Historiographie

Andrew Jackson, celui dont on fait le symbole vivant de la première moitié du xixe siècle américain, né avec la Révolution (1767), est mort en 1845, peu avant la fin de la constitution territoriale des Etats-Unis d'Amérique. Entre ces deux dates vécut celui dont son biographe récent (et majeur), Robert Remini (1977-1984), a dit qu'il fut directement responsable de l'expansion territoriale américaine au xixe siècle, un symbole identitaire puissant. Un nouveau Washington, le “Napoléon des Bois” 10, Jackson a inspiré au peuple américain et à ses biographes, admiratifs ou non, une fascination qui va au-delà de la simple reconnaissance, et dont le nom qualifie une des périodes les plus cruciales des Etats-Unis 11.

Arthur Schlesinger, Jr. (1945) lui attribue la paternité d'un “âge” de démocratisation réelle où le sentiment de “l'homme de la rue” tel que l'a décrit Tocqueville se fait jour et se revendique consciemment dans l'opinion publique. “King Andrew”` 12 régna pendant près d’une décennie sur un pays en construction, aux terres encore incontrôlées, aux frontières toujours mouvantes. Il combattit victorieusement les forces du monopole bancaire représentées par la Seconde Banque des Etats-Unis. Enfin, il accomplit avec l'aide du Congrès la plus honteuse des déportations indiennes de l'histoire du pays vers les terres encore non-colonisées à l'ouest du Mississippi.

La période ne fut sans doute pas aussi égalitaire que l'on s'est plu à le croire. Comme certains historiens l'ont démontré (Pessen, 1992) . Andrew Jackson n'était pas d'ailleurs le plus bel exemple d'égalité démocratique, avec ses 150 esclaves et sa défense des intérêts d'argent. La période jacksonienne s’est présentée comme celle de l’homme de la rue, mais il n’en est rien : ‘“Far from being an era of egalitarianism, the second quarter of the 19th century is more accurately described as an age of inequalities, whether in material condition, status, opportunity, or influence and power”’ (Pessen, 1985 : 100). L’égalité n’exista jamais en Amérique, durant cette période pas plus qu’avant ou qu’après. Toutefois, une démocratisation certaine de la vie politique (pour les hommes blancs) après 1815 prépara l’avènement de l’homme de la rue que représenta l’ère de Jackson (Feller, 1995 : 67-68).

Andrew Jackson est connu pour ses activités publiques, en tant que général, sauveur de la Nouvelle-Orléans et septième président des États-Unis d'Amérique. La plupart des ouvrages consacrés à Jackson traitent plus généralement de ses mandats présidentiels, de sa campagne politique contre la Banque, de la crise de Nullification, du transfert des dépôts fédéraux dans les banques d’Etats. Peu en revanche se sont penchés sur l'homme et sa vision de lui-même. Les grands ouvrages de référence ne s'intéressent à sa vie privée que lorsqu'elle éclaire les événements majeurs de son administration. À l’instar de la première biographie de Jackson, écrite de son vivant et sous sa tutelle (Reid & Eaton, 1817) , les biographies modernes s’intéressent avant tout à l’homme public et lorsqu’ils se penchent sur sa vie privée, c’est le plus souvent pour éclairer le caractère du président. En revanche, cette étude examine en priorité cet aspect négligé de la vie de Jackson, tentant de rétablir un équilibre dans la présentation de cet homme souvent utilisé comme instrument historique plutôt que comme un homme dans l’histoire.

Afin de situer l'état des études jacksoniennes jusqu'à ce jour et pour présenter les ouvrages à la disposition du public, nous mentionnerons quatre biographies qui se distinguent de la masse énorme de livres concernant Jackson par leur importance et l'influence qu'elles ont exercée sur la recherche contemporaine, ainsi que deux ouvrages thématiques majeurs.

Quelques “vies” furent écrites du vivant de Jackson, principalement sous sa supervision. Ce sont plutôt des apologies, des versions “autorisées”, voire même de simples tracts de campagne électorale. La première biographie fut en partie l'oeuvre d'un aide de camp de Jackson, le major John Reid, qui commença le livre en 1815. Il mourut subitement en 1817 après avoir rédigé les quatre premiers chapitres. John Eaton, un autre officier de Jackson et un ami proche, finit le livre la même année (Remini, I : 323-24) et reprit l'ensemble en 1824 sous le même titre [La Vie d'Andrew Jackson] pour la campagne présidentielle. De par sa date de rédaction, cet ouvrage est évidemment incomplet. Amos Kendall, un autre proche, écrivit deux volumes biographiques dans les années quarante, publiés en fascicules sous le titre de Life of Andrew Jackson, Private, Military and Civil, et fondés sur les papiers que Jackson lui avait confiés à cet effet (Remini, III : 483-84). C’est la seule biographie qui mentionne explicitement dans son titre un intérêt pour le privé.

