienne et Saint-Chamond à des degrés moindres, sont les bénéficiaires. Dans ces conditions, le gouvernement anglais serait assez volontiers porté à persévérer dans la voie choisie, le gouvernement français, pour le moment, à l'y suivre, si n'étaient les oppositions intérieures rencontrées de la part de certains groupes d'intérêt et de pression. Dans chaque pays, elles sont à vaincre.

Avec la conviction et la détermination qui le caractérisent, Arlès-Dufour va tenter de s'y employer. ‘ "Il mit sa parole ardente et ses manières séduisantes au service de la réforme douanière pendant tout le temps qu'il demeurera membre de la Chambre de commerce. Son influence sur l'évolution de celle-ci est indiscutable. Il a été avec M. Brosset, devenu président en 1839, le promoteur et le défenseur de toutes les délibérations libérales que nous aurons à signaler643" ’, dira de lui, en 1889, M. Pariset dans la deuxième partie de son excellent ouvrage La Chambre de commerce de Lyon.

Une bonne raison à ce qu'il ne soit pas affecté dans l'immédiat à la commission des manufactures, l'un des organes permanents de gestion de la Chambre644, est sans doute l'urgence avec laquelle son active et compétente collaboration est attendue. Il y est rapidement fait appel. A n'en point douter, c'est en lui, entre autres, que sont ‘ "les sources les plus sûres" ’ auxquelles on se réfère pour ce rapport au préfet sur la Situation des fabriques de soieries de Lyon du 21 janvier 1832, ou ces Réponses aux informations relatives aux exportations de soieries pour l'Angleterre du 3 février suivant645. Vraisemblablement aussi, est-il mis à contribution pour fournir ces ‘ "renseignements circonstanciés" ’ recueillis d'urgence par le bureau de la Chambre en vue d'un autre rapport, du 17 mars, encore au préfet sur l'Etat moral et matériel des fabriques et du commerce de Lyon.

Et peut-on ne pas reconnaître, au travers de la facture et des appréhensions motivées, au moins l'initiateur de ce long exposé, adressé spontanément et directement par la Chambre au ministre du Commerce et des Travaux publics, le 15 février, à l'objet suivant : Nécessité de faire cesser des prohibitions de produits anglais, pour assurer le maintien du bill d'admission des soieries françaises en Angleterre. Une nécessité vitale pour maintenir et même étendre ce débouché, grâce à des droits moins excessifs, certes, aussi une excellente occasion de stimuler le gouvernement dans la voie libérale ! Aussi est-il écrit : ‘ "Des informations sur l'exactitude desquelles nous sommes fondés à compter nous annoncent que le renouvellement du ’ ‘ bill ’ ‘ [...] ’ ‘ rencontrera une violente opposition, non de la part du gouvernement [britannique] qui, placé dans un système éclairé d'économie politique, comprend, au contraire, tout ce que cette liberté d'introduction apporte de stimulant à l'industrie des soieries anglaises, mais dans l'esprit public que des influences routinières influencent encore [...]. Malheureusement aussi, les antagonistes du renouvellement du ’ ‘ bill ’ ‘ puiseront dans notre propre système de douanes un argument bien puissant en faveur de leurs doctrines. Ils ne manqueront pas de faire remarquer qu'en fait de liberté réciproque du commerce, toutes les avances sont jusqu'ici du côté de l'Angleterre sans que la France ait levé sur un seul article les prohibitions dont presque tous les produits de l'industrie anglaise sont frappés. Ils rappellent la diminution des droits d'entrée sur nos vins et l'admission dans le Royaume-Uni de tous nos produits bruts et manufacturés, moyennant des droits, et ils demandent de quelle manière nous y avons répondu et comment nous nous sommes montrés disposés à entrer dans la voie que le gouvernement britannique a été le premier à ouvrir. "

"Nous ne saurions en disconvenir, M. le Ministre, ces reproches ne seraient pas sans fondement, et pour prévenir l'effet dangereux qu'ils peuvent produire, nous pensons qu'il est d'une haute importance d'aller au devant et de songer dès à présent à la réforme de quelques-unes des dispositions prohibitives de notre régime de douanes, afin de prouver à l'Angleterre que nous ne sommes pas éloignés de nous entendre avec elle pour l'affranchissement graduel et éclairé des relations des deux pays." ’Et puis, il s'agit de mettre fin, par des droits modérés, à une contrebande tacitement tolérée que,‘ "par une condescendance à peu près avouée, le gouvernement [français] laisse sans répression, pour quelques articles646, le même acte qu'il punit rigoureusement pour d'autres [...]." ’Retenir ces réflexions, ‘ "ce serait tout à la fois assurer au trésor de nouveaux produits, à l'industrie française une prime suffisamment efficace, et, à la morale publique, la consolation de voir cesser un trafic scandaleux qui pervertit les populations au sein desquelles il s'exploite." ’Une suite‘ "assez prompte" ’à réserver à des questions méritant une‘ "sérieuse attention" ’serait évidemment de nature à créer, en Angleterre, une impression favorable sur le renouvellement du bill...

Mais voici que, dans sa séance du 8 mars 1832, la Chambre de commerce de Lyon prend connaissance d'un mémoire, adressé au ministre du Commerce, émanant de son homologue du Havre. Celui-ci s'oppose à la proposition du comité des finances de la Chambre des députés pour l'augmentation des droits sur les cotons en laine et les sucres bruts. Sur-le-champ, le président Laurent Dugas forme une commission spéciale, en vue de l'examen de ce document et du rapport à en faire. Elle est composée de trois membres, MM. Chaurand, Rieussec et Arlès-Dufour. A la séance suivante, celle du 22, le dernier nommé donne connaissance du rapport qu'il a établi ; le texte en est intégralement reproduit dans le registre des délibérations, ‘ "les motifs développés et les conclusions proposées" ’ sont adoptées par la Chambre qui ‘ "arrête qu'elle en fera la matière d'une lettre à M. le Ministre du Commerce." ’ Elle ne partira qu'au bout de huit jours, le 30, en termes plus diplomatiques ; il était convenable de tempérer quelque peu l'ardeur véhémente et combative de l'orateur !

"Cette proposition est si extraordinaire et si intempestive qu'il a fallu l'officialité du Moniteur pour faire croire à sa réalité647" ’, déclare-t-il d'entrée, après avoir rappelé la récente lettre de sa compagnie du 15 février au ministre de tutelle. ‘ "C'est à nous, sentinelles avancées du commerce et de l'industrie, de faire entendre au Gouvernement un qui vive ! bienveillant qui l'éclaire et le prémunisse contre des théories qui, tôt ou tard, accroîtraient la misère des ouvriers et, partant, gêneraient la marche du Gouvernement.

"Nous devons témoigner franchement notre étonnement qu'au moment où l'industrie souffre encore des blessures profondes que la révolution lui a faites et que la concurrence étrangère s'efforce à rendre mortelles ; qu'au moment où le Gouvernement met la plus grande sollicitude à s'enquérir des moyens de calmer ces souffrances en assurant du travail ; qu'au moment où, de toutes parts, les populations protestent par tous les moyens imaginables contre la mauvaise répartition des charges ; qu'en un pareil moment les représentants du pays, et spécialement ceux de l'industrie, osent proposer au Gouvernement d'augmenter les droits sur la matière première qui occupe le plus de bras et sert à fabriquer les vêtements du pauvre, c'est-à-dire une diminution de travail et une augmentation de dépenses pour le peuple."

