La représentativité

Traiter de la représentativité est dangereux : représenter, c'est effacer les différences qui subsistent entre les gens et les mentalités au profit d’une norme, c’est “reproduire” (Larousse, 1989 : 1621) du présent, du même, en niant les failles et les divergences. De qui ou de quoi Jackson fut-il représentatif ? De sa caste de planteurs, du pionnier de la frontière, d'un nouveau genre d'homme politique ? Certainement de tous ces types à la fois, mais il se montra également autre, hors-norme, particulier, atypique. Cette diversité représentative d’une région, voire d’un esprit propre à une époque, et certainement d’un type d’hommes (constituant une catégorie par-delà leurs individualités) nécessite sans doute, pour reprendre la suggestion de Bertram Wyatt-Brown (1975), une “typologie idéale” qui regrouperait plusieurs disciplines en vue d’une synthèse des connaissances.

Les mérites de l’approche inter-disciplinaire ne sont plus à faire, et pourtant il est encore difficile pour les sciences humaines d’appliquer ce principe avec la rigueur et l’efficacité nécessaires. En outre, toute typologie sélectionne, opère des choix, des classements, des hiérarchies, pose un ordre que les bouleversements de l’existence et les changements constants bousculent sans cesse. Cependant, Wyatt-Brown y voit un creuset fécond et régulateur :

‘The ideal typology is an ugly, cumbersome, and vulnerable way to bridge the chasms that lie between the various disciplines and the literary arts. With all its defects, it may help us to overcome present prejudices, seek objectivity, banish sentimentality, and build upon the legacies of great predecessors in all fields of learning (1975 : 29).

L’étude d’Andrew Jackson peut s’accommoder de ces exigences dans le sens où ses préoccupations recoupent évidemment les grands modèles de définitions identitaires et contribuent à évoquer un large panorama de ce que Wyatt-Brown appelle le “contexte sudiste” (1975 : 1). On pourrait toutefois regretter que notre étude prenne par exemple très peu en compte les autres classes sociales sudistes et demeure centrée sur celle des planteurs et de l’élite. Notre guide ici a été la typologie suggérée par les documents dans lesquels se reflétait une certaine réalité 32. Mais, il est bon de se souvenir de l’affirmation de Feller dans son appréciation de la société américaine de la période jacksonienne :

‘The failure of system in social relations and political economy meant that the nation would approach its still-unsettled destiny not with concentrated force along a straight line, but erratically, unpredictably, even contradictorily, upon a dozen fronts at once. The society’s deep-rooted dispositions and the thousand choices of its citizens, rather than articulated design, would determine Americans’ future (1995 : 83).’

Feller insiste sur l’absence de direction claire, de schéma grandiose établi au préalable. La société avance en ordre dispersé, au gré des choix multiples de ses citoyens. L’étude de Jackson dans ses actes privés participe de la même “déroute” de l’existence. C’est une collection d’actions diverses, tendant vers un but, mais souvent détournées, freinées, redéfinies sans cesse par les contingences. Néanmoins, une mise en tableau est nécessaire et il faut bien accepter la proposition de Cliffton Geertz  : ‘“[The] analysis of culture should be interpretive in search of meaning. It is explication I am after, construing social expressions on their surface enigmatical”’ (1973 : 5). C’est donc au langage que revient la tâche d’ordonner un matériau aussi divers, soumis au code social accepté par chacun, comme le suggère Mead :

‘Le développement du langage, en particulier le symbole significatif, a permis à l’individu d’intérioriser dans sa conduite cette situation sociale externe. De cette intériorisation résulte le développement extraordinaire de la société humaine : la possibilité de prévoir ce qui va se passer dans la réaction d’autrui et une adaptation préalable de l’individu à cette réaction (1963 : 138).

Jackson avait effectivement intériorisé les conduites et les pratiques de sa société et vivait selon ses préceptes, tout en poursuivant une voie qui lui était propre mais s’apparentait aussi à celle suivie par nombre de ses concitoyens. Ainsi, sa représentativité est-elle à la fois l’expression d’une époque, voire de plusieures, d’une conformité à des principes et des aspirations, mais aussi à un individualisme reflètant la multiplicité des choix individuels qui composent une société et caractérise la société américaine de manière constitutive.

