Communauté, famille

L’homme privé qu’est Jackson existe en tant qu’individu au sein d’un système familial, social, économique, politique, un lieu, un temps définis : ce que l’on nomme généralement une communauté. Suivant la proposition de Darret Rutman (1973 : 59), il faut se demander ce que ce concept veut dire, car c’est en lui que reposent les présupposés selon lesquels l’individu est censé évoluer à l’intérieur de son groupe. Cette approche comportementale ne nous fait pas oublier des concepts anthropologiques tels que la parenté, ni les facteurs individuels d’identification au groupe. Ce serait trahir Jackson que de négliger sa personnalité au profit d’un behaviorisme dogmatique. Cette précaution étant prise, il nous faut détailler le fait que Jackson est inséré dans une communauté d’intérêts au sein de laquelle il prend forme, se développe, s’exprime et s’emploie à y imprimer à son tour une marque. Une telle réflexivité révèle la primauté des relations humaines dans l’étude de Jackson comme moteur et comme sujet. La “toile sociale” définie par Rutman (1973 : 77) sert à la fois de modèle méthodologique et illustre le contexte par lequel Jackson existe. Rutman esquisse une liste d’éléments propres à définir une communauté :

‘The essentials of community (...) are to be defined in terms of the space it occupies, the way of life accepted as common by its inhabitants, the collective actions chosen or forced by conditions upon those inhabitants, and the external associations which, by way of particular persons, link the community to the larger social units (1973 : 62).

Reconnaissant de multiples types de communautés, Rutman ajoute que l’essentiel est la conscience qu’a une communauté de se reconnaître en tant que telle : ‘“The community, therefore, can be said to bound itself by virtue of its recognition of itself”’ (1973 : 63). Il nous faut donc chercher dans l’expression même de Jackson sa conception de la communauté. Cette conscience appelle des définitions identitaires fortes, des discours, des prises de position, la défense d’idéaux, de croyances, d’intérêts, qui façonnent un sentiment d’appartenance organique 33. Mais les bouleversements de la vie conduisent les communautés à redéfinir constamment les termes de leur association et de leur perception d’elles-mêmes (Rutman, 1973 : 71). Dans une formulation différente, mais illustrant la même idée, Reclus (1998 : 108) voit dans son “milieu-temps”, c’est-à-dire dans la vision diachronique d’une société, un univers social voué à de constantes transformations.

Le terme de communauté et les problèmes qui se greffent sur sa définition et son statut (voire son existence même) ne sont que l’expression plus large d’une institution mieux définie, mais non moins problématique, la famille, groupement directement lié à l’individu d’où émanent les cercles concentriques de sa socialisation. Lévi-Strauss , dans sa préface à la première édition des Structures élémentaires de la parenté, définit deux niveaux de structures de la parenté : les structures “élémentaires” qui fonctionnent sur un mode contraignant de sélection du conjoint (“conjoints possibles ou conjoints prohibés”) ; les structures “complexes”, qui élargissent le champ de sélection. Il donne la définition de ces dernières : ‘“Nous réservons le nom de structures complexes aux systèmes qui se limitent à définir le cercle des parents, et qui abandonnent à d’autres mécanismes, économiques ou psychologiques, le soin de procéder à la détermination du conjoint”’ (1967 : ix). C’est cette dernière définition qui correspond bien entendu au type de société dans laquelle évolue Andrew Jackson. On retrouve dans cette définition liée strictement au système d’alliance 34 des termes similaires à la définition communautaire de Rutman 35 .

Radcliffe-Brown insère la famille dans un “système de parenté” plus large qu’il définit ainsi :

‘Un système de parenté implique aussi l’existence de groupes sociaux définis. Le premier est la famille domestique, groupe de personnes vivant ensemble à un moment donné, dans une même habitation, ou un ensemble d’habitations, et prenant certaines dispositions économiques constituant une “économie domestique commune” (1968 : 128).