Notre commerce maritime, poursuit-il "‘ languit et végète" ’ et, comparé à l'Angleterre et aux Etats-Unis, le mouvement de nos ports est "misérable". Le tarif de douanes en est l'unique responsable en rendant difficiles, pour ne pas dire impossibles, les échanges et les chargements de retour dont les cotons en laine constituent le seul article de fret un peu considérable. En augmenter les droits réduirait l'importation. ‘ "Or, comme le commerce n'est que l'échange des produits, si les Etats-Unis nous vendent moins des leurs, ils achèteront moins ’ ‘ des nôtres. [...] Dans l'intérêt du commerce maritime, intérieur et manufacturier, comme dans l'intérêt des masses, il faudrait donc, au lieu de hausser les droits sur les matières premières, en général, les réduire plutôt tous à un simple droit de balance." ’ N'en déplaise à ‘ "l'intérêt privé de quelques filateurs" ’ au profit desquels la contrebande des cotons filés est tolérée ! ‘ "N'est-il pas temps de faire cesser une pareille monstruosité et le moment n'est-il pas propice ?" ’ Et c'est pour ajouter, en conclusion à son long exposé : ‘ "En ce moment, le Congrès des Etats-Unis agite la question de la réduction des droits d'entrée sur les soieries françaises. Le gouvernement français répondra-t-il à ces dispositions libérales et favorables par une hausse de droits sur le seul article important de retour des Américains ? Le supposer est presque une injure."

Le gouvernement entre-t-il justement dans la voie d'une politique plus libérale ? Il dépose, en effet, à la Chambre des députés un projet visant à supprimer le droit d'entrée des soies en provenance du Piémont et de l'Italie. Hélas, pour des raisons de procédure, cet examen est reporté à une autre session. Pourtant, cette ‘ "question du plus haut intérêt pour la fabrique de Lyon" ’, reste inaperçue dans cette ville. Afin de suppléer ‘ "au laconisme des journaux" ’, la récente recrue de la Chambre de commerce, infatigable, se lance dans une nouvelle collaboration ! Dans le numéro 25 du 15 avril 1832de L'Echo de la Fabrique - ‘ "l'organe de la classe ouvrière" ’ comme déjà souligné -, il interroge : ‘ "Qu'ont fait [...] nos députés lors de ce débat ?" ’ C'est pour envoyer une volée de bois vert aux députés du Rhône - y compris à son ami Prunelle. Un froid satisfecit est accordé à Dugas-Montbelau, seul intervenant du département. Par contre, un chaleureux témoignage de reconnaissance va à Réallier-Dumas : ‘ "Nous le lui devons d'autant plus que, mû seulement par le sentiment que lui inspirait notre belle industrie, et son importance pour la France, ce n'est point à nous qu'il avait l'obligation de son mandat, qu'il devait l'honneur de siéger à la Chambre, ainsi que la noble mission de veiller, de coopérer aux destinées de la patrie648."

Ce premier article, chronologiquement parlant, ne reste pas unique ; d'ailleurs, nous en avons déjà rencontré d'autres. Avec la polémique qu'il goûte, lorsque la cause est bonne pour la défendre, mauvaise pour la combattre, son auteur adore manier la plume. Décidément, les choses n'avancent guère, même pour cette amélioration d'importance somme toute relative au regard des intérêts primordiaux en cause. La tribune de L'Echo de la Fabrique venant de lui être offerte, l'occasion s'avère excellente pour multiplier les cris d'alarme, informer sur l'importance de l'enjeu qui semble échapper à la plupart, qu'il s'agisse des ouvriers, de l'opinion publique, des "honorables" ou du gouvernement. Dès la semaine suivante649, débute une série de quatre articles intitulés L'Angleterre, les trois premiers des 22, 29 avril et 6 mai, le dernier du 20 même mois650. Cette fois, il mène la charge contre ceux qui parlent et écrivent beaucoup [sur l'Angleterre et ses institutions et] ‘ "restent incompris parce qu'ils sont loin de comprendre" ’... Premier visé, Charles Dupin, rapporteur à la Chambre des députés de plusieurs textes législatifs. ‘ " ’ ‘ Le père des ouvriers ’ ‘ , ironise-t-il, afin de favoriser MM. les députés-propriétaires et de faire payer au peuple le pain un peu plus cher, est venu dernièrement, à propos de la loi des céréales, sans hésiter ni rougir, vanter la loi anglaise sur la législation des grains ( ’ ‘ corn bill ’ ‘ ), loi sur laquelle il a calqué la sienne ou celle de la commission, assez pourvue en capacités pour le choisir pour son rapporteur. En se laissant influencer par une citation éhontée, les honorables ont fait preuve d'une ignorance impardonnable à des hommes qui se croient l'élite du pays. Le ’ ‘ corn bill ’ ‘ , ou loi des céréales, est la honte de la législation anglaise. [...] Réforme, à bas le ’ ‘ corn bill ’ ‘ , à bas les dîmes ; voilà les cris de ralliement du peuple anglais ! " ’ Au tour maintenant, dans le même article, du Courrier de Lyon dont les récents articles sur l'Angleterre ‘ "prouvent que ces messieurs sont de la force de Charles Dupin et de nos honorables." ’ Mais, il rejoint ce journal pour estimer que la révolution de Juillet a beaucoup avancé l'époque de la réforme anglaise, et s'en féliciter : ‘ "ce seul résultat est immense" ’ mais il faut ‘ "le rendre fécond" ’. Et de conclure par ce souhait : ‘ "Il faut que les gouvernements des deux pays redoublent d'efforts pour activer leurs relations commerciales et les unir ainsi par des liens qu'aucune guerre, qu'aucune commotion ne puisse rompre - La France et l'Angleterre, unies comme deux soeurs, rallieront pacifiquement autour d'elles tout l'univers."

Le 29 avril, partant d'un commentaire de la Westminster Review du mois en cours, qu'il cite après l'avoir traduit, il pose cette question : ‘ "Comment se fait-il que les représentants d'un pays soient les derniers à en comprendre les besoins ?" ’ Avant de poursuivre : ‘ "En ce moment, par exemple, il serait de la plus haute importance de suivre l'Angleterre dans la voie libérale qu'elle a si largement ouverte, en admettant, moyennant des droits, tous les articles des manufactures françaises et en réduisant les droits sur nos vins. Le ministre français en comprend l'avantage et l'opportunité ; mais il n'ose, de crainte de s'aliéner messieurs les monopolistes qui peuplent la Chambre des députés. Cependant, il faut enfin qu'il se décide, qu'il opte entre les masses qui souffrent et quelques exceptions qui profitent ; il faut qu'il entre, vis-à-vis de l'Angleterre, dans la ’ ‘ voie de réciprocité, ou qu'il s'attende à voir prohiber par elle, avec toute justice, les soieries françaises dont l'introduction est vivement attaquée par les fabricants anglais. [...] Que la faiblesse ou l'imprévoyance du gouvernement nous laisse fermer le débouché de l'Angleterre, et nos fabriques sont ruinées, et nos ouvriers, par milliers, seront obligés d'émigrer ou de mendier leur pain651..."

