Histoires des hommes

Singularité

Afin d’éviter le piège du sujet prétexte (Jackson comme symbole de...), il nous faut exposer dans le plus grand détail l'étendue de son caractère, en topographier la surface des expressions, comme un géographe, mais aussi en dégager les couches profondes et sédimentaires, comme un archéologue. Sa singularité s’inscrit dans le vaste paysage culturel de la première moitié du xixe siècle. L’homme s’engage dans sa vie et se reconnaît en elle, il se révèle à lui-même par le regard personnel qu’il a sur son action. En retour, celle-ci provoque des événements dont le potentiel créateur agit sur les propres capacités du sujet et lui ouvre de nouvelles perspectives. Le philosophe Claude Romano décrit le processus d’une telle interaction :

Il n’y a pas d’abord un fait objectif qui, en un second temps, bouleverserait mes possibles : l’événement n’est rien d’autre que cette reconfiguration impersonnelle de mes possibles et du monde qui advient en un fait et par laquelle il ouvre une faille dans ma propre aventure. Transformation de moi-même et du monde, indissociable, par conséquent, de l’expérience que j’en fais (1998 : 45).

Jackson n’acquiert de statut qu’intégré dans l’existence qui le porte et qu’il contribue à créer. La force de l’équilibre se condense dans la conscience du processus qu’a le sujet agissant. Ainsi que l’écrit le sociologue Alain Ehrenberg (1991 : 212), l’identité se construit dans cette projection à la fois de l’action et des perspectives que ses résultats engendrent  : ‘“L’identité n’est plus seulement ce qui se transmet et vous enferme à travers la filiation collective. Elle est aussi, (surtout ?), ce qui se construit dans un projet entièrement tourné vers l’avenir par une performance individuelle”’ (cité par Eid, 1997 : 123). Jackson est constamment traversé par le sentiment de la singularité de son expérience et d’une oeuvre en phase d’accomplissement.

Le folkloriste Arnold Van Gennep reconnaissaît le rôle de l’individu comme force motrice de création :

‘Ce qu’il peut, c’est agir d’abord sur un très petit groupe, qui s’annexe d’autres petits groupes, lesquels forment en s’agglomérant un groupe plus étendu qui réussit parfois à se subordonner peu à peu à tous les autres et à s’identifier à la fin à l’État, sinon entièrement au peuple global, où le même mécanisme peut recommencer à chaque instant (1998 : 48).

À cette possibilité créatrice initiale, de l’ordre de l’inspiration, de l’influence, du modèle individuel, Van Gennep (47) présuppose un ordre de limitations imposées à l’individu par son appartenance à différentes “collectivités restreintes” (famille, corps professionnel, associatif, citoyenneté) auxquelles il doit conformer son comportement. Toutefois, il peut, dans le cadre de ces restrictions, agir dans le champ des possibilités offertes. Van Gennep voit dans cette interaction une certaine liberté de l’individu à l’intérieur des groupes. Il en tire la conclusion que l’individu est à l’origine de la “vie sociale globale” :

‘Chaque individu a donc des relations sociales multiples et il lui est toujours licite, dans les limites fixées par la tradition, de réagir sur les rapports établis (...) Autrement dit, pour comprendre les mécanismes de la vie sociale globale, c’est de l’individu qu’il faut partir et non de la collectivité ; celle-ci n’est qu’une abstraction, ou tout au plus une perspective, comme une photo prise en avion (1998 : 47-48)  30 .

Cette étude veut illustrer la force réflexive et agissante que l’individu exerce sur sa société. Cette conscience de soi en train d’agir est, selon Alain Touraine (1992 : 263) , constitutive du désir de l’individu d’être un acteur, en quoi Eid voit “la définition même du sujet” :

‘Touraine [...] précise que “c’est la relation amoureuse qui porte le plus directement le thème du sujet [...] c’est dans l’absence, dans la perte des contrôles exercés par le Moi et les normes sociales sur les comportements, que se reconnaît un sujet qui se sent engagé au-delà de ce qui est permis ou interdit, envers quelqu’un ou quelque chose dont la privation détruit le sens de la vie et produit le sentiment de se perdre soi-même” (1997 : 115).

