Correspondance

La correspondance d’Andrew Jackson reflète son action dans le monde. Elle est une chronique de ses travaux, une énumération, une quantité 18 d’actions mises bout à bout. Il faut donc considérer la correspondance comme quantitativement et qualitativement pertinente lorsqu’on veut rendre compte des actes de Jackson. Le foisonnement et la diversité sont deux expressions constitutives de son rapport au monde.

La correspondance est un rituel qui tend à fournir aux épistoliers ‘“un fonds commun de mots, d’images, de concepts”’ (Dauphin et al., 1995 : 99). En tant que telle, elle est le reflet à la fois des pratiques sociales attendues et des désirs particuliers des individus, mais aussi, dans bien des cas, leur mise en actes. La pratique épistolaire n’est évidemment pas l’apanage des seules relations familiales au xixe siècle et demeure l’unique mode de communication à distance à cette époque. Jackson était, nous l’avons dit, un infatigable correspondant, comme cet aparté à son ami John Coffee le confirme : ‘“I have been writing for four hours and am obliged from debility to stop”’ (Bassett, IV : 43). Les 100 000 pièces répertoriées par le Andrew Jackson Papers Project prouvent combien la chose écrite structurait le rapport au monde de Jackson et de ses contemporains. Il n’y a qu’à évaluer le volume des correspondances parvenues jusqu’à nous, remplissant des bobines de microfilms, pour en entrevoir l’importance concrète (ne serait-ce qu’en terme de temps passé à écrire) sur les activités journalières des épistoliers 19.

La correspondance était une partie constitutive de la vie de Jackson et rythmait également les relations sociales et familiales de ses contemporains. La perception du temps et le rapport à l’écrit se trouvaient forgés par une séparation que la mauvaise santé des gens pouvait rendre définitive. On trouve souvent dans les lettres des allusions à la mort toujours possible et on souhaite revoir les siens tout en évoquant et en conjurant l’horrible hypothèse. L’écriture semble éloigner cette éventualité de la mort et protéger l’intégrité des épistoliers. Le rapport de l'écriture au temps, exprimé par exemple dans les sonnets shakespeariens, agit de même dans l'espace :

His beauty shall in these black lines be seen
And they shall live, and he in them still green
—Shakespeare, Sonnet LXIII 20.

Ainsi la correspondance apparaît comme une parole en suspens, conservée dans l’espace intermédiaire des épistoliers, entre le réel et l'imaginaire, dans une “concordance discordante” 21 qui craint sans cesse que l’accident n’attente au cours de la vie. À la fois rapprochement symbolique et expression même de la distance, la correspondance établissait un mode de vie particulier qui entr’ouvrait le monde clos de la famille ou du groupe, l’attirait vers l’extérieur, alors même que l’espace de la feuille de papier en recréait l’illusion intime, protectrice et rassurante.

Steven Stowe , dans son ouvrage sur le rituel dans la société des planteurs, précise la place de l’acte épistolaire dans la culture sudiste :

‘The planters’ reliance on letters to inspire, comfort, and control is the chief example of the way in which a certain form of language is a window on both the social order and an individual’s perception. (...) [L]etters often were the very substance of relationships otherwise strained by distance, gender differences, or emotion. Such letters existed as a bond and a commentary on the bond (1990 : 3-4).

Ce commentaire sur l’écriture épistolaire considérée comme lien entre les personnes et comme expression de pratiques culturelles est au centre de cette étude sur la correspondance d'Andrew Jackson. La correspondance reflète, au moins implicitement, l’époque de sa production et les désirs de ses auteurs. Malgré l’apparente évidence de cette affirmation, il nous semble important de la répéter ici. Pour des gens qui étaient séparés les uns des autres pendant de longues périodes de l’année, la correspondance et son “pacte épistolaire” (Dauphin et al., 1995 : 131).; se substituaient bien souvent à la vie qu’ils ne pouvaient vivre 22.

dans cet entre-deux, l'épistolier met en scène sa relation à autrui et s'y définit en même temps qu'il définit l'autre et le lien qui les unit. Cette expression des relations, plus conforme à des règles qu'une discussion en tête-à-tête, mais moins contrôlée qu'une autobiographie ou que des mémoires, trouve une scène intime nécessaire à la continuité symbolique de la famille ou du groupe social. Dans ce “lieu d'histoire”, recentré, réduit à un espace à dimension humaine, espace de vie, l’individu éloigné de sa famille par le voyage conforte ses relations, entretient ses affections et assure de son retour prochain. Dauphin et al. explicitent cette recréation de l’univers familier par la lettre :

‘Dans le moment de leur écriture, [les lettres] forment un réseau qui inscrit l’existence particulière de l’individu et de ses proches dans les solidarités d’un “front de parenté”. Les échanges épistolaires, tissés entre les membres de la famille, sont un moyen privilégié pour sauvegarder des liens que l’éloignement met en péril (1995 : 14).