Ce plaidoyer vient en renfort de sa nouvelle intervention à la Chambre de commerce, dans sa récente séance du 26 avril, au cours de laquelle il a présenté diverses réflexions et suggestions. L'effroyable épidémie de choléra qui sévit dans la capitale a éloigné les acheteurs étrangers et suspendu commandes et expéditions. Elle a provoqué la ‘ "nullité des promenades de Longchamp qui déterminent d'ordinaire la mode et le goût et leur impriment leur plus grande impulsion652" ’. Ces circonstances, dit-il, offrent matière à rappeler énergiquement au ministre du Commerce - ce qui sera fait le 30 du même mois653 - l'adoption des mesures préconisées le 15 février précédent654 pour aplanir les difficultés de renouvellement du bill.

Justement, dans ce but, une commission mixte franco-britannique a été constituée au sein du ministère français du Commerce afin d'examiner les dispositions de nos tarifs particulièrement hostiles à l'industrie de la Grande-Bretagne655. La venue dans la région de l'un de ses membres est annoncée par dépêche ministérielle, en date du 5 avril, à la Chambre, toutes recommandations étant faites pour faciliter l'exercice de son important mandat. ‘ "D'après les termes de cette introduction, comme aussi en raison des rapports avantageux sous lesquels [il] est connu de maisons notables de notre ville, nos communications avec lui ont été aussi franches et aussi complètes que le comportait le caractère de cette mission656" ’, assure la Chambre à la mairie de Saint-Etienne.

Arlès-Dufour n'aura sans doute pas été le dernier à manifester sa joie d'accueillir et d'entourer son fidèle ami Bowring. C'est de lui, en effet, dont il s'agit, comme le titre et le développe L'Echo de la Fabrique, dans son numéro du 6 mai. Le même journal, le 29 juillet, dira de lui, lors de l'annonce de la mort de Bentham, : ‘ "un homme que la France respecte et aime" ’. Le visiteur est d'ailleurs l'actionnaire inattendu de l'hebdomadaire ; et c'est à lui qu'il doit ‘ "la faveur qu'aucun autre journal français n'a obtenu d'être réimprimé et traduit à Londres657." ’ L'hôte de marque s'enquiert de la situation auprès de tous, notables et industriels, comme aussi auprès des ouvriers, s'informant de leur état, de leurs gains, de leurs manières de vivre. A ces artistes lyonnais, il rend justice à leur génie inventeur, convenant de la supériorité de leurs ouvrages de goût, et pour la beauté et pour la fraîcheur de leurs couleurs. ‘ "L'Angleterre, confie-t-il, enviera encore longtemps votre supériorité pour les façonnés, ajoutant, mais nous fabriquons les étoffes unies aussi belles qu'à Lyon, seulement elles nous reviennent plus cher. Dans l'intérêt des deux nations, mon opinion bien prononcée est que l'Angleterre ne doit point prohiber vos soieries. Elle devrait plutôt en diminuer encore les droits, bien que cela fût préjudiciable aux manufacturiers de cette patrie. La France devrait également nous ouvrir des débouchés, et diminuer les droits énormes [...] qui équivalent à une prohibition. Je suis partisan de la liberté du commerce et je verrais avec peine que, par l'obstination du gouvernement français [...], le gouvernement anglais, contre sa volonté, soit forcé de prohiber vos soieries. Ce serait un grand malheur." ’ Son ami Arlès-Dufour en est bien convaincu, lui qui, au cours de ce séjour et d'autres, ‘ "l'aida de tout son pouvoir et de ses démarches infatigables658" afin que leur but commun soit atteint.

Ici, une remarque s'impose toutefois, au travers d'une lettre adressée par celui-ci à ‘ "Mon cher monsieur Bowring" ’, datée ‘ "Lyon le ...1832" ’. Il y ‘ "écri[t] et résume les opinions" ’ que dans leurs ‘ "conversations il a souvent développées." ’ Sans aucun excès laudatif quand on connaît sa hardiesse de pensée et sa totale franchise, il congratule son correspondant, ayant jugé, à juste titre, sa forte personnalité : ‘ "Vous accomplissez une grande mission et marchez vers un noble but avec une activité, un zèle que l'on ne trouve que chez les hommes qui ont la conscience de la force et la force de la conscience. Vous arriverez659 ! " ’ Et si ces compliments peuvent surprendre, on peut l'être tout autant du qualificatif qui suit : ‘ "Moi, chétif, vous avez eu la bonté de me demander de m'associer à votre oeuvre ; et vous m'avez même trouvé y travaillant déjà, dans ma petite sphère avec toute l'activité et la persistance dont je suis capable. [...] Je prêche et propage ’ ‘ avec vous les idées de la libre concurrence perpétuelle qui mène à la liberté générale du commerce qui, elle même, mènera à l'association pacifique des peuples." ’ Cependant, la vue qu'ils ont l'un et l'autre de l'avenir est différente, car, rappelle-t-il, ‘ "ce que vous regardez comme but, moi je ne le considère que comme un pas [...] qui mènera à l'association pacifique des peuples." ’ L'un croit que ‘ "la concurrence illimitée de peuple à peuple et sans aucune entrave, ainsi qu'elle existe dans nos deux pays d'industriel à industriel, amènera la solution de l'équilibre de la production et de la consommation et le classement convenable de toutes les industries." ’ L'autre craint que, avant de parvenir au but commun et inéluctable, il faille passer par le chaos et la guerre. Et le pacifiste que nous connaissons de les redouter : ‘ "La guerre doit disparaître quelle que soit la forme qu'elle revêt, qu'elle se manifeste sur des champs de bataille ou sur des marchés, de peuple à peuple, ou d'atelier à atelier, avec le canon ou les machines, le fusil ou la navette. Ruiner des hommes, les tuer par les armes ou la concurrence, c'est toujours les tuer et les ruiner." ’ Et l'utopiste, aussi, de refaire surface : ‘ "Je crois que le temps est proche où un principe nouveau surgira du chaos qui permettra à tous les hommes, à tous, de développer, au soleil où tous auront place, leur activité, leur industrie, leur individualité en s'harmonisant, sans se heurter, se renverser et s'écraser les uns les autres." ’ Il conclut à ce sujet : ‘ "En démolissant donc avec vous le système féodal du monopole qui d'ailleurs croule de toutes parts, pour étendre celui de la libre concurrence, plus vite, plus fort et meilleur que lui, je reste fidèle à mes principes qui sont ma religion." ’ Ceci, avant de chanter un hymne à la gloire de Lyon, de sa position internationale, de son avenir660, un hymne tellement vibrant qu'il l'amène à ajouter : ‘ "Pardonnez-moi, mon honorable ami, cette digression qui semble étrangère au sujet de ma lettre, mais dont vous comprendrez certainement son opportunité661" ’...

Quelle que soit l'issue de leur combat, Arlès-Dufour poursuit le sien, aux aguets sur tous les fronts. Le voici qui alerte la Chambre de commerce ‘ "sur les événements qui se passaient au Mexique à la date des derniers courriers reçus de cette contrée662" ’, ‘ "le plus riche de nos débouchés sur ce continent" ’, avait déjà précisé le compte rendu de la Chambre au préfet, le 21 janvier ; immédiatement, il est décidé d'éveiller la sollicitude du ministre du Commerce sur ce nouveau danger pour notre commerce. Avec la satisfaction que l'on devine, il transmet à l'assemblée du 7 juin 1832 les ‘ "favorables espérances" ’ pour le maintien du bill que lui laisse espérer une récente lettre de Bowring.

