La mise en récit

Nous tendons à nous immiscer dans les interstices du discours de Jackson et des siens pour en révéler les rouages et le caractère propre. Les lettres sont notre guide et orientent ainsi la direction de notre regard.

La correspondance est caractéristique de l’homme en ce qu’elle est à peine réflexive. Jackson communique facilement son état d’esprit au moment de la rédaction, sans pourtant éloigner son propos de l’action dans laquelle il est engagé. Parfois, ses lettres sont les lieux de l’action, voire l’action elle-même. Mais, seuls les événements induisent chez lui des commentaires ou des méditations. Ainsi Ward (1955) donnait dans son livre une identité symbolique à Jackson, qui mettait en jeu l’ensemble des représentations américaines, tandis que nous nous appliquons à définir une identité individuelle propre à l’homme. Développant des épisodes sélectionnés, qui nous semblent illustrer un ou plusieurs traits généraux dessinés d'une manière impressionniste dans la correspondance, nous retraçons le cadre de l'histoire dans lequel Jackson vient agir, et par là, se définir.

Nous reprenons en partie la vieille manière de l'histoire narrative, en en tronquant cependant l’illusoire continuité puisque nous agissons par à-coups. Citons, comme caution de l’utilité propre à cette narrativité traditionnelle, la remarque de Ricoeur face au dire de l'histoire :

‘[N]e tenons-nous pas les vies humaines pour plus lisibles lorsqu'elles sont interprétées en fonction des histoires que les gens racontent à leur sujet ? Et ces histoires de vies ne sont-elles pas rendues à leur tour plus intelligibles lorsque leur sont appliqués des modèles narratifs — des intrigues — empruntés à l'histoire ou à la fiction (drame ou roman) (1991 : 138) ? ’

Dans son essai intitulé “De l’interprétation”, Ricoeur défendait âprement le lien entre histoire et récit, présentant l’intrigue comme l’‘“ensemble des combinaisons par lesquelles des événements sont transformés en histoires ou — corrélativement — une histoire est tirée d’événements”’ (1986 : 14). À ce besoin de comprendre les faits de la vie, le récit apportait une forme :

‘À titre ultime, l’histoire ne peut rompre tout à fait avec le récit, parce qu’elle ne peut rompre avec l’action qui implique des agents, des buts, des circonstances, des interactions et des résultats voulus et non voulus. Or, l’intrigue est l’unité narrative de base qui compose ces ingrédients hétérogènes dans une totalité intelligible (Ricoeur, 1986 : 15).

La narrativité permet également de transmettre non seulement l'adéquation exprimée par Ricoeur , mais aussi le sens de l'instant d'écriture, instant de vie sur la page. Ce travail demande ainsi au lecteur un effort de sympathie, au sens de “participation” à un échange épistolaire, à une conversation entre “eux” et “nous”.

Pour illustrer ce point, empruntons une citation à l’anthropologue Clifford Geertz qui parle des sujets de l'observation anthropologique : ‘“The whole point of a semiotic approach to culture is, as I have said, to aid us in gaining access to the conceptual world in which our subjects live so that we can, in some extended sense of the term, converse with them”’ (1973 : 24). Si nous transposons cette méthode à notre lecture des lettres de Jackson, la sympathie à laquelle nous faisions allusion tient dans la “conversation” qui est cet échange entre deux systèmes à première vue incompatibles et inaccessibles l'un à l'autre 24.

Toute l'habileté consiste à rendre compte, ou tout au moins à suggérer à tous les sens (non pas dans tous les sens malgré le désir de rayonnement maximum) le sentiment d'une existence. De cette façon, ce que dit Farge à propos de la parole peut être repris ici, tout en reconnaissant le décalage des situations qu’elle étudie et des nôtres :

‘[L']écriture historique de la parole n'est pas un défi lancé à la littérature, elle est un moyen pour désigner des différences, établir des réseaux de connaissance, faire en sorte que les écarts entre les marges, les zones silencieuses et d'autres plus sombres soient reliés entre eux, nommant les événements et les césures, l'enchevêtrement des origines (1997 : 81).

Dresser le portrait de Jackson impliqué dans le réseau de ses relations revient à définir son identité tout en la reliant à celle de son temps. C'est, comme le dit Geertz (1973 : 17) , faire apparaître ‘“la logique informelle de la vie”’, le déroulement inattendu de l’existence.

Notre effort porte sur l'immersion du lecteur dans la parole de Jackson, comme l'anthropologue observe de l'intérieur ses sujets. Cette approche trouve son sens premier dans le rapport étroit fourni grâce à la lecture des lettres. Geertz affirme que le ‘“manque de familiarité avec l'univers imaginatif”’ du sujet étudié est ce qui rend habituellement notre compréhension du monde étudié impossible (cf. Wittgenstein). Nous espérons que notre attachement à observer Jackson dans son environnement personnel réduira l'écart pourtant incompressible du temps qui trouble notre compréhension. Geertz définit ainsi son objectif :

‘[What prevents us from grasping what people are up to is] the lack of familiarity with the imaginative universe within which their acts are signs. Understanding a people’s culture exposes their normalness without reducing their particularity (...) setting them in the frame of their own banalities, it dissolves their opacity (1973 : 13).

