Introduction générale

‘The most public private man in the state’
—Remini (I : 159).

Présentation

Cette étude, intitulée "Andrew Jackson : l’homme privé dans sa correspondance", n'est pas une biographie ; elle en est le mouvement inverse. Loin de prétendre cristalliser l’homme dans un texte fédérateur, elle tentera de le déployer en esquissant les différentes facettes de son identité. Puisant dans la correspondance, notre intérêt se porte sur ce qui rend Andrew Jackson “ordinaire”, avec toutes les réserves que l'on puisse imaginer le concernant. Au lieu de créer une narration structurante à partir de faits épars, ces faits seront observés dans leur contexte, afin d'en déceler l’arrangement, l'atmosphère, le timbre. À partir des mots, nous rechercherons le dialogue, l'échange, entre les personnages et leur milieu, mais aussi entre eux et nous.

À l'instar de toute correspondance, les lettres de Jackson nous introduisent dans un monde tronqué où l'on aperçoit des tranches d'existences, des bribes de discours, des esquisses d'événements, qui créent une narration floue aux contours mal définis. À nous de ‘“faire de ces paroles la matrice extravagante et sûre de notre histoire”’ (Farge, 1997 : 92). Loin du souci chronologique de la biographie, a été retenue l’observation des pratiques ou des types de relations qui inséraient Jackson dans des comportements caractéristiques tout en démontrant sa propre interprétation des codes. Ainsi, par une vision “épaisse” 1 de la quotidienneté faisant appelle à une gamme large d’éléments constitutifs, l’impressionnisme de la sélection vise à rendre compte d’un mode de vie, d’un esprit du temps vécu par un homme au nom duquel a été baptisée, rétrospectivement, toute une époque.

De la mosaïque américaine, de cette fragmentation propre à l’Amérique, Deleuze écrivait à propos de Whitman :

‘Les fragments sont des grains, des “granulations”. Sélectionner les cas singuliers et les scènes mineures est plus important que toute considération d’ensemble. C’est dans des fragments qu’apparaît l’arrière-plan caché, céleste ou démoniaque. Le fragment est le “reflet écarté” d’une réalité sanglante ou paisible (1993 : 77).

Deleuze poursuit par cette phrase qui fonde également notre travail ‘: “Encore faut-il que les fragments, les parties remarquables, cas ou vues, soient extraits par un acte spécial qui consiste précisément dans l’écriture.”’ Ce choix opéré dans les actes par leur narration dans la correspondance dirige notre attention, la guide et la motive. L’exubérance des activités et des intérêts de Jackson trouve un écho spécial dans ses lettres et oblige à une présentation éclatée. Mais, sous l’apparente dispersion se tisse une trame puissante qui relie les fils entre eux.

Cet arrière-plan, ce monde dans lequel s’organisent les arrangements circonstantiels de nos histoires, constitue le soutènement de cette étude de cas. Planteur du Tennessee, Jackson détient tous les caractères inhérents à sa caste ; en cela, il est un cas exemplaire des valeurs et des principes qui configuraient le Vieux Sud. Pourtant, cette représentativité s’accompagne d’une profonde différence avec nombre de ses pairs : sa loyauté à un idéal fondateur, l’unité indivisible de la république américaine. La constance de son attachement aux idéaux révolutionnaires s’ancre dans l’action quotidienne d’Andrew Jackson, s’immisce dans l’épaisseur des liens personnels avec son entourage et imbibe son sens des valeurs.

Notre étude s'apparente à une sorte d'archéologie du texte Jackson. Des courants souterrains, qui se meuvent différemment selon les contextes, réapparaissent et se font écho, de sorte qu'il est possible d'en esquisser la carte. Au fur et à mesure de notre lecture de la correspondance, des couches profondes du personnage se font jour et se lit entre ces lignes un texte caché, sous-jacent, fondateur, qui rappelle le “texte primitif” évoqué par Michel Foucault (1966 : 56) : ‘"Il n'y a commentaire que si, au-dessous du langage qu'on lit et déchiffre, court la souveraineté d'un Texte primitif.”’ Toutes proportions gardées, la quête de l'identité jacksonienne s'inscrit dans cette “expérience culturelle” qui noue la singularité de l'homme à son rapport aux autres dans la perception qu'il a de sa place dans le monde. Empruntant encore, avec prudence et pour donner forme à notre sujet, un mot de Foucault, nous dirons qu'apparaissent alors “les configurations” (13) qui ont donné forme à l'identité d'Andrew Jackson, des arrangements culturels par lesquels l’homme se sent appartenir à une communauté.

Bien entendu, des choix ont dû être opérés dans la pléthore d'événements dont est constituée la vie de Jackson. La tâche ne fut pas aussi ingrate que la richesse du matériau pouvait le faire craindre. Nous développerons, dans la deuxième partie de cette introduction, les motivations de ces choix dans le plan de notre travail.