Sensiblement au même moment, sans doute reçoit-il la visite d'un ami et ancien condisciple d'Enfantin à Polytechnique, celle de Léon Talabot. Cet ingénieur, ‘ "que d'importants travaux venaient à faire connaître comme profondément versé dans l'art de régulariser et d'utiliser l'action de l'air663" ’ est venu à Lyon pour améliorer les procédés de la condition des soies. Arlès-Dufour est en rapport664 avec l'un de ses frères, Edmond, ancien procureur du roi à Dreux qui a quitté cette position afin de propager activement sa foi saint-simonienne avant de s'installer avec la "famille" à Ménilmontant665. Nous aurons ultérieurement l'occasion d'évoquer le nom des Talabot.

Pendant ce temps, le chroniqueur désormais régulier de L'Echo de la Fabrique poursuit inlassablement ses démonstrations, cette fois sur un plan un peu plus technique pour ses lecteurs. Après avoir rappelé que ‘ "le système politique de Pitt fut aussi funeste à l'Angleterre que le système continental à la France" ’, que ‘ "le système de Pitt, en Angleterre, est flétri et renversé" ’, il constate que ‘ "le système continental en France est honoré, continué et, s'il se peut, renforcé [...].

"Mais, poursuit-il, l'arbre de la science de l'économie politique, planté par Adam Smith, avait poussé de vigoureuses racines et ses nombreuses boutures verdissaient de toutes parts. Canning parut au timon, appuyé sur le capable et malheureux Huskisson [victime d'un accident de chemin de fer entre Liverpool et Manchester ’ ‘ ]. Son coup d'oeil d'aigle lui dit que le temps était venu de cueillir les fruits semés par Smith, Bentham, Ricardo et les autres économistes, et les résumant, il proclama du haut de la tribune, à la stupéfaction des torys, des monopolistes, et à l'admiration des hommes éclairés, la "politique nouvelle". ’ Il dit : ‘ "La politique des peuples, c'est-à-dire leur règle de conduite entre-eux, doit être la même que celle des individus. - Que l'intérêt d'un peuple n'est pas comme on le prétend. - Que les autres peuples soient faibles et malheureux, mais bien au contraire qu'ils soient forts, riches et heureux. - Que l'intérêt d'un peuple comme l'intérêt d'un individu est bien d'être entouré de voisins riches, car avec les riches on peut échanger ses productions, et par conséquent accroître son bien-être et ses jouissances, tandis qu'avec les pauvres on ne peut rien échanger, rien gagner, car ils n'ont rien à donner et ne ’ ‘ peuvent que recevoir. - Qu'un commerce basé sur la vente en repoussant l'achat est absurde et nul ; et vice-versa. - Que pour beaucoup vendre, il faut beaucoup acheter. Que le véritable commerce, c'est l'échange. - Que, pour les peuples comme pour les individus, la seule règle raisonnable dans leurs transactions est qu'il faut se procurer au plus bas prix possible les objets nécessaires à l'existence ou au luxe, c'est-à-dire donner le moins de travail possible pour le plus de produit possible [...]." ’ Et, après cette longue citation de Canning, de constater : ‘ "Depuis cette époque (1826), le gouvernement anglais n'a cessé de baisser les droits d'entrée sur les principaux articles de consommation [...] ; et cependant malgré ces soulagements apportés aux charges qui pèsent sur les consommateurs et la réduction des droits sur les vins de France, les douanes de la Grande-Bretagne qui compte 22 millions d'habitants ont produit, en 1831, 438 millions de F. Les douanes de la France qui compte 34 millions d'habitants, par conséquent plus d'un tiers de plus, ont produit 70 millions".

Et là, Arlès-Dufour assouvit encore sa répulsion à l'égard des douaniers. ‘ "En Angleterre les douanes ne vexent pas les citoyens ; en France, c'est leur principal but : moyennant 10 % de prime, vous ferez entrer en Angleterre tout ce que vous voudrez ; mais comme simple citoyen, si vous voulez, pour votre usage, apporter en France, une aiguille, un tire-bouchon, 20 cigares, on vous fouille, vous moleste, vous insulte et vous vole, surtout si vous avez le malheur d'être mal ou modestement vêtu. [...] Avec quelles phrases, M. de Saint-Cricq et ses amis les monopolistes nous prouveront-ils qu'ils ont eu raison de retenir la France dans les langes pourris du système continental ? Voyons leurs chiffres ! Ils font pitié666."

Si le dialogue avec le gouvernement français est pour le moment loin d'être institutionnalisé, le gouvernement britannique, lui, est en proie à de violents orages à la suite du projet de réforme parlementaire soulevé par le vent révolutionnaire venu de Paris depuis 1830. "L'Angleterre - 4e article" le rapporte à la première page de L'Echo de la Fabrique du 20 mai 1832 ; toujours sous la signature "Z"... Dans un pareil moment, il siérait mal de continuer à entretenir les lecteurs des relations commerciales entre les deux peuples. Aussi, en préambule, son auteur reprend quelques-uns des termes de son papier du 22 avril, notamment ceux-ci : ‘ "Les privilèges qui font la puissance et l'influence de l'aristocratie anglaise lui donnent une force dont elle fera certainement usage pour les défendre" ’ - pour annoncer : ‘ "La résistance de l'aristocratie est arrivée plus tôt que nous le pensions." ’ Après un rappel de quelques funestes spécificités britanniques, il console en se félicitant et en espérant : ‘ "Heureusement que ’ ‘ l'humanité profite de toutes les expériences, et que les grandes fautes aussi bien que les grandes actions servent à accélérer sa marche progressive. Le but que nos prévisions d'hommes peuvent lui assigner est ’ ‘ l'association universelle des peuples667." ’ Dans le même esprit, rendant hommage à la force du peuple anglais, : ‘ "La France d'autrefois se serait réjouie des embarras et malheurs qui menacent l'Angleterre ; la France d'aujourd'hui s'en attriste et s'en inquiète ; c'est que partout règne déjà ce sentiment de solidarité de tous les peuples, qui est le germe de l'esprit de famille qui doit un jour les unir tous668...."

"Bravo, bravo, frères ! clame l'éditorialiste, devenu quasi-permanent, s'adressant "A nos frères d'Angleterre" ’, le 27 mai 1832. ‘ "Votre contenance calme et fière comme celle du lion a suffi pour épouvanter vos ennemis qui sont aussi les nôtres ! Par la ruse et la trahison, ils avaient repris le pouvoir ; mais, effrayés de vos énergiques protestations, ils l'ont abandonné comme des lâches ; ils sont rentrés, non sous terre, mais derrière le trône, où ils vont, par de sourdes menées, entraver les efforts de vos ministres et nous faire tout le mal qu'ils pourront. [...] Restez unis, associés, organisés et que Dieu fasse que vous le soyez toujours ; car alors vous éviterez l'anarchie qui trop souvent résulte des victoires du peuple. [...] Vos ennemis sont aussi les nôtres, car ce sont eux qui, pour détourner votre attention, votre énergie de vos véritables intérêts, ont entretenu pendant si longtemps entre vous et nous l'esprit de haine et les guerres sanglantes qui les ont enrichis, eux vos maîtres, et nous ont appauvris, vous et nous travailleurs.[...] C'est la Révolution de Juillet qui, en scellant notre union, a brisé les chaînes dont l'aristocratie vous enlaçait. [...] Allez, frères, serrez vos rangs, ne vous laissez pas entamer ni par l'intrigue ni par la menace ! Vos ennemis sont hypocrites et fanfarons ! Clergé et noblesse ! Cent mille individus contre 17 millions ! Comptez-vous, restez unis, soyez calmes, croisez les bras, et ils mourront de rage ! Courage, vos frères de France vous regardent669."

