Lieu de mémoire

Cette étude est motivée en partie par la perspective historique dans laquelle Jackson considérait sa correspondance. Il voulait conserver la mémoire authentique de son action, comme le suggère l’éditeur de sa correspondance : ‘“Andrew Jackson felt a deep obligation to history and, over the four decades he spent in public life, took particular care to preserve his papers so that his legacy to the American republic might be justly appraised” ’(Moser, 1987 : xxxv). En 1831, Jackson écrivait à son secrétaire à la Guerre, John Eaton : ‘“I will thank you to preserve this and return it to me—it may be of use hereafter to guard my consistancy”’ (Bassett IV : 220). Son désir d’authenticité et de reconnaissance trouvait dans l’écriture une inscription pertinente et adéquate au jugement de l’histoire. Ses actes se trouvaient gravés dans la mémoire collective de l’écrit dont c’était la tâche de témoigner de sa bonne foi et de la justesse de ses décisions. Certain du bien-fondé de sa conduite, il ne voit à opposer à toute contestation qu’une présentation sans appel des faits bruts. En 1828, durant l’une des nombreuses controverses de la campagne présidentielle, il écrivait à son ami Coffee : ‘“I want his statement in a tangable shape, on paper. I have in his letters in the war office, a sure defence against falsehood, if it should be attempted”’ (Bassett, III : 441). En effet, Jackson collectait également les témoignages des acteurs eux-mêmes à des fins “historiques”29. L’encre et le papier préservaient les mots des détournements de sens.

Classée dans de nombreuses malles qu’il laissait à ses biographes afin que ceux-ci aient accès aux sources de ses actes, aux “faits” comme il aimait à le rappeler, cette correspondance apparaît comme le testament épistolaire d’une vie d’action dont elle constitue l’unique trace personnelle. Ni journal, ni autobiographie, ni mémoires n’attestent de la réflexion de Jackson sur ses actes et sur lui-même. L’homme n’aimait pas parler de lui, mais il laissa aux autres le soin de le faire en leur procurant tous les documents nécessaires. Ce qui importait, c'est que justice fût faite à la probité de ses actes. Il s'en expliquait dans une lettre à l'historien George Bancroft qui, en 1841, lui avait demandé une entrevue. Physiquement diminué, il ne pouvait accéder à la requête, mais répondit à Bancroft un mois plus tard :

‘I have allways had great dislike to speak of myself. I have avoided it, unless where it has become necessary to defend my character from the rude assaults of unprincipled political demagogues who unjustly assail me—then, justice to myself, and to posterity, compel me to speak. In all other cases, I leave to my contemporaries to speak, and give the narrative of facts (Bassett, VI : 128).

La “voix” de Jackson rapporte discrètement ce souci du témoignage. La citation suivante souligne l'attachement de Jackson à ses papiers, souvent contre l’indifférence de ses proches, voire même leur désir affiché de destruction : ‘“Providence has been kind to me, I had once like to have lost all my old papers, and at another time, Call and Mrs J. had prepared to burn them, as I fortunately got home, and preserved them”’ (Bassett, III : 423). Cette confiance en l’écrit pour l’expression de ses opinions et la confidentialité propre à la missive explique en partie l’énorme masse de papiers préservés jusqu’à nos jours malgré les béances.

On voit que, pour Jackson, les papiers renferment un trésor pour la lecture future de son époque. L’activité de lecture est ainsi le complément indispensable à une bonne maîtrise de l’écriture. Parton montre l’intérêt pratique de Jackson pour la compréhension des faits :

‘He was no great reader of books. His library at the Hermitage consists chiefly of presentation copies and the biblical commentaries so eagerly read by the General at a later day. He was always a devourer of newspapers, however, and was particularly fond of hearing an eloquent speech read aloud in the family circle(II : 654).

Dépositaires des événements de ce monde, les journaux avaient donc sa préférence. Il conseillait même à ses pupilles de lire les quotidiens : ‘“this will give them a relish for reading”’ (Burke, 1941, I : 108). À l’instar des lettres, les journaux constituaient un lien primordial avec les activités quotidiennes de la société.

L’importance des lettres s’établit ainsi sur le plan historique, social, mais aussi et surtout personnel, dans le besoin de recréer un lien familial fragilisé par l’absence. Cette nécessité s’oppose ainsi radicalement au silence des épistoliers et appelle au “pacte épistolaire” auquel nous avons déjà fait référence. Négliger un tel engagement met en danger l’équilibre déjà précaire du tissu familial. Les lettres témoignent de ces échanges et renferment les sentiments et les personnalités de leurs auteurs, des éléments très précieux pour notre travail.

Notes
29.

Le 28 mai 1832, il envoya un questionnaire à un témoin, Abner Lacock, concernant l'affaire de la première campagne contre les Séminoles en 1818, dans laquelle il était accusé d’insubordination. Il fit part de son initiative à John C. Calhoun, alors secrétaire à la Guerre, concerné au premier chef par ces événements : “Gel A. Jackson takes leave to acquaint Mr. J. C. Calhoun that in collecting facts relative to the Seminole War for future and historical use, it is deemed necessary to request of Mr. Abner Lacock of Pennsylvania answers to certain interrogatories” (Bassett, IV : 445).