Identité

Difficulté d’appréhender l’histoire

Comment appréhender le passé quand la parole d'un homme paraît à la fois si présente à nos yeux, si humaine dans son intonation, si vivante dans l'énergie de la phrase écrite, mais tellement étrangère à notre réalité qu'un fossé infranchissable se creuse irrémédiablement, comme s'il nous était impossible de même imaginer la possibilité de son monde ? L'effet physique de l'imagination, la mise en corps, la représentation sensorielle du passé, telle que nous pourrions en avoir l'expérience, ici et maintenant, voilà ce qu'il nous est impossible de comprendre, et encore moins de transmettre. Ricoeur (1986 : 18) rappelle que ‘“le réel passé est, au sens propre du mot, invérifiable”’ , impossible à replacer dans une vérité préhensible par nous ici et maintenant.

Pourtant, c’est bien au “concours du lieu et du présent”, comme l’écrit Bachelard [1931] , qu’‘”il faut prendre l’être comme une synthèse appuyée à la fois sur l’espace et le temps”’ (1992 : 31). Cette idée est confirmée par Reclus quand il dit que ‘“chacun de nous est, en réalité, un résumé de tout ce qu’il a vu, entendu, vécu, de tout ce qu’il a pu s’assimiler par les sensations”’ (1998 : 107). Dans son apologie de l’instant, Bachelard dénonce également l’illusion de la durée dans notre perception de l’histoire, toujours en quête de rappels (d’instants) pour nous replacer dans notre propre chronologie : ‘“L’éloignement dans le temps déforme la perspective de la longueur car la durée dépend toujours d’un point de vue”’ (1992 : 34). Le monde figuré par la correspondance a perdu le goût et les couleurs qui le rendaient réels à Andrew Jackson et seule la lettre, dans son écriture même, porte la marque instantanée d’une parole impliquée dans un espace et un temps aujourd’hui perdus, subsistant seuls dans la mémoire.

Ce faisant, la correspondance concentre le sens et précise la nature “discontinue” du temps 39 en lui donnant une forme que la mémoire condense : ‘“En nous le passé, c’est une voix qui a trouvé un écho. Nous donnons ainsi une force à ce qui n’est plus qu’une forme, mieux encore nous donnons une forme unique à la pluralité des formes”’ (Bachelard, 1992 : 52) . Conscient de cette “précipitation” vitale (Bachelard (22) parle de “propulser” la vie), nous donnons à la correspondance ce statut de source vive d’où jaillissent les traits de vie.

De même, la définition chimique de “précipité” fait écho à ce que Bachelard appelle la “vigueur des raccourcis” quand il propose de recevoir les forces historiques dans une synthèse de l’instant. Il donne à cette énergie concentrée le nom de “dynamique des rythmes” (82). Un tel concept sied à Jackson pour qui l’existence est un processus de réalisation, de soi et de son idéal, quelles que soient les ruptures qui peuvent en affecter la progression : ‘“la continuité du courage dans la discontinuité des tentatives, la continuité de l’idéal malgré la rupture des faits”’ (81). La correspondance reflète à la fois cette obstination (continuité) et les ruptures de la vie, les chaos du chemin, les heurs de l’existence.

Continuité, discontinuité, mémoire, oubli, réalisation de soi, re-création, le vertige de cet abîme est sans limite et nous adhérons à ce que dit Roland Barthes, cité par Arlette Farge , sur l’ambivalence de l’histoire : ‘“L’histoire est un rêve ’ 40 ‘, parce qu’elle conjugue sans étonnement et sans conviction la vie et la mort"”’ (1997 : 96). En effet, le “rapport” entre les vivants (les historiens) et les morts (les “personnages” historiques, objets de récit) est sans conteste onirique, dans le sens où il nous faudrait passer des barrières infranchissables d'images décalées, grotesques ou anachroniques, pour établir cette relation. L'histoire mêle des images qui transcendent les interrogations, rapprochent les contraires, unissent les ambiguïtés dans un tout cohérent qui forme une unité d’écriture, un système plus ou moins stable auquel il nous est demandé de croire, faute de mieux.

Ricoeur ressent aussi ce sentiment de flottement : ‘“[le passé] en tant qu’il n’est plus, [...] n’est visé qu’indirectement par l’histoire”’ (1986 : 18). Pour lui, l’histoire “combine la cohérence narrative et la conformité aux documents” par l’acte d’“interprétation”, ouvrant la voie à une interaction forte entre les procédés historiographiques et fictionnels. Il faut donc se demander quel niveau de cohérence cette interprétation peut donner aux faits historiques sans perdre l’effet de discontinuité dont nous parlions plus haut. La nécessité de ne pas totaliser cet ensemble disparate porte atteinte aux aspirations mêmes de l’histoire, mais laisse également un degré d’incompréhension, une aporie qu’il faut prendre en compte dans la recherche d’une “vérité” historique.

Notes
39.

“La vie, c’est le discontinu des actes” (Bachelard, 1992 : 23).

40.

On retrouve ce rapport onirique entre les vivants et les morts dans les sociétés traditionnelles où les correspondances entre les mondes sont marquées par des visions diurnes et nocturnes.