Dans le même numéro, le même auteur, décidément fort prolixe et toujours anonyme, s'en prend fortement encore au Courrier de Lyon - le journal a critiqué le saint-simonisme... - et l'attaque au passage sur le plan rédactionnel : ‘ "Les rares articles sur ’ ‘ l'industrie lyonnaise ’ ‘ paraissent rédigés par des marchands turcs, et les articles ’ ‘ finance ’ ‘ , tout aussi rares, par des ’ ‘ propriétaires arabes." ’ Entre les deux articles d'Arlès-Dufour, un autre, signé "A.V.", traite ‘ "De l'union universelle des travailleurs670" ’...

Les espoirs qu'a fait naître la lettre de Bowring, portée à la connaissance de la Chambre de commerce comme vu plus haut, ne doivent pas cependant mettre un terme à la campagne de presse engagée ; bien au contraire, il faut presser le pas. Toujours sous la même plume, L'Echo de la Fabrique du 10 juin lui consacre les deux colonnes de sa première page sous le titre ‘ "De la prohibition des soieries françaises en Angleterre" ’. L'état précaire des relations commerciales de la France et de l'Angleterre ‘ "est si fragile qu'en ce moment, il tient au résultat d'une enquête parlementaire provoquée par les ennemis de la liberté du commerce et les anti-réformistes (les aristocrates) [britanniques]. Le terme fixé par la loi qui permet l'introduction des soieries françaises approche ; la loi sera-t-elle prorogée, renouvelée ou rapportée ? Voila la question : on comprend qu'elle est d'une immense gravité pour nous ; car de sa solution dépend le travail, c'est-à-dire la vie, l'existence de milliers d'ouvriers, et cependant il n'en est pas plus question à Lyon que s'il s'agissait de quelque changement à faire au Coran.

"Est-ce ignorance, légèreté ou indifférence ? [...] Dans un tel état de choses, n'eut-il pas été du devoir de nos fabricants de se réunir pour adresser pétition sur pétition au gouvernement, et appuyer énergiquement des démarches qui, à ce qu'on nous assure, ont été faites par notre Chambre de commerce. [...] Voudrait-on nous faire croire que les bourgeois ne savent se réunir et s'entendre que lorsqu'il s'agit de niaiseries ou de futilités ? Nous avons trop bonne opinion d'eux ; mais si malheureusement il en était ainsi, alors nous, écho des travailleurs, nous engagerions les ouvriers à se réunir à leur défaut, pour discuter et signer une pétition au Roi. La chose en vaut la peine ! Il s'agit pour plusieurs branches de notre industrie, et par conséquent pour des milliers d'ouvriers, de vie ou de mort. Le sujet [...] mérite qu'on se dérange et s'en occupe un peu671 ! "

Les 1er et 8 juillet, deux articles, sous le même titre "Industrie lyonnaise" et du même auteur, alimentent encore "la une" de L'Echo de la Fabrique 672. Le premier dresse un fort intéressant tableau des relations commerciales du moment entre la fabrique et les différents pays du monde importateurs de soieries. Dans l'autre, le saint-simonien montre l'oreille en voulant pallier les grands inconvénients de l'industrie morcelée ; on l'aura compris, pour y parer, une seule solution, l'association ! ‘ "Eh ! qu'on ne jette pas les hauts cris à ce mot d'association, et qu'avant d'avoir lu et réfléchi on ne hurle pas que c'est impossible ! Ce n'est pas de l'association, pour l'exploitation de l'industrie que nous voulons parler, mais de l'association pour faire, ’ ‘ à frais communs, toutes les expériences, tous les essais ’ ‘ , pouvant provoquer et activer le perfectionnement et le développement de notre industrie dans toutes ses branches. Ce n'est pas un ’ ‘ cercle ’ ‘ de fabricants tel qu'il a existé que nous demandons ; nous avons, Dieu merci, assez de parlage [ ’ ‘ sic ’ ‘ ], et savons, par expérience, qu'il sort peu de bon des grandes assemblées délibérantes. Nous demandons une association d'industriels, une association composée de fabricants, marchands de soie, commissionnaire, teinturiers, chefs d'ateliers, mécaniciens, artistes, enfin d'hommes directement intéressés à la prospérité de notre industrie et voulant y concourir673." ’ Le développement de cette idée, annoncé pour un prochain numéro, ne semble pas avoir reçu de suite ; par contre, l'impôt progressif, d'une part, et La Martinière674, d'autre part, feront prochainement l'objet des préoccupations de l'auteur de cette suggestion. Cette même livraison du dimanche 8 juillet 1832 annonce les résultats des élections de l'avant-veille à la Chambre de commerce. Elles découlent de l'ordonnance royale du 16 juin prévoyant, sur le territoire, le renouvellement immédiat et intégral de la composition de ces organismes. ‘ "Une pièce curieuse sous tous les rapports" ’, écrit L'Echo de la Fabrique qui se refuse à commenter l'économie de cette nouvelle législation. ‘ "Nous nous contenterons, ajoute-t-il toutefois, d'engager ceux de nos lecteurs qui aiment à étudier les choses difficiles, les problèmes, les énigmes, les vieux grimoires, à lire cette ordonnance675." ’ Quoi qu'il en soit, les neuf membres du tribunal de commerce, les douze membres de l'ancienne Chambre de commerce, vingt-huit notables choisis par ces deux corps et trente-et-un prud'hommes, chefs d'atelier et fabricants, avaient été convoqués, ce jour-là, au Palais Saint-Pierre. Sur quatre-vingt notables représentant le commerce, soixante s'étaient exprimés. Au premier tour, avaient immédiatement été élus à la majorité absolue : Laurent Dugas, marchand de soie (58 voix), Isaac Rémond, fabricant d'étoffes unies (58 voix), Beaup, commerce de banque (57 voix) et, en quatrième position, Arlès-Dufour (46 voix)676 devançant, malgré un seul semestre d'exercice, trois autres membres dont Brosset (33 voix) ; un second tour avait été nécessaire pour l'élection de leurs huit autres collègues. A la séance du 13 août, les commissions sont constituées et, en compagnie de Brosset, Rémond, Goujon, Mante et Mestrallet, Arlès-Dufour se trouve naturellement affecté à la commission des manufactures.

Manuscrit de « l’impôt progressif » publié dans le n°39 de « L’Echo de la Fabrique » du 22 juillet 1832.
Manuscrit de « l’impôt progressif » publié dans le n°39 de « L’Echo de la Fabrique » du 22 juillet 1832.

