Remarques et avertissements : Jackson, les Africains-Américains et les Premiers Américains

On pourrait nous reprocher d’étudier Andrew Jackson comme nous le faisons. D'abord parce que nous prétendons rendre une parole à quelqu'un qui l'a beaucoup eue en son temps. Lorsqu’Arlette Farge rend la parole aux anonymes du xviiie siècle, il y a une certaine justice à entendre ce qui fut caché en son temps. Ici, on recherche une parole qui a occupé le centre de ses sphères publique et privée pendant un demi-siècle, une entreprise peu prisée de nos jours 7. Mais il est un malaise plus profond et plus central, plus contemporain encore et donc, plus préoccupant. Il consiste à approcher de très près un homme qui a participé plus qu'à son tour à la destruction des civilisations indiennes de sa région, avec un acharnement et une absence de compassion difficilement acceptables aujourd’hui. Après avoir détruit les cultures des “Cinq Tribus Civilisées” lors de la guerre de 1812, Jackson signa en 1830 la loi de déportation des Cherokees au-delà du Mississippi (Cherokee Removal Act), comme un point d’orgue à l’éradication de la présence indienne à l’est du Mississippi (Wallace, 1992 : 50-70 ; Remini, II : 257-266).

Jackson était également un propriétaire d'esclaves qui achetait et vendait des hommes, des femmes et des enfants. Il a été accusé de commerce d'esclaves, ce qu'il a toujours nié car l'opprobre sur cette activité était grande au xixe siècle. Pourtant, il existe des preuves de sa participation à ce commerce extrêmement lucratif (James, 1938 : 59, 74, 104, 134). L'argument de sa relative bonté envers ses esclaves est évidemment irrecevable, même s'il eut le mérite de ne pas aggraver l'infâmie en maltraitant trop ses gens 8. Il faut toujours se garder d’émettre un jugement trop rétrospectif, mais le sentiment contemporain nous pousse à clarifier notre position. Traiter d’Andrew Jackson et de son intimité ne veut pas dire qu’on adhère à son idéologie.

Comment expliquer la tuerie de la bataille de Horseshoe Bend et le fait que Jackson adopte et considère comme son fils un jeune Indien dont il vient de massacrer la mère (il n'était pas le seul dans ce cas) ? L'écart paraît bien grand entre ces deux actes, les sentiments qui président à leurs excès bien confus. Aujourd’hui encore, le racisme et la barbarie baignent le monde tout autant que la tolérance et l’amour. Ces sentiments opposés trouvent souvent leur expression dans la même voix. Cette dialectique de l’être humain, créature complexe, contradictoire, à bien des égards insaisissable, dirige nos différentes études. Si la part belle semble avoir été donnée à Jackson, c’est que sa vie privée était souvent faite d’affectif et d’attention. Sa vie publique, elle, pour des raisons qu’on trouvera dans l’idéologie, mais aussi dans la vision sociale de l’époque, est faite de violence, de rejet de l’autre et repose sur l’effort extraordinaire de Jackson pour imposer sa vision du monde aux autres, qu’ils soient ses adversaires politiques, les Indiens ou les esclaves noirs.

Les guerres indiennes de 1813 à 1818 affamèrent les populations indiennes hostiles de la région et confisquèrent leurs terres, ainsi que celles des tribus qui avaient pourtant soutenu les États-Unis pendant les campagnes. Les tueries et ensuite les traités qui menèrent à la confiscation ou à la cession des terres du Sud furent l’oeuvre du général Jackson. La déportation dans des conditions épouvantables des Cherokees de Géorgie fut désirée ardemment par le président Jackson. Ces états de service honteux et répugnants à la sensibilité moderne furent acclamés par tout un pays et constituent le fondement de la gloire pérenne d’Andrew Jackson aux yeux de l’histoire euro-américaine.

En même temps que se déroulaient ces exactions qui annihilaient une civilisation, le citoyen Jackson construisait une vie familiale, avec des considérations conjugales, paternelles, financières, sociales extrêmement éloignées des faits relatés plus hauts. La gloire et les exigences du service pouvaient influencer le rythme de vie, les déplacement et peut-être menacer l’équilibre familial. Mais fondamentalement, ces atrocités pesaient peu dans la vie quotidienne des Jackson en regard de leur énorme importance historique. Cet écart étonnant entre deux mondes pourtant intimement liés à l’existence même d’un seul homme est indirectement une des sources qui alimentent la réflexion de cette étude. Finalement, Jackson est connu pour ses exactions contre les Indiens, pour sa possession de nombreux esclaves dans sa plantation. En décrivant un environnement quotidien qui choque par son conformisme et ses inquiétudes souvent triviales (comparativement), cette étude tend à donner une idée du monde des planteurs à l’époque de Jackson, par là-même à préciser un mode de vie et un état d’esprit qui permettent à un homme finalement ordinaire dans sa vie quotidienne de commettre de grands crimes au regard de l’histoire. Ainsi, c’est toute une culture et une vision du monde qui se reflètent dans l’horrible miroir, tant il est vrai, comme disait George Mead , que les individus “sont” la culture qui les abritent, celle-ci étant appropriée, en partie seulement bien sûr, par ceux et celles qui la font exister (cité par Cuche, 1996 : 41).

Notes
7.

Voir infra, 75.

8.

Des documents contradictoires présentent Jackson sous les deux facettes. Voir à ce propos notre étude de l’Hermitage et de sa population servile, VI : 504-530.