Le problème de la représentativité (le caractère exemplaire d’un individu) est avant tout d’ordre qualitatif, même si l’importance statistique de la représentation doit être mesurée avec précision. En effet, le florilège de paramètres à prendre en compte pour attester de la représentativité d’une voix dans le concert social rend le sujet délicat. Tout au plus peut-on émettre sur tel ou tel aspect de prudentes hypothèses qu’il faudrait recouper avec d’autres. La représentativité passe donc par l’individu et son immersion dans l’environnement qui le nourrit. Nous adhérons pleinement à l’affirmation de George Mead quand il dit que ‘“le comportement d’un individu ne peut être compris que par rapport au comportement de tout le groupe dont il fait partie, car les actes individuels sont impliqués dans des actes sociaux plus larges qui dépassent l’individu et qui font intervenir les autres membres de ce groupe”’ (1963 : 6). Ainsi, notre étude confrontera sans cesse ces deux pôles afin de garder une distance égale, intermédiaire, entre leurs sphères d’action.

Parallèlement, l’identification au groupe qui fait la force de chaque individualité et le refus de la psychologie, lorsque “l’expérience de l’individu n’est accessible qu’à lui-seul” (Mead, 1963 : 4) , vont de pair avec une orientation personnelle qui influe sur le cours de la vie. Pour l’homme public, l’aspect privé est encore plus problématique lorsqu’il voue son existence à une cause à laquelle il est identifié. Sa personnalité se fond alors dans celle de son personnage et acquiert une réceptivité aux événements de son temps (ou exerce une influence particulière sur eux) que l’homme de la rue ne possède pas. Emerson.; écrit à propos de Napoléon : ‘“Indeed a man of Napoleon's stamp ceases to have a private speech and opinion. He is so largely receptive, and is so placed, that he comes to be a bureau for all the intelligence, wit and power of the age and country”’ (1850 : 339). Cette représentativité de l'homme puise sa force dans la symbiose qui le lie à son environnement, dans la compréhension aiguë qu'il a montrée des mécanismes sociaux et individuels de son époque, et aussi dans le désir d’un tel héros qu’éprouvent ses contemporains.

Paradoxalement, c’est dans la construction qu’il en propose qu’il devient “représentatif”, c’est-à-dire dans sa fiction personnelle. Mead présente l’assimilation de ces règles et conduites par l’individu comme la marque obligatoire de développement social et pose la conscience de ce processus comme inhérente à son succès :

‘On doit naturellement distinguer entre l’expérience qui se produit immédiatement et notre propre organisation de cette organisation dans celle du soi [...] Il existe une opposition entre une expérience qui comprend uniquement l’activité extérieure où le soi n’entre pas comme objet et une activité de mémoire et d’imagination dont le soi est l’objet principal. Il est nécessaire à la conduite rationnelle que l’individu prenne envers lui-même une attitude objective, impersonnelle, qu’il devienne un objet pour soi (1963 : 117).’

Le sentiment d’identité, résume Mucchieli, ‘“peut se décomposer en une série de sentiments reposant sur la permanence du processus d’évaluation et d’intégration-identification”’ (1992 : 47). Un tel individu est donc capable de se mettre en perspective et de s’observer agissant et de se comparer à l’image qu’il a de lui-même, forgée dans un processus d’identification aux valeurs sociales, et à laquelle il veut se conformer. En cela, Jackson est, à l’instar de Napoléon, dans le siècle, homme de son temps et personnage mythique.

Jackson avait effectivement intériorisé les conduites et les pratiques de sa société et vivait selon ses préceptes, tout en poursuivant une voie qui lui était propre mais s’apparentait aussi à celle suivie par nombre de ses concitoyens. Ainsi, sa représentativité est-elle à la fois l’expression d’une époque, voire de plusieurs, d’une conformité à des principes et des aspirations, autant que d’un individualisme reflétant la multiplicité des choix individuels qui composent une société.

Notes
32.

Cette réalité est bien sûr celle des épistoliers. Nous avons expliqué, notamment dans notre discussion de Geertz, qu’il était important pour nous de prendre en compte la vision du monde de Jackson telle qu’elle était exprimée par ses propres paroles. Or, on ne trouve pratiquement pas dans la correspondance d’échanges avec des membres de classes sociales différentes, à part la correspondance avec les employés.