Il est aussitôt mis à contribution pour rédiger un nouveau travail sur la situation de la Fabrique, lu par le président au cours de la séance du 13 septembre et approuvé pour servir de base au rapport attendu par le préfet. L'occasion est, bien sûr, saisie pour souligner, une fois encore, les inquiétudes liées au sort du bill : ‘ "Si [...] le parti manufacturier [anglais], s'alliant à ’ ‘ l'opposition torie et arguant de notre persévérance dans le système de prohibition absolue contre les articles même de production anglaise dont nous sommes dans l'impuissance de nous passer et dont nous tolérons tacitement, pour ce motif, l'introduction par contrebande, obtenait le rejet du ’ ‘ bill ’ ‘ et la prohibition de nos produits, il n'y a pas à douter que les ordres de printemps, pour l'Angleterre, ne fussent nuls ; et par le chiffre de seize millions auquel nous avons estimé leur importance, on peut juger du dommage qu'en éprouveraient nos manufactures de soieries. Espérons [...] que l'incertitude qui, dans tous les temps et dans tous les pays, est la mort des transactions commerciales, aura cessé avant l'ouverture de la saison677."

Pendant ce temps, la commission d'enquête nommée par le parlement britannique sur la question du renouvellement du bill poursuit activement ses réflexions. Bowring en tient informé, à la fois, la Chambre de Lyon et son correspondant et ami. A l'intention de ce dernier, il adresse copie de son travail remis à cette autorité ; Arlès-Dufour se refuse à traduire lui-même, comme il le lui est demandé en raison de son grand intérêt, l'épais document s'il n'est pas certain d'en voir votée l'impression678 ; il est finalement chargé de rechercher un traducteur versé dans la connaissance des deux langues. Quoi qu'il en soit, les éléments ainsi parvenus à la Chambre ‘ "paraiss(e)nt de nature à exiger que l'attention de Monsieur le Ministre du Commerce soit de nouveau éveillée sur la nécessité d'assurer le renouvellement du bill des soieries par des démonstrations de réciprocité de la part de la France" ’. Aussi, il est arrêté que, ‘ "nonobstant que ses précédentes lettres, relativement à cette mesure, soient restées sans réponse, elle écrira itérativement d'une manière pressante et dans le même sens à M. le Ministre." ’ Cette fois, la Chambre de commerce de Lyon semble entendue ; une dépêche du ministre du 20 novembre 1832 lui annonce ‘ "la présentation prochaine aux Chambres d'un projet de loi contenant des dispositions propres à faciliter le renouvellement du ’ ‘ bill ’ ‘ dont il s'agit679."

C'est sur cet espoir que se clôt l'année 1832, pour l'organisation consulaire du moins. Non pour celui de ses membres qui, en son sein, y achève une première année de collaboration particulièrement active ! Et qui sait qu'on n'a pas le droit de se bercer de folles espérances !

Evidemment, il avait été loin de se satisfaire d'un signe encourageant, venu de la Chambre des communes britannique, même si ses amis Bowring et George Villiers en étaient les instigateurs ; le 7 août, elle avait adopté un bill aux termes duquel l'Angleterre et la France feront échange réciproque d'un exemplaire de chaque ouvrage imprimé dans ces pays. ‘ "Un ’ ‘ bill ’ ‘ qui ne fera pas verser de larmes680" ’, avait commenté, dans ses informations diverses, L'Echo de la Fabrique du 19 août.

D'autre part, la commission du parlement anglais n'avait adopté le renouvellement de l'important bill qu'à une seule voix de majorité ! La Chambre de commerce s'en était émue dans sa séance du 13 novembre auprès du ministre. Dans le journal de Lyon Le Précurseur, daté du surlendemain681, "M. A.D.682" emboîtait le pas dans un article de plus de deux colonnes, sous le titre "Des prohibitions", sous la forme de questions et de réponses sur l'inanité de la situation, non sans avoir mis en cause la carence gouvernementale : ‘ "Le système continental, dont M. de Saint-Cricq était l'enfant et le gendarme, continué par la Restauration [il l'écrit avec une minuscule !] sous sa direction, est encore debout en ’ ‘ mil huit cent trente-deux683, et M. d'Argout, homme éclairé mais faible, qui préside à nos destinées commerciales, semble toujours sous l'influence funeste de l'inévitable M. de Saint-Cricq, le douanier incarné." ’ Et, plus loin, poursuivant son plaidoyer : ‘ "Et il faut le dire, depuis quelques années l'Angleterre, en baissant encore les droits sur nos soieries, en réduisant ses droits sur nos vins [...] a donné des preuves matérielles de son désir d'alliance avec la France, preuves que nous avons reçues avec la plus grande indifférence. Faut-il s'étonner si les bons sentiments se changent en antipathies lorsqu'ils n'éveillent ni écho ni réciprocité ? [...] On le voit, la question est grave et n'admet pas de juste milieu ; il faut entrer franchement dans le système libéral que suit l'Angleterre ou persister dans la voie du système continental. Si le gouvernement français veut la ruine complète de l'industrie nationale de Saint-Etienne, de Saint-Chamond et de Lyon, s'il veut que nos ouvriers déjà si malheureux meurent de faim par milliers, il n'a qu'à opter pour le système du privilège et du monopole. Les monopolistes et les privilégiés le béniront. Mais le peuple !!! " ’, concluait-il.

Sur l'intégralité de sa page deux et une partie de la trois, le 21 novembre, Le Courrier de Lyon imprimait quant à lui, en regard des résolutions proposées par le comité d'enquête anglais, une réponse solidement étayée - à nouveau un important travail - aux allégations contenues dans ce document. Un travail, précise le journal, ‘ "rédigé par un de nos compatriotes familier avec les matières commerciales, et parfaitement placé pour connaître à fond et apprécier nos relations ’ ‘ avec l'Angleterre684." ’ La traduction du texte anglais est, sans doute, due à l'auteur de la réponse ; mais il est certain que la colonne réservée à cette réponse est signée des initiales "A.D." ! Quitte à passer pour un "marchand turc"...

L'article paru dans Le Précurseur appuyant la nouvelle démarche de la Chambre de commerce ont-ils, tous deux, joué - enfin ! - un rôle dans la décision ministérielle française du 20 novembre ? Mais l'auteur de cet article ne craint-il pas que, après un long silence valant fin de non-recevoir, cette décision ne soit qu'un nouveau moyen dilatoire gouvernemental, sinon que les choses traînent encore en longueur ? Plus tôt, aux bourgeois fabricants, avec fermeté mêlée de quelques ménagements, L'Echo de la Fabrique n'avait-il pas, par son écrit non signé, reproché leur inertie685 ? Faute de pétition au gouvernement de leur part, il en promettait une émanant des ouvriers ! L'hebdomadaire tient parole dans son numéro 60 du 16 décembre 1832. A l'adresse de ‘ "Mrs les Membres de la Chambre des Députés" ’, ‘ "la pétition suivante, revêtue de la signature d'un grand nombre d'ouvriers, partira lundi soir pour Paris, où elle sera présentée à la Chambre des Députés. Ceux qui voudraient y apposer leur signature sont prévenus de passer au bureau, demain, avant deux heures précises." ’ ‘ "Les soussignés, chefs d'ateliers et d'ouvriers en soie des villes de Lyon, la Croix-Rousse et la Guillotière ont l'honneur d'appeler votre attention sur une question des plus vitales de leur industrie, et de laquelle dépend l'existence de leurs familles." ’ Il s'agit évidemment de la crainte que l'Angleterre, par représailles, ferme ses marchés aux productions françaises : ‘ "ce qui anéantirait l'existence de plus de vingt mille ouvriers déjà dans la misère et que ce débouché soutient encore" ’. ‘ "Cette rupture dans les transactions commerciales ruinerait l'industrie la plus nationale, l'une des plus anciennes de France, et un grand nombre de celles qui s'y rattachent. Il dépend de vous, Messieurs, de la détourner, non seulement sans imposer au pays aucun sacrifice, mais en le délivrant des chaînes qui l'écrasent, et en lui ouvrant des sources de bien-être.

