Commentaire du plan

Nous avons justifié notre approche parcellaire par le type même de nos sources, ainsi que par le soin de ne pas plaquer sur ces dernières un discours trop structurant qui risquerait de réduire des béances impossibles à combler. Cependant, il nous faut tout de même reconnaître que notre devoir ici est de relier des fils et de tisser une toile dont la trame se doit de rappeler celle jadis constituée par Jackson et les siens.

La première étude, “Éléments méthodologiques”, exposera les influences qui ont structuré la théorisation de cette étude. Qu’elles relèvent de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie ou de la philosophie, elles ont contribué, dans leur partialité et parfois même le détournement de leur contexte premier, à établir des liens, à renforcer des images et des rapports nécessaires, à entretenir un imaginaire dont la confrontation avec le détail de ce sujet parviendra, nous l’espérons, à aiguiser l’observation d’une identité complexe et difficile à cerner.

La deuxième étude, “Les hommes du Tennessee”, plongera les lecteurs dans le monde marchand et politique de la frontière américaine au temps de la jeune république. La vie privée d’Andrew Jackson nous conduisit à observer d'abord ses relations familiales qui apportèrent comme prévu des éléments capitaux à notre analyse. Cette étude révéla pourtant très vite la corrélation entre la famille, les amis, et les affaires traitées sur la frontière. Les réseaux économiques relevaient tellement des liens familiaux et amicaux que nous avons orienté nos recherches vers le développement de l'économie de frontière, dans laquelle Jackson fut un acteur frénétique. Comme l’avait esquissé d’une manière plus large Thomas Abernethy (From Frontier to Plantation, 1932), apparut un monde connexe à l'univers intime de la famille et des proches, un véritable bouillon de culture dans lequel l'identité d'Andrew Jackson trouvait un ferment absolument essentiel et la possibilité de se révéler à lui-même et au monde.

Les succès et les crises qu'il traversa dans l'établissement de son statut économique de planteur donnèrent à ses convictions et à ses décisions une marque indélébile. Les liens humains, avec sa femme, ses amis, ses partenaires, qu'il dut tisser pour concilier son entreprise agricole avec ses autres activités, politiques ou militaires, ne sont pas les moindres des points qui le révèlent à notre observation. En ce sens, cette deuxième partie jette les bases du rapport sans fin de l'homme avec le monde dans la perspective de cette construction de soi qui demeure un point phare de nos préoccupations. Cette étude transversale du monde sudiste en formation au tournant du xviiie siècle précède les études (III & IV) plus étroitement axées sur le cercle intime de Jackson.

La troisième étude, “Rachel Donelson Jackson”, se concentre sur la femme chère à son coeur, dont l'importance affective et la présence à la plantation la rendaient indispensable et sacrée aux yeux de son mari. Loin d'être la “moitié” cachée de son époux, Rachel Jackson occupe une place centrale dans son univers imaginaire et l'identité de sa relation au monde. Les époux éprouvent un amour déchiré par les absences d'Andrew, une distance qui façonne un mythe conjugal aux accents religieux puissants. Cette passion contrariée et la foi extrême de Rachel témoignent du sentiment religieux chez Andrew Jackson, dont l'expression est liée à l'intimité qui le lie à sa femme.

La quatrième étude, “Andrew Jackson et la paternité : l’éducation des 3 Andrew”, concerne le rapport de Jackson aux enfants, ce qui permet d'étudier la façon dont il façonne à leurs yeux le monde dans lequel ils sont appelés à vivre, et définit l'image de lui-même qu'il leur présente, ainsi que les valeurs et les principes qu'il défend. Cette partie ouvre ainsi une perspective sur le futur et précise les rapports de Jackson à la postérité, à l'histoire, et par là même, à sa conscience des actions qu'il mène dans le présent. Les enfants agissent comme révélateurs de l'image parentale. Néanmoins, comme il arrive souvent, les enfants se forgent avec le temps une conscience et une volonté différentes de celles imprimées par les parents dans les années de formation.

La cinquième étude, “Le code et le sentiment : les querelles d’Andrew Jackson”, observe l'effet des querelles dans la vie d'Andrew Jackson. Morale, éthique, politique, la querelle tient chez Jackson une place prépondérante dans la défense et l'affirmation de ses idéaux. Plus qu'une pratique, elle est une règle de vie, une parole en acte qui s'accorde non seulement avec le code sudiste de l’honneur, mais lui permet en outre de se définir à chaque fois qu'il se sent menacé dans son identité. De plus, la querelle pose la question fondamentale de la responsabilité qui définit la place de l'homme en société. L'insulte et la promesse, toutes deux liées à la parole tenue, engagent celui qui les énonce 4. Pour Jackson, la responsabilité des mots est égale à celle des actes, et le monde ne peut fonctionner si la parole des hommes n'est pas sanctifiée et ne justifie pas leur place dans la société, si la garantie de leur intégrité n'est pas assurée par un repère social auquel tous peuvent se fier. La responsabilité de chacun envers ses actes est la valeur primordiale de la république, qui assure l'ordre social, comme elle est la valeur fondatrice du rapport de Jackson au monde, qui assure son équilibre identitaire. La querelle est le symptôme de cette foi en un certain ordre des choses, en leur stabilité aussi, dont la responsabilité est garante.