Ce “front de parenté” garantit une continuité familiale malgré les absences et organise la vie sur un mode mi-réel mi-fictionnel, fait de récits, d’attentes et de promesses sur lesquels repose l’unité familiale. Pour un homme si occupé que l’était Jackson, l’écriture possède donc une importance primordiale, au-delà même du contenu des lettres.

L’importance du mode duel qui constitue l’épistolarité organise la circulation des mots à l’intérieur du groupe ou de la famille. Une correspondance, plus que toute autre “oeuvre littéraire”1236, est prise dans une relation, voire une interaction, puisque souvent une lettre n’est que la moitié d’un échange, qui appelle une autre lettre ou bien y répond. Ricoeur (1990 : 185), cite le “subtil exemple” de Hegel qui, dans sa Phénoménologie de l’Esprit, rappelle l’“éphémère” de l’oeuvre pour son auteur au moment où les “autres individualités” investissent “leur intérêt à cette oeuvre”, et pour ainsi dire la transforment “en quelque chose d’autre” par “le contre-jeu des autres forces et des autres intérêts”. Cette volatilité de la trace d’un individu dans la subjectivité d’un autre, Ricoeur la souligne comme résultat inévitable de l’interaction :

‘Cette manière pour l’oeuvre de ne tenir son sens, son existence même comme oeuvre, que de l’autre, souligne l’extraordinaire précarité du rapport entre oeuvre et auteur, tant la médiation de l’autre est constitutive de son sens (1990 : 185).

Adaptant la remarque précédente à notre propos, il n’est donc pas inutile de rappeler le caractère réciproque de l’épistolarité, non pas seulement expression de soi, mais union des discours dans une communion de sentiments et d’intérêts communs. Nous avons donc pris soin, tant que possible, de reproduire dans notre travail le miroir des lettres de Jackson que sont les écrits de ses correspondants. La trame d’un récit se tisse petit à petit dans une construction commune qui insère chaque épistolier dans l’intrigue épistolaire.

Notes
18.

Le Larousse donne l’étymologie d’”énumérer” : “lat. enumerare, de numerus, nombre, 1521” (1989 : 652).

19.

Dauphin et al. soulignent le côté répétitif, rassurant, de la correspondance familiale, qui permet au lecteur de choisir un échantillon représentatif de lettres : “Il n’est donc pas nécessaire d’être exhaustif, ni de décalquer indéfiniment les mêmes contours, présents à des degrés divers dans toutes les lettres” (1995 : 100).

20.

The Illustrated Stratford Shakespeare (1982) (London: Chancellor Press, 1989), 1014.

21.

Ricoeur définit ainsi cette expression : “Par concordance, j’entends le principe d’ordre qui préside à ce qu’Aristote appelle “agencement des faits”. Par discordance, j’entends les renversements de fortune qui font de l’intrigue une transformation réglée, depuis une situation initiale jusqu’à une situation terminale” (1990 : 168). L’espace épistolaire, intermédiaire entre fiction et réalité, nous permet de rapprocher ainsi les théories littéraires de ce que nous pourrions appeler, d’après Ricoeur, la “mise en intrigue” de la vie.

22.

L’étrange pouvoir de l’écriture à recréer le sentiment d’un rapport familial apparaît dans toute l’incongruité de sa force lors d’une brouille entre Jackson et son neveu, alors que les deux hommes résidaient à la Maison-Blanche. Ils ne s’adressaient plus la parole mais ils s’écrivaient trois ou quatre fois par jour, les lettres étant transmises par les domestiques (Bassett, IV : 189-207). Jackson, exaspéré, écrivit un soir à Donelson : “I had a hope my feelings would no more be harrowed up by your written communications when you were daily with me” (Bassett, IV : 205).

23.

16 Le dictionnaire définit l’”oeuvre” comme “production de l’esprit” mais aussi comme “acte”, “action” ou “travail”, tirés du latin “opera” (Larousse, 1989 : 1269-70).