"Depuis l'époque où l'Angleterre a accueilli nos étoffes, nos exportations se sont élevées à plus de 25.000.000 [francs] par année ; et ce débouché entretient des consommations qui n'existeraient pas, ou iraient à l'étranger : il compense celui de l'Allemagne, maintenant très restreint, et la consommation intérieure qui, malgré le bas prix de nos étoffes, a considérablement diminué depuis quelques années ’.

"Nos exportations pour la Grande-Bretagne ne pourraient que s'accroître, par un traité de commerce, en rapport avec les besoins et les productions des deux pays. C'est pour en arriver à cet heureux résultat que nous en appelons, Messieurs, à votre patriotisme éclairé686." ’ Ainsi donc, voici le but lâché en ces derniers mois de 1832 : la conclusion d'un traité de commerce avec la Grande-Bretagne ! Un objectif qu'Arlès-Dufour va poursuivre avec acharnement pendant bien de nombreuses années encore...

Car cette pétition, c'est bien lui, personnellement, qui en a pris l'initiative, excédé des palinodies du gouvernement. Au nom des canuts, ceux de l'insurrection de novembre 1831... Il l'a rédigée, en a pesé les mots, la formulation, les arguments, la retouchant à maintes reprises. En sont témoins les deux brouillons que nous lui connaissons687, écrits de sa main ; et, du reste, ne correspondent-ils pas encore au texte qui sera rendu officiel... Plus tard, revivant les phases si variées des multiples activités qui auront constitué sa vie au travers de ses vieilles archives, il datera l'un de ces brouillons "1833" à juste titre, l'autre simplement "183..", la mémoire faisant défaut.

Et il poursuit : ‘ "Ecoutez les plaintes de l'Angleterre, elles sont justes et semblent l'écho de celles des travailleurs de France ; l'Angleterre demande que vous lui donniez les moyens de nous payer, autrement que par la contrebande, les produits qu'elle achète de nous. Ces moyens, Messieurs, il est facile et même urgent de les lui donner, en déclarant, ainsi qu'elle le fit pour nous en 1826, que toutes les provenances d'Angleterre entreront en France, moyennant un droit temporaire assez élevé, pour préserver d'un coup trop rude quelques branches d'industrie, et assez bas pour empêcher la contrebande, qui ruine le commerce régulier, frustre le trésor de ses revenus et démoralise les populations qu'elle fait vivre hors la loi. [...]

"Et pour cela, levez les prohibitions qui entravent le commerce et l'industrie. Par cette mesure, vous augmenterez prodigieusement le produit maintenant insignifiant des douanes ; avec cet accroissement de recettes vous pourrez satisfaire aux voeux et aux besoins du peuple qui, de toute part, demande avec instance l'abolition des impôts indirects qui écrasent les travailleurs. Pour nous, Messieurs, nous comprenons si bien que le temps des privilèges est passé, que nous consentons volontiers à la libre sortie des soies de France dont le privilège nous donnait un grand avantage sur nos concurrents. Nos frères du midi doivent être libres d'aller vendre leurs produits par tout le monde, comme nous devons l'être d'acheter le blé, le fer, la houille, le coton, la laine, etc., où nous la trouverons meilleur marché.

"Messieurs, vous êtes tous propriétaires ou industriels, alors vous éprouvez comme nous le besoin de la paix, et vous devez comprendre que les moyens les plus sûrs de la rendre plus durable, c'est de multiplier les relations d'intérêt matériel d'homme à homme, de ville à ville, de peuple à peuple." ’ Des termes semblables à ceux trouvés sous sa plume dans l'un de ses premiers rapports que nous lui connaissons, daté de 1822688 !

Et il arrive au terme de son appel : ‘ "Or, comment pouvez-vous l'espérer avec des douanes trop élevées et des prohibitions qui parquent et isolent les peuples, les empêchent de lier, d'entretenir et d'étendre leurs relations, par l'échange mutuel de leurs produits et de leurs industries. Nous savons, Messieurs, combien vos moments sont précieux ; mais la question que nous vous soumettons est de la plus haute politique ; c'est celle du travail, c'est-à-dire de la vie intérieure et extérieure des peuples, enfin de l'existence de notre populeuse cité689."

Ainsi, à leur tour, les députés seront-ils parfaitement avertis de l'ampleur de leurs responsabilités lorsque le projet de loi visé plus haut leur sera soumis. A la Chambre de commerce de Lyon, après celle du 6 décembre, la dernière séance de 1832, celle du 22, était consacrée à la distribution trimestrielle des jetons de présence ; le préfet, M. de Gasparin, en recevait un, le président Laurent Dugas 5, Arlès-Dufour 4.

Ce dernier, avec quatre présences aux six séances du premier trimestre, huit aux neuf du second, trois aux quatre du 3e, trois aux cinq du dernier, par sa seule assiduité, était loin, déjà, d'avoir démérité de la confiance de ses pairs.

Notes
614.

Le coût de leur réfection s'élèvera à 13.063 F. (AML, I/2 38 Troubles politiques - Emeute des 21-23 novembre 1831).

615.

Courrier de Lyon, 5 janvier 1832.

616.

Ibid., 13 janvier 1832 annonçant les nominations du roi. Vachon-Imbert succédera rapidement à Terme au poste de 1er adjoint.

617.

Onomatopée des bruits du métier à tisser.

618.

Courrier de Lyon, 18 janvier 1832.

619.

Actuel Lycée Ampère.

620.

Fondée en 1700.

621.

Chaptal surnommé "le Colbert du XIXe siècle", est en 1814 commissaire extraordinaire à Lyon pour défendre la place, pendant les Cent-Jours ministre du Commerce, et Pair de France par Louis XVIII pour ses services rendus au pays sous les divers régimes.

622.

Almanach historique et politique de la ville de Lyon pour l'année bissextile 1832.

623.

Lettre d'Arlès-Dufour, 3 novembre 1831, au maire Prunelle, déjà citée in "XI - Le "tarif" et les canuts".

624.

Le fait n'est pas exceptionnel, Brosset était seulement âgé de 29 ans lors de son élection en 1828. Il était le gendre du président en exercice comme précisé ci-dessus.

625.

Il est encore "préfet de l'Isère et préfet provisoire du Rhône".

626.

Procès-verbal des séances du conseil municipal de Lyon, Vol. VI, 1823-1826, p. 277.

627.

Justin Godart, op. cit., p. 302.

628.