Le sentiment d’absence est évidemment présent dans la correspondance qui en rapporte et en contient l’essence. Qu’il concerne le rapport de Jackson aux siens quand il est éloigné d’eux, ou bien l’idéal patriotique, nationaliste, mais aussi le sens de son honneur et de sa mission quand ceux-ci sont menacés par l’adversité, le sentiment de perte ou d’absence pousse Jackson à un extrême investissement de ces valeurs dans sa représentation de soi qui le mène aux limites de ce qu’il peut accomplir. Les préoccupations de Jackson concernant l’honneur, le travail, l’éducation, la politique sont autant de piliers qui fondent l’individu dans ses relations familiales et amicales, autant de jalons dans l’architecture du monde auquel il aspire. Si la lecture de la correspondance cartographie ces thèmes et en fouille le sous-sol, elle doit aussi s’afficher comme exploration “littéraire” (pour ne pas dire littérale) d’une parole, ainsi que le recommande Geertz :

‘Analysis, then, is sorting out the structures of signification—what Ryles called established codes, a somewhat misleading expression, for it makes the entreprise sound too much like that of the cipher clerk when it is much more like that of the literary critic (1973 : 9).

L’expression personnelle de l’expérience reconstruit une histoire 31 qui se pose comme collatérale à la grande histoire du monde, s’y substituant même par la proximité de ses affects sur les individus. Emerson.:Et l’histoire; jugeait d'ailleurs que l'histoire, soumise à la force centrifuge de l'âme qui habitait chacun des êtres humains, demeurait personnelle, une “vieille chronologie d'égoïsme et d'orgueil”, dont la subjectivité même niait finalement sa propre existence comme science : ‘"All history becomes subjective; in other words there is properly no history, only biography”’ (1841 : 19). L’écriture des lettres traduit ce parcours individuel par le compte rendu des événements récents rapportés à la famille ou aux amis. En cela, le caractère fictionnel, littéraire, (auto)-biographique, de cette entreprise, est indéniable. Les lettres de Jackson vont être la source mystérieuse et discontinue de cette mise en forme du soi et de sa vision du monde, jalons dans une re-création épistolaire, et illusoire pour le lecteur, d’une vie d’homme. Pourtant, cette histoire personnelle vient s’inscrire dans une certaine continuité du temps toujours producteur d’événements, eux-mêmes éléments du récit, “composantes narratives” (Ricoeur, 1986 : 14) . Ces routes tantôt parallèles, tantôt croisées, façonnent à la fois l’histoire du monde et l’histoire de l’homme privé, constituent des parcours que l’on pourrait tenter de fondre en “histoires des hommes”.

Ces récits construisent un paysage qui se reflète plus ou moins dans le sujet lui-même. Ce dernier reprend à son compte les comportements dont il s’inspire. Un tel processus d’ingestion des valeurs sociales nous conduit à réfléchir sur la représentativité de Jackson parmi la caste des planteurs du Tennessee. Dans quelle mesure un sujet comme le nôtre peut-il aborder la question d’un modèle des comportements sudistes, particulièrement ceux de l’élite économique, politique et sociale de la première moitié du siècle ? La complexité de Jackson et la confusion des sphères publique et privée à bien des égards rendent ce point encore plus difficile à traiter.

Notes
30.

Van Gennep relativise sans doute trop l’influence de la collectivité dans la constitution du corps social. Dans une communauté restreinte telle que la société des planteurs à laquelle Jackson appartient, l’influence et la pression sociale des pairs façonnent les comportements individuels d’une manière beaucoup plus concrète qu’il ne le présente dans la citation ci-dessus. Les comportements sociaux, à cet égard, prouvent l’attention portée au jugement d’autrui et prennent le pas sur une psychologie individuelle diluée dans l’appartenance au groupe, identification qui fait la force de chaque individualité. Toutefois, l’”autonomie individuelle” dont Van Gennep investit les individus de sa description est aussi vraie pour les planteurs. Comme toute autre collectivité, l’élite de la société sudiste permet une marge de manoeuvre en deçà de laquelle toute intervention extérieure est perçue comme inopportune et insultante, comme une atteinte à la vie privée, voire à l’honneur de la personne. Ce sentiment sera débattu dans l’étude consacrée au rapport de l’individu au code de sa collectivité restreinte, V : 361-363 passim.

31.

Il est bon de réintroduire le temps dans notre discussion, puisque les références anthropologiques l’avaient quelque peu mis à distance. Nous nous attacherons sans cesse à mêler les deux visions à notre propos, afin de conserver une approche équilibrée.