Les relations épistolaires constituent et traduisent l’expression de la communauté culturelle à laquelle appartient Jackson. Elles expriment également cette banalité du quotidien qui peut être un pont entre cet univers et le nôtre. L’univers des lettres est aussi l’imaginaire commun à tous les correspondants. Ainsi, la lettre agit comme une attestation de cette communauté, elle en exprime les liens et le sens. Témoins de la vérité de son action, les lettres de Jackson l’attestent comme sujet agissant. Renversant cette perspective pour la prendre de l’autre bout, Ricoeur fait ainsi le lien : ‘“l'action est cet aspect du faire humain qui appelle récit”’ (1991 : 76). L’action doit être inscrite pour être reconnue et le silence du geste doit trouver son expression humaine par la parole dans un récit de mise en forme, communément appelé l’intrigue 25.

L’existence du témoignage contribue à renforcer la définition identitaire de l’épistolier en lui proposant une image de lui-même. Ricoeur écrit :

‘l'attestation peut se définir comme l'assurance d'être soi-même agissant et souffrant. Cette assurance demeure l'ultime recours contre tout soupçon ; même si elle est toujours en quelque façon reçue d'un autre, elle demeure attestion de soi (1990 : 35).

C’est cette identité-là que nous recherchons, celle qui se définit dans les actes de paroles que sont les lettres, elles-mêmes rendant compte des actes physiques de l’épistolier qui par sa plume, divulgue, rend public, les actes qui forment son identité personnelle.

En tant qu’homme agissant sur le monde mais aussi à l’intérieur de l’espace épistolaire (dont la dimension relève encore du public et du privé), Andrew Jackson existe à la fois dans l’histoire des hommes et dans un réel plus incertain, propre à l’écriture, qui agit comme un miroir de la réalité qu’il tente de contrôler afin que cette réalité se conforme à l’échafaudage de ses désirs. Jackson, pourtant, n’y fait jamais référence. Il n’a pas un mot sur sa démarche. Celle-ci s’affirme par sa narration dans l’écriture. C’est en ce sens que nous pouvons dire que l’action d’Andrew Jackson est une parole performative, car elle est à la fois l’action et la parole de l’action, l’acte et son commentaire. Elle s'affirme seule, sans la volonté de l'épistolier, car la volonté de ce dernier est à l'extérieur, imprimée dans ses actes.

‘Créance est aussi fiance (...) l'attestation est fondamentalement attestation de soi. Cette confiance sera tour à tour confiance dans le pouvoir de dire, dans le pouvoir de faire, dans le pouvoir de se reconnaître personnage de récit, dans le pouvoir enfin de répondre à l'accusation par l'accusatif : me voici! selon une expression chère à Levinas. A ce stade, l'attestation sera celle qu'on appelle communément conscience morale (Ricoeur, 1990 : 34-35).

Jackson veut précisément établir le lien entre la morale de ses actes et cette reconnaissance de son action par les autres. Il désire enregistrer ses actions en les inscrivant dans l’histoire. Ce souci de soi agissant se soumet au jugement de Dieu (par la conscience morale) et des hommes (par la postérité).

“Se reconnaître comme personnage de récit”, c'est aussi reconnaître sa capacité d'action, affirme Ricoeur (1990). Jackson attend un témoignage écrit de son action par l'autre, une reconnaissance par l'autre de son personnage afin d'obtenir confirmation de son identité. Il se regarde mis en scène, attesté par le regard et la parole de l'autre, attestant par là-même le témoignage qui le confirme dans son assurance d'être soi-même. Ainsi, “cette assurance demeure l'ultime recours contre tout soupçon”, contre les accusations qui mettent en péril sa place dans l'histoire et sa “conscience morale”, le sentiment que ses actes sont les seuls témoins (au sens fort de “ceux qui témoignent”) dignes de foi dans l'affirmation de son être, une constante qui s'oppose au soupçon, aux faux témoignages, aux mensonges de ses ennemis. L'opinion publique tient donc un rôle majeur dans sa vision de lui-même, mais elle repose sur le sentiment intime de sa conscience de soi. Ce sentiment est l'assurance pour lui-même qu'il y a adéquation entre sa vérité personnelle et l'image perçue par le monde extérieur, une attitude pour le moins ambigue et très génératrice de fiction. La force narrative de son existence, sa mise en récit, son instauration dans l'histoire, ne sont acceptées par lui qu'à l'issue de cette vérification, de cette attestation de soi en tant qu'il se reconnaît “comme personnage de récit”. Cette dignité face à l'histoire est le reflet officiel et honorable de ses convictions, garantes morales de son éthique. Sa vérité dépend ici d’une fiction personnelle et de l’attestation des autres à ce récit.

Notes
24.

Wittgenstein, cité par Geertz, ne disait-il pas : “We cannot find our feet with them” ? (1973 : 24). Ne pas marcher du même pas, main dans la main, ne pas s’entendre, toutes métaphores qui indiquent l’inadéquation des corps, l’absence de relation au sens le plus physique, vital, inter-subjectif qui soit entre deux hommes, deux cultures, deux imaginaires.

25.

Ce n’est pas la moindre des ironies que l’étymologie du mot “intrigue” vienne du verbe embrouiller. Ainsi, l’intrigue, moteur du récit, est aussi source de confusion et d’égarement quant aux personnages et aux situations.