Auguste Isaac, op. cit., p. 24. Cet auteur date cette "conversion" de 1833.

629.

Cf. XI - Le "tarif" et les canuts.

630.

Lettre CCL n° 192, 28 décembre 1831 (Registre Copies de lettres).

631.

L'Echo de la Fabrique, 11 décembre 1831.

632.

C. Beaulieu, op. cit., p. 575.

633.

Lettre à Prunelle du 3 novembre 1832 déjà citée in XI - Le "tarif" et les canuts.

634.

Registre des délibérations de la Chambre de commerce, 7 juin 1832. Les citations des délibérations de la CCL qui suivent sont extraites des Registres des délibérations de la CCL, sauf précision contraire.

635.

Lettre n° 853 du 22 février 1843 de la Chambre de commerce. Les citations de lettres de la CCL qui suivent sont extraites des Registres Copies de lettres de la CCL, sauf précision contraire.

636.

Réponse CCL n° 201 du 21 janvier 1832 (Registre Copies de lettres) à la demande du préfet sur la situation de la fabrique de soieries de Lyon.

637.

A[rlès]-D[ufour], Un mot sur les fabriques..., op. cit., p. 56. Pour mémoire, cf. VI - La découverte de l'Angleterre.)

638.

Lettre CCL n° 207 de Lyon à M. de Rosnay, inspecteur des douanes à Lyon, du 3 février 1832 (Registre Copies de lettres).

639.

Ibid.

640.

Arlès-Dufour, "L'Angleterre - 3e article", L'Echo de la Fabrique, 6 mai 1832.

641.

Lettre CCL n° 207 à M. de Rosnay, citée supra.

642.

Ibid. et lettres CCL n° 208 du 3 février 1832 et n° 212 bis du 15 même mois au ministre du Commerce (Registre Copies de lettres).

643.

M. Pariset, op. cit., note 1, p. 59.

644.

Avec la commission administrative de la condition des soies et la commission de surveillance de l'atelier du moirage.

645.

Lettre CCL n° 207 à M. de Rosnay, citée supra.

646.

"Pour ne pas froisser l'intérêt privé de quelques filateurs", déclarera Arlès-Dufour dans son rapport fait devant la Chambre de commerce de Lyon le 22 mars 1832 (Registre des délibérations).

647.

Dans son brouillon (Archives familiales), il avait écrit : "Cette proposition a paru à la Chambre de commerce si extraordinaire que, dans la réunion qu'elle a motivée, tous ses membres la traitaient de supposition injurieuse et qu'il a fallu..." Le compte rendu de la Chambre semble avoir été abrégé, sauf version modifiée ultérieure que nous ne connaissons pas.

648.

Article de L'Echo de la Fabrique, 15 avril 1832, sans titre ni signature, débutant par Dans sa séance du 26 mars..., paternité attribuée à Arlès-Dufour en table des matières du périodique pour les années 1831-1832. Faute, sauf erreur, de récapitulation identique, nous n'avons pu identifier d'autres articles de l'intéressé pour la période 1833/1834.

649.

L'Echo de la Fabrique, n° 26 du 22 avril 1832.

650.

Signés "Z." et identifiés comme vu ci-dessus.

651.

L'Echo de la Fabrique n° 27 du 29 avril 1832.

652.

Propositions de M. Arlès-Dufour, délibération du 26 avril 1832 et lettre CCL n° 335 au ministre du Commerce du 30 avril (Registre Copies de lettres).

653.

Lettre CCL n° 335 du 30 avril 1832 au ministre du Commerce (Registre Copies de lettres).

654.

Lettre CCL n° 212 bis du 15 février 1832, citée supra dans le texte (Registre Copies de lettres).

655.

Lettre CCL n° 341 du 8 mai 1832 au maire de Saint-Etienne (Registre Copies de lettres).

656.

Ibid.

657.

L'Echo de la Fabrique, n° 11 du 17 mars 1833.

658.

Michel Chevalier, M. Arlès-Dufour, op. cit.

659.

En effet, né en 1792, Bowring, élu membre de la Chambre des Communes en 1835, sera consul à Canton en 1849, en 1854 commandant en chef, gouverneur et vice-amiral à Hong-Kong, surintendant du commerce en Chine, nommé député de Devon en 1860. Décédé à Londres le 23 novembre 1872, soit dix mois après Arlès-Dufour (G. Vapereau, op. cit.).

660.

Tout ceci, non pour la première ni pour la dernière fois.

661.

Lettre d'Arlès-Dufour à Bowring, " Lyon le ... 1832", peut-être datée a posteriori (Archives familiales).

662.

CCL, Registre des délibérations, 10 mai 1832. Nous ne possédons pas de trace d'éventuelles transactions commerciales d'Arlès-Dufour avec ce pays.

663.

Lettre CCL n° 366 au préfet du 19 juin 1832 (Registre Copies de lettres).

664.

Cf. XII - Le saint-simonien.

665.

Edmond Talabot meurt du choléra à Ménilmontant le 16 juillet 1832.

666.

"L'Angleterre (3e article)", L'Echo de la Fabrique, n° 28 du 6 mai 1832.

667.

Souligné par nous.

668.

L'Echo de la Fabrique, n° 30 du 20 mai 1832.

669.

Ibid., n° 31 du 27 mai 1832. Article totalement anonyme cette fois.

670.

Id.

671.

L'Echo de la Fabrique, n° 33 du 10 juin 1832. Article d'Arlès-Dufour, paru sans aucune signature mais identifié comme vu plus haut.

672.

Ibid., n° 36 et n°37, des 1er et 8 juillet 1832. Le premier article est signé "Z", le second reste anonyme. Tous deux sont identifiés selon la table des matières du journal.

673.

L'Echo de la Fabrique, n° 37, 8 juillet 1832.

674.

Cf. VII - L'antidote à la pauvreté.

675.

"Chambre de commerce", L'Echo de la Fabrique, n° 37, 8 juillet 1832.

676.

On notera que le nouveau mode d'élection pour la formation des Chambres de commerce ne remet pas en cause la nomination précédente d'Arlès-Dufour réélu.

677.

Lettre CCL au préfet n° 398 du 20 septembre 1832 (Registre Copies de lettres).

678.

Registre des délibérations CCL, 22 novembre 1832.

679.

Registre des délibérations CCL, 6 décembre 1832.

680.

L'Echo de la Fabrique, n° 43, 19 août 1832.

681.

Reproduit tardivement dans L'Echo de la Fabrique, n° 61, du 23 décembre 1832 où nous l'avons relevé.

682.

C'est bien la première fois qu'Arlès-Dufour sort partiellement de l'incognito par l'apparition de ses initiales.

683.

En italiques dans le texte.

684.

Le Courrier de Lyon, 21 novembre 1832.

685.

L'Echo de la Fabrique, n° 33, 10 juin 1832 (Cf. supra).

686.

"Pétition à Mrs les Membres de la Chambre des Députés", L'Echo de la Fabrique, n° 60, 16 décembre 1832.

687.

Archives familiales.

688.

Termes déjà cités in VI - La découverte de l'Angleterre, extrait dudit rapport également mentionné in V - L'installation lyonnaise.

689.

[Arlès-Dufour], "Pétition à Mrs les Membres de la Chambre des Députés", L'Echo de la Fabrique, cité supra.