La première biographie majeure, Life of Andrew Jackson, fut écrite en 1860-61 par James Parton. Ces trois volumes fondateurs sont la source d'information principale de tous les écrits qui suivirent, sans exception. Parton, membre des historiens dits “patriciens”, affirme son intention de révéler la vérité avec “simplicité et fidélité” et de dévoiler ce qui chez Jackson est “honnête, curieux, intéressant, réel”. Cette vue de la biographie ou même de la compréhension d'un homme par un autre paraît aujourd’hui bien idéaliste. Il faudra se contenter ici d’une tentative de “défaire l'absence” d'Andrew Jackson, d'après le joli mot d'Arlette Farge à propos de la vie ordinaire du xviiie siècle 13.

La première grande biographie de ce siècle, The Life of Andrew Jackson, fut écrite en 1911 par John Spencer Bassett, le premier historien à rassembler les papiers de Jackson et à tenter de les répertorier. La biographie est très sèche et factuelle, honnête de ton et d'approche. Mais, Bassett est surtout reconnu pour l'édition des 6 volumes de la correspondance éditée entre 1926 et 1933. Il accomplit un travail extraordinaire si l'on considère les moyens technologiques limités du traitement de l'information de l'époque.

En 1933, Marquis James, un journaliste, écrivit une nouvelle “vie” de Jackson intitulée The Border Captain, dans une prose fleurie et romantique. Jackson y apparaît comme un héros et un patriote presque mythique dans de multiples scènes très agréables à lire. Une fois encore, James est resté très près de la version de Parton, éclairant certains points comme la controverse du lieu de naissance (Caroline du Nord ou du Sud ?), ou celle du mariage (Jackson s'est-il marié en sachant que sa femme n'était pas légalement divorcée ?). En 1938 14, James publia le deuxième tome de sa biographie qui traitait de la période présidentielle, intitulée Portrait of a President . Le point de vue ne change pas et Jackson conserve son aura héroïque. James s’attache néanmoins à présenter de nombreux aspects de l’intimité de Jackson.

1945 voit la sortie du livre d'Arthur Schlesinger, Jr. The Age of Jackson, un monument historiographique si l'on considère le point de vue socio-économique qui y est développé et la quantité de réactions qu'il a suscitées. Le livre est une approche sociale nouvelle de ce qu'on appelle la Démocratie jacksonienne, dans lequel Schlesinger décrit les années 1830 comme le creuset d'une lutte des classes entre grands capitalistes, capitaines d'industrie (sorte de proto-”requins d’industrie”) d'une part, “travailleurs” des villes et petits fermiers de l'autre, bien que ces “alliances” ne soient pas l'objet d'une organisation sociale renforcée. Le Parti démocrate de Jackson apparaît comme une machine politique dévouée à la défense des intérêts des masses, alors que le parti Whig d'Henry Clay est dépeint comme un bastion aristocratique, partisan de la Seconde Banque des Etats-Unis et du Système Américain 15 cher au Représentant du Kentucky.

Le livre encouragea l'étude plus systématique de la composition de la société à cette époque, une approche plus quantitative comme l'étude des comportements électoraux, la composition des électorats, ainsi que le reflète le livre de Lee Benson (1962) , une étude statistique représentative de l'État de New York comme exemple de démocratie jacksonienne.

En 1955, John William Ward .; publia un livre capital à nos yeux, intitulé Andrew Jackson, Symbol for an Age. Jackson y était dépeint comme représentatif de trois thèmes chers à son époque, la Nature, la Providence et la Volonté. Principalement à travers l'étude des discours prononcés à la mort de Jackson, Ward démontre combien le pays se réfléchissait et se définissait à la fois dans les actions et l'attitude du général. L’originalité de Ward était de voir dans le général un reflet de la société américaine qui l’avait adopté comme un symbole utile à ses aspirations. Tous les thèmes américains étaient une nouvelle fois incarnés par ce personnage dont la jeune Amérique avait tant besoin pour instaurer son panthéon.

En 1963, le biographe actuel d'Andrew Jackson, Robert Vincent Remini, fit son entrée avec un livre, The Election of Andrew Jackson, dépeignant l'élection de 1828 comme le signal d'une révolution sociale. L’idéologie de l’ouvrage faisait écho à celui de Schlesinger, Jr. En 1966, Remini publia sa première biographie d'Andrew Jackson, The Life of Andrew Jackson, et en 1977, sortit le premier tome de son grand oeuvre, Andrew Jackson and the Course of American Empire, 1767-1821, attestant par son titre la thèse fondamentale de Remini selon laquelle Jackson est l'architecte principal, à travers l'extention territoriale et politique des Etats-Unis dans la première moitié du xixe siècle, du processus d’expansion géographique et démocratique. Deux autres volumes suivirent, Andrew Jackson and the Course of American Freedom, 1822-1832 (1981) et Andrew Jackson and the Course of American Democracy (1984), qui procurent une source majeure d'informations pour les années à venir. Empire, liberté et démocratie, le chemin de l’expansion territorial ouvrant à la grande démocratie américaine reprend l’argumentation de la Destinée Manifeste 16. D’ailleurs, malgré un livre consacré aux Noirs et aux Indiens, Remini demeure ambigu sur la participation de Jackson aux deux actions honteuses du xixe siècle, le génocide des Indiens et l’esclavage. Il est également à déplorer la désagréable habitude qu’a l’auteur de reprendre, parfois in extenso, d’innombrables éléments de l’ouvrage écrit par James Parton en 1860.