Enfin, nous concluerons notre exposé par la sixième étude, “La vie de l’Hermitage”, traitant de la plantation de Jackson considérée ici comme une entité en soi, acteur à part entière, de par la source principale de revenus qu’elle constitue, par son importance symbolique dans l’imaginaire collectif et privé, mais aussi par le fait que la plantation est le lieu de vie par excellence, procurant à notre travail les éléments de réalité quotidienne si activement recherchés. Comme en ses murs, en ses allées, en sa terre, L’Hermitage révèle, partiellement bien sûr, la vie passée d’une communauté d’hommes, de femmes, d’enfants, au sein d’un espace géographique composé d’une multiplicité de lieux fédérés à un nom. Par son unité mythique et affective, mais aussi parce que la plantation est un lieu public autant que privé, un lieu d’histoire autour duquel se cristallisa l’expression de la vie sudiste, l’Hermitage se devait de clore cette étude sur le parcours d’un homme qui considérait sa tranquilité domestique comme l’abri idéal de son ultime repos.

Jackson n’est pas un philosophe ni un homme de plume, mais sa prose exprime avec force les émotions qui l’animent 5. C’est cette force que nous nous sommes employés à restituer. Jackson est l’homme agissant. Ses actes trouvent dans son écriture épistolaire une vivacité narrative qui les nouent au récit. De la sorte, Jackson se met violemment en scène, entièrement, avec la même intensité avec laquelle il a exécuté les actes qu’il rapporte. Cette véhémence est partie intégrante de son identité et la forme particulière de son rapport au monde. La correspondance est pour nous le véhicule privilégié de sa volonté de puissance.

Cette étude est faite de récits, elle est donc, à son tour, un tissu d’histoires, dont nous tentons de ne pas être prisonniers, mais il faut un “méta-narrateur” qui en retrouve le sens et en démontre les mécanismes. Dauphin et al. écrivent :

‘La découverte d’une lettre incite toujours à raconter : l’histoire même de sa découverte, l’histoire de ceux qui ont écrit, l’histoire des événements qu’elle évoque. L’attrait tient dans le suspens, dans le déchiffrage des énigmes. La lettre invite à en savoir plus, à entrer dans la correspondance, à s’en imprégner, à pénétrer le secret des êtres et des familles (1995 : 19).

Notre texte reproduit ce schéma narratif afin de retrouver cette réalité “refigurée”, “plurielle”, “plausible et fragmentaire” dont parlent les auteurs (1995 : 21). Nous n’oublions pas que les épistoliers “donnent une image orientée et éclatée du réel” (21). Bien plus, nous revendiquons cette subjectivité comme le moteur même de notre étude, non pas pour en dénoncer les travers, mais pour en montrer les effets sur l’image de soi. L’image que Jackson veut donner de lui-même à travers ses écrits est précisément le trésor recherché. Nous pensons d’ailleurs que cette déformation du réel est la vérité de son identité 6.

Les “traces” (Dauphin et al., 1995 : 21) que sont les lettres recèlent à notre avis la vérité imaginaire du personnage en tant que mise en récit par lui-même. Son identification à l’image projetée par ses soins constitue toute l’ambiguïté de son rapport au réel et au monde. Faire correspondre une vision sublime de soi avec les circonstances extérieures désigne de ce fait l’oeuvre d’Andrew Jackson. Ainsi se forment les histoires, et donc l’histoire : ‘“Comme des galets qui ricochent et déclenchent un écho de loin en loin, de lettre en lettre, ces traces finissent par esquisser une histoire, une culture, une société”’ (Dauphin et al., 1995 : 22).

Toutefois, les lettres traduisent le “vécu de la culture” qui comprend à la fois les pratiques sociales intégrées par les épistoliers et les mythes familiaux et amicaux traduits par les usages épistolaires. En guise de définition, nous emprunterons encore une formule à Dauphin et al. : ‘“[O]n peut dire que la pratique épistolaire ordinaire intègre et adapte les habitudes gestuelles, affectives, mentales et les modèles d’écriture qui règlent les relations sociales dans un contexte historique particulier”’ (1995 : 25). Nous nous attacherons à trouver dans les pratiques épistolaires l’affirmation identitaire de personnes certes ordinaires, dans la quotidienneté de leurs gestes et de leurs sentiments.

Les lettres, détentrices d’une “vérité” individuelle, comprennent dans leur énonciation des bribes de la culture dans laquelle on les écrit : elles sont l’expression tangible de tranches de vie et non de simples archives d’histoire. Si Andrew Jackson n’est pas contenu entièrement dans sa correspondance — comment réduire la complexité d’un homme à un tas de papiers ? — ses lettres témoignent, au sens actif, d’une vie dont les rapports au monde, et singulièrement à ses proches, constituent le terreau même de son activité et de lui-même. L'écriture épistolaire ne constitue pas un acte en soi, mais elle est l’expression très personnelle d'une prise de position dans le monde, d’une familiarité avec lui, une prise de parole qui révèle, à lui comme à nous, la conscience de l’homme privé.

Notes
4.

C’est de la théorie formulée par P. Ricoeur (1990) que s’inspirent ces remarques.

5.

Sa prolixité épistolaire était due aux moyens de communication limités de l'époque. Aujourd'hui, Andrew Jackson aurait un téléphone cellulaire et un fax.

6.

Les faits sont capitaux dans la vision historique d’Andrew Jackson. Il pense que de l’exactitude de leur témoignage et de leur transcription dépend sa gloire posthume. C’est dans cette optique que nous adoptons un style plutôt narratif qui prend en compte l’intérêt de Jackson pour le récit. Car, le récit chez Jackson tend à substituer ses schémas narratifs au réel des situations décrites. Dans son désir de relater les faits uniquement, Jackson opère une distortion narrative qui éloigne de la fidélité au réel. L’histoire est souvent la somme d’anecdotes qui construisent une toile impressionniste de vues dont la variété des angles crée une complexité qui aspire à être le plus proche possible de la réalité qu’elle veut ressaisir et transmettre (Je remercie le professeur Granger pour m’avoir aidé à mettre l’accent sur ce point).