Afin de recentrer notre propos sur la situation spécifique au Sud d’avant-guerre, il semble nécessaire d’introduire un concept similaire, à mi-chemin entre communauté et famille, le “feu” (issu des études médiévales) ou la “maisonnée”, traductions sans doute imparfaites du concept de “household” 36. Le but de cette notion pour les anthropologues était de se dégager des présupposés occidentaux présidant à l’étude de la famille nucléaire :

‘The anthropologists who elaborated the concept [...] wanted to account for units or groups of people who did not seem to conform to what ethnocentric Western scholars regarded as normative, or even normal organization: so-called co-resident nuclear families (Fox-Genovese , 1992 : 112).

On retrouve dans ce concept une attention plus soutenue aux relations économiques intra- et extra-familiales, la maisonnée étant considérée comme une structure non seulement de parentèle, mais aussi une unité de production plus ou moins en prise sur le monde économique environnant (Fox-Genovese, 1992 : 113). La thèse de Fox-Genovese est que cette “unité dominante de production” couplée au système esclavagiste constitue un trait caractéristique de l’organisation sudiste et fonde les relations économiques et sociales à l’intérieur de chaque unité, mais structure également les réseaux de maisonnées ainsi que les rapports avec le marché et le système capitaliste dans son ensemble : ‘“The emphasis on southern household as the embodiment of one tendency within merchant capital reveals the specific nature of southern society as a distinct social formation”’ (Fox-Genovese, 1992 : 120). Notre prise en compte de ces facteurs dans l’étude de l’environnement dans lequel évolue Jackson intègre aisément ce concept de maisonnée et tentera d’en explorer les possibilités dynamiques par le portrait de la grande maisonnée que représente l’Hermitage, la plantation de Jackson au Tennessee (voir notre étude intitulée “L’Hermitage”, VI : 422-530). Wyatt-Brown donne la mesure relationnelle des possibilités du concept : ‘“[T]he household concept was not a utopian fantasy, but an imperfect arrangement, a living experience in other words, that affected the daily routines of all participants”’ (1975 : 22). Une ouverture sur l’extérieur permettra peut-être de préciser un peu la perméabilité de la maisonnée avec le social, une préoccupation pour laquelle le concept de famille est, il faut le dire, également pertinent.

Membres constitutifs du corps communautaire, les familles sont “les principaux moteurs de la coopération à l’intérieur des communautés” (Rutman, 1973 : 72) 37 . La distinction opérée par Rutman et d’autres entre les dimensions verticale et horizontale des communautés, c’est-à-dire leur degré plus ou moins grand d’ouverture et de contact avec le monde extérieur (d’un côté les rapports familiaux et/ou claniques horizontaux, tournés vers l’intérieur ; d’autre part, les échanges d’une communauté grande ou petite (région, clan, famille) avec le vaste monde extérieur) conduit à considérer ce que l’anthropologue Robert Redfield a appelé “l’interpénétration de deux modes de vie opposés” : ‘“the coexistence of ‘an isolated, homogenous, sacred, and personal community’ and a ‘heterogenous, secular, and impersonal’ associationalism”’ (cité dans Rutman, 1973 : 78). L’évolution dans le temps d’une ou de l’autre dimension détermine l’orientation de la communauté et, indirectement, du mode de relations familiales à l’intérieur de cette dernière. Rutman (1973 : 88) voit le développement de l’Amérique comme une influence grandissante de la dimension verticale, les relations de la communauté avec le monde extérieur, qui mène à la société de communication d’aujourd’hui.

L’utilité des concepts de verticalité et d’horizontalité pour cette étude concerne l’équilibre que souligne Rutman et dont il fait une mesure des relations internes à la communauté ainsi que des échanges opérés avec l’extérieur. Or, ce problème est une des préoccupations majeures de Jackson, dans son constant va-et-vient entre l’univers clos de la plantation et le vaste monde politico-économique de l’Amérique en expansion. Cet écartèlement ne démontre pas tant le fossé entre les sphères publique et privée que la position de l’homme en équilibre entre ces deux univers perméables. C’est donc bien de l’homme privé qu’il faut tirer le mystère de sa relation au monde, entre l’horizontalité de ses relations familiales et la verticalité des rapports sociaux.

Ces directions opposées sont présentées sur deux axes par le sociologue Roland Warren :

‘The horizontal axis emphasizes locality. It involves the relationship of individual to individual or of group to group within the locality. (...) The vertical axis emphasizes specialized interest. It involves the relationship of the individual to a local interest group and that local interest group to a regional, state, or national organization (1956 : 90).’