Dans un autre registre, la Ladies' Hermitage Association 17 lança, avec la collaboration de l'université du Tennessee à Knoxville, un vaste programme de classement des papiers de Jackson, disséminés à travers le pays dans différentes bibliothèques ou appartenant à des collectionneurs privés (l'autographe d'Andrew Jackson est parmi les plus chers du marché). Le Andrew Jackson Papers Project .; fut donc lancé au début des années 1970 et vit la parution en 1980 du premier volume imprimé des Papers of Andrew Jackson, suivit de deux autres, ainsi qu'un volume de papiers juridiques publiés dans la même décennie. Le quatrième volume d'une série qui devrait en comporter quinze est sorti en 1994, le cinquième en 1997.

Parallèlement, l'édition microfilm de la totalité des papiers a été publiée en 1987 et compte 79 pellicules, qui viennent s'ajouter aux 38 déjà existantes des archives de la Bibliothèque du Congrès publiées en 1967. Cette masse énorme est à la disposition du public et des spécialistes, constituant une mine fabuleuse pour la recherche. Deux index furent publiés conjointement, le premier en 1967 et le second en 1987.

Ainsi, ce qui se passe à l’Hermitage, près de Nashville (où travaille l’équipe de la Ladies’ Hermitage Association) couplé à l’entreprise de l’équipe Moser.; à Knoxville (à l’est du Tennessee) permet de constituer un fond inestimable de documents qui n’ont pas pour unique objet l’homme public, mais témoignent également en profondeur de l’homme privé : Jackson y gagne une dimension plus humaine, moins mythique, arrimée à une réalité (des objets, des lettres, des lieux) qui rappelle qu’il fut avant tout un être de chair et de sang vivant dans une aire culturelle déterminée par des relations sociales, politiques et économiques, mais aussi des pratiques familiales et amicales mêlant les sphères publique et privée.

Notes
10.

Plusieurs origines sont proposées. Le terme proviendrait de l’ambassadeur français, Hyde de Neuville, qui qualifia ainsi Jackson après son invasion de la Floride (cité dans Ward, 1955 : 184). Remini (I : 384) affirme que ce sont les Espagnols qui ont affublé Jackson de ce surnom durant son invasion de la Floride en 1818. Remini reprend l’affirmation de Philip C. Brooks, Diplomacy in the Borderlands (New York, 1970).

11.

À propos du terme de “Démocratie jacksonienne”, son origine et ses différentes significations selon les époques, voir Richard J. Moss, “Jacksonian Democracy: A Note on the Term” (THQ, 1975). Moss rappelle que ce terme a emprisonné les historiens jusque dans les années 60, ceux-ci ne pouvant expliquer le second quart du xixe siècle qu’en termes politiques, sans jamais remettre en cause la formulation même de cette expression et le concept qu’ils avaient tant de mal à définir.

12.

“King Andrew the First” est le titre d’une caricature de Jackson publiée durant la campagne de 1832. Le président y est habillé en roi, portant le manteau d’hermine, le sceptre royal dans une main et un document intitulé “véto” dans l’autre. Il est dépeint debout, piétinant la Constitution américaine (document reproduit dans Remini, II : entre les pages 256-257).

13.

Arlette Farge, Le cours ordinaire des choses dans la Cité du xviii e siècle, (Paris : Seuil, 1994), citée par Pierre Lepape, Le Monde des Livres, vendredi 29 avril 1994, xii. Farge souligne par cette expression la tentative difficile de lutter contre l’oubli et la disparition en tentant de recomposer comme on le peut, sans y parvenir complètement, des êtres et des événements disparus.

14.

1938 est également l’année de publication d’une synthèse regroupant les deux tomes, The Life of Andrew Jackson, ouvrage que nous utilisons dans ce travail.

15.

Le “système américain” était un programme ambitieux de développement des infrastructures nationales financé par le gouvernement, un interventionnisme que Jackson rejetait avec virulence. Ces conceptions étaient issues des idées fédéralistes d’Hamilton (Wiltse, 1961 : 55-59).

16.

Théorie providentielle de l’expansion américaine émise en 1845 par un journaliste, John O’Sullivan, à propos de la nécessité d’annexer le Texas. L’Amérique serait promise à un règne sur les autres nations, ordonné par Dieu. Ce concept conduisit à l’impérialisme américain de la fin du xixe siècle (Cuba, Hawaï). La dynamique expansionniste et dominatrice de l’empire américain au xxe siècle n’est que la continuité de ce sentiment très puissant dont Jackson est d’ailleurs l’un des premiers initiateurs (Wiltse, 1961 : 83).

17.

L’association des dames qui gèrent l'Hermitage, la plantation d'Andrew Jackson près de Nashville depuis 1889. Un musée et un centre de recherche ainsi qu’un programme de fouilles archéologiques constituent les pôles d’activité principaux de l’association aujourd’hui. La demeure a été entièrement restaurée dans le style attesté par les documents de l’époque. Les meubles, les tapisseries, les tapis sont d’origine, restaurés ou copiés selon les modèles originaux.