Nous ne prétendons pas changer radicalement le point de vue sur Andrew Jackson dans cet étude. De nombreux traits repris ici ont été soulignés au hasard des ouvrages, mais jamais une compréhension globale de l’homme privé n'a été proposée, ce que nous tenterons de faire ici. En le regardant évoluer dans son milieu amical et familial, espérons qu’il sera possible de saisir quelles sont ses références, ses principes, ses valeurs.

Le souci d’insérer Andrew Jackson au centre de ses réseaux relationnels est primordial ici. Arlette Farge, qui inspire grandement cette étude, déclare : ‘"[L]’histoire de l'articulation entre les êtres singuliers et des lieux ou des événements collectifs est encore à faire ; elle apporterait beaucoup car elle est sans doute une des clés de notre devenir”’ (1997 : 75). L'exemple d'Andrew Jackson peut illustrer cette corrélation forte, évidente, mais difficile à saisir dans ses rapports complexes entre les individus et leur histoire, dans la détermination trouble et complexe des causes 2. Les termes et les modes de l'échange demeurent difficile à cerner. Andrew Jackson est l'un des dirigeants les plus fidèles à ses convictions en même temps que l'un des plus politiquement habiles. Tel Lincoln après lui, il tenta de transférer le plus complètement possible une éthique personnelle dans la sphère publique tout en exerçant sur le pays une fascination jamais démentie de son vivant.

Conscient de cette double dimension au coeur de l’homme, nous avons désiré exposer au long de l’étude une personnalité à la charnière du public et du privé, oscillant constamment entre les principes qui fondent son caractère et les contingences sentimentales, économiques ou sociales qui ancrent Jackson dans de multiples réseaux, affectifs, commerciaux, politiques. Leur interaction démontre la complexité des rapports sociaux dans la jeune république du début du xixe siècle, et plus précisément dans la culture sudiste qui est le lieu de l'histoire d'Andrew Jackson jusque dans les années 1820. L’observation de ce rapport entre les deux sphères, en privilégiant surtout les répercussions de cette conscience du public dans la sphère domestique 3, a été un leitmotiv dans cette étude. Il ne pourrait en être autrement tant l’imbrication des sphères apparaît constitutive de la société, inspirant les principes, motivant les actes. Notre titre, pourtant, en interdisait une sociologie. Une approche thématique des rapports de Jackson à son univers intime circonscrit une tâche déjà suffisamment imposante dans les limites prescrites ici.

Placer l'homme dans la toile plus large de ses relations à l'Autre, et faire de cette interaction l'élément moteur et structurant de ce travail s'est avéré central. Cette mise en rapport entraîne la fragmentation dont nous avons traité plus haut. Les êtres, les choses et les états se succèdent sans qu'une hiérarchie préside forcément à leur évolution. C'est le fait des (auto)biographies, des récits après-coup, de la mise en texte rétroactive, que de donner à une vie incidente et événementielle un fil conducteur fictif qui dirige les faits et les gestes. Il nous faut donc insérer Jackson dans un milieu, au sein d’une famille, d’une communauté, et l’observer en action, dans sa vie de tous les jours, au gré des événements. Dauphin et al. nous préviennent contre une mise en forme trop harmonieuse de ce texte épars qu’est une correspondance : ‘“Si les lettres comme les récits biographiques sont l’écho d’une réalité fractionnée dans le quotidien et dans l’éphémère, leur agencement en intrigue produit une histoire qui introduit intention et cohérence là où elles n’étaient pas forcément”’ (1995 : 24). Or, les lettres reprennent souvent chez Jackson le rythme de la vie. À la vérité rétroactive et restructurée, nous préférons l'incertitude ou l'incohérence du présent, les émotions de l'instant telles qu'elles furent transcrites de la main des épistoliers. À notre invention de lecteur, nous préférons celle des acteurs nourrissant leurs propres illusions.

Notes
1.

Cet emprunt à l’anthropologue Clifford Geertz (1973) se réfère à son concept de “description épaisse”. Voir notre étude intitulée “Éléments méthodologiques” (I : 57).

2.

Le philosophe Claude Romano, réfléchissant sur le rapport du monde à l’événement, définit ainsi l’histoire : “Aussi, le monde d’un événement, puisqu’il y va d’une unité articulée de sens, et non pas d’une simple juxtaposition spatiale ou temporelle, peut-il s’étendre en droit jusqu’à ses causes les plus lointaines. De là découle, précisément, l’historicité de ce monde” (1998 : 48).

3.

“Domestique” doit être lu ici au sens large. Nous y incluons tout ce qui n'est pas du ressort du politique. Les affaires de Jackson font partie de la sphère domestique, dans le point de vue qui est le nôtre.