Jackson demeure, de par la diversité de ses actions et de ses vues, un homme inclassable et irréductible. En cela, il est sans doute représentatif de tout un chacun. Fort de son individualité, il s'ancre profondément, de par son adhésion à des codes et à des valeurs multiples, dans la société de son époque, et parvient à signifier aux autres en quoi se motive cette société. L'individu dans la société devient le reflet de celle-ci pour les autres individus, stipulant la représentativité de l'Un par l'expression individuelle (et plurielle) des valeurs sociales.

Emerson.; (1841) louait chez Napoléon une autre caractéristique que l'on pourrait appliquer à Jackson 38 :

‘He sees where the matter hinges, throws himself on the precise point of resistance, and slights all other considerations. He is strong in the right manner, namely by insight. He never blundered into victory, but won his battles in his head before he won them on the field (1982 : 342).

Jackson est cet homme-pivot sue lequel bascule le monde qui l’entoure. En cela, il participe de l’événement célébré par Claude Romano  : ‘“Je ne peux comprendre un événement comme m’étant adressé que si je suis en jeu moi-même dans les possibles qu’il me destine et par lesquels il fait histoire en m’ouvrant un destin”’ (1998 : 44). Jackson comme événement ouvre par son action le destin de sa vie et de la communauté qui l’entoure, il participe au déroulement de l’histoire, à sa précipitation dans le sens d’accélération mais aussi dans celui d’une aggrégation des éléments en un produit nouveau et concentré. Il reste à savoir comment une quelconque communauté humaine, avec la complexité des rapports qui la constituent, pourrait être réduite à un système dont les rouages sont contraires à la mécanique imprévisible et changeante du désir des hommes et des contingences qui ne cessent de défier le code.

Cette étude présente Jackson, non dans une histoire nationale, mais dans un tissu de rapports qui relèvent davantage de la structure communautaire définie plus haut. Les historiens qui se sont penchés sur le cas de Jackson avaient pour visée principale de révéler à travers lui un nouveau type d’homme (Turner, 1893), de gouvernement, de nouvelles pratiques politiques, l’expression d’une époque réformiste à la charnière de laquelle disparaissaient les survivances politiques des rapports déférentiels du xviiie siècle et se forgeait le monde individualiste et égoïste du xixe (Formisano, 1974 : 473 ; Remini, 1977-84). Notre étude observe l’homme de la vie quotidienne souvent balloté par des événements sur lesquels il n’a pas prise.

Notes
33.

 Comme disait John Winthrop : “Our community as members of the same body” (cité par Rutman, idem).

34.

Lévi-Strauss fonde sa réflexion sur le principe d’échange : “Ainsi, c’est toujours un système d’échange que nous trouvons à l’origine des règles du mariage” (1967 : 548).

35.

Dans le même champ d’investigation, il faut aussi mentionner la terminologie liée à la parenté, à laquelle tous les anthropologues vouent un intérêt primordial : “Une terminologie de parenté façonne donc l’univers social d’une population. Elle reflète ce monde, mais elle l’organise en même temps car les termes de parenté ne sont pas seulement une façon de parler, ils sont aussi une façon d’agir” (Deliège, 1996 : 24). On retrouve ici l’attachement au langage, à son caractère performatif dans l’organisation des rapports sociaux.

36.

Cette notion permet de s’extraire du carcan des strictes relations familiales, comme l’exprime Elizabeth Fox-Genovese dans un article très synthétique  : “Household offers one way of studying basic social units without becoming embroiled in the complexities of kin relations” (1992 : 113). Tout comme les termes de communauté et de famille, household ne se laisse pas réduire par une définition simple.

37.

Radcliffe-Brown précise les contours de son concept de système : “Aussi le système de parenté est-il un réseau de relations sociales d’un type exactement défini et constitue-t-il par là une partie de ce réseau total des relations sociales que j’appelle structure sociale” (1968 : 128).

38.

Notre parallèle entre Jackson et Napoléon vise à montrer combien le mode d’agir de ces deux figures est issu d’une vision très personnelle qui mêle indissolublement les sphères publique et privée.