Emprunts à l’anthropologie culturelle

La difficulté des anthropologues face à la temporalité est bien connue. Johann Huizinga (1922) parle d'anthropologie rétrospective dans son désir de ne pas tenir compte du temps comme principe organisateur mais plutôt comme d’un arrière-fond, d’un décor. Radcliffe-Brown. R.; confirme cette gêne des anthropologues avec le concept temporel. Dans une note, son traducteur précise :

‘[Il] écrit ‘que l’histoire donne réellement une explication quand elle fait apercevoir dans le détail la relation existant entre une culture donnée à un moment précis du temps et les conditions et événements réels dans un passé connu.’ Aussi la méthode historique ne peut-elle avoir de valeur explicative en anthropologie où il est impossible de dégager en toute certitude cette relation temporelle (1968 : 73-74).

Le rapport au passé, et donc au temps, déchira depuis le début la communauté anthropologique. En 1911, Maitland déclarait avec une certaine emphase : ‘“Bientôt, l’anthropologie devra choisir d’être histoire ou n’être rien” ’(cité dans Herskovits, 1967 : 151). Herskovits rejette une vision manichéenne et veut embrasser à la fois la conception statique ou synchronique (les relations de la culture et de l’individu) et la conception dynamique ou diachronique (l’évolution) de la culture :

‘Toute discipline traitant de l’homme qui néglige de tenir pleinement compte du facteur historique réduit donc sa portée dans la mesure où elle oublie un aspect fondamental de l’expérience. Considérant les diverses conceptions de la dynamique de la culture qui ont été l’objet de longues discussions, il n’est pas nécessaire de choisir entre ces différentes positions [...] Étudier comment les éléments de la culture s’assemblent, ou comment l’individu “enculturé” à un certain système de coutumes s’adapte à la société, voilà des aspects de notre problème qui complètent mais ne remplacent pas, en tout cas, l’étude des changements de ces relations dans une culture ou une région données pendant une période donnée (1967 : 151-152).

Il nous est impossible de délaisser la dimension historique en parlant de Jackson. Ici, l’archaïsme des formes culturelles étudiées ne prend pas le pas sur l’actualité de leur expression sociale, et ce sont les conduites et les pratiques en tant qu’éléments culturels dans une période donnée, le temps d’une vie humaine, qui ponctuent cette étude. Des “formes culturelles” telles que l’honneur ou la foi, mais aussi les courses de chevaux ou la culture du coton, possèdent en leur sein l’essence d'une période (ou de plusieurs).

Il est nécessaire de dire pour Jackson ce que Geertz .i).Geertz, Clifford;affirme concernant la culture : ‘“Understanding a people’s culture exposes their normalness without reducing their particularity....setting them in the frame of their own banalities, it dissolves their opacity”’ (1973 : 14). Ainsi, défaire l’absence de Jackson, c’est aussi dissoudre son opacité, l’observer dans sa vie quotidienne, dans son rapport à lui-même, le regard agissant comme un miroir.

Les époques ne sont pas étanches et il est évident que la nouvelle a tendance à s’appuyer sur la précédente pour s'affirmer contre elle ou en transformer les paramètres. Toutefois, des changements radicaux, qui coupent l’époque du passé, ne peuvent être occultés sous prétexte de continuité historique ou d’évolution 41. Il faut donc essayer de combiner le présent et le passé, de s’accommoder de la nouveauté radicale du présent, de l'étrangeté parfois absolue du passé. En outre, les actions d’un individu peuvent être un signe de son individualité novatrice et de son éloignement des conventions sociales, sans oublier que le conditionnement social de cet individu le mène cependant, d’une manière souterraine mais toujours présente, à suivre des règles et des lois. Dans L’individu et la société (1939), Abram Kardiner définit la “personnalité de base” de l’individu ainsi : ‘“Une configuration psychique particulière, propre aux membres d’une société donnée et qui se manifeste par un style de comportement sur lequel les individus brodent leurs variantes singulières”’ (cité par Cuche, 1996 : 39). Reclus abonde dans le sens d’une interaction féconde entre les codes, les pratiques et l’interprétation personnelle de chacun :

‘Les phénomènes multiples, entrecroisés de la vie ne se laissent pas numéroter dans un ordre méthodique. Déjà l’oeuvre est bien difficile et n’a qu’une valeur de convention et d’appréciation personnelle quand il s’agit d’un seul individu. Sans doute, celui-ci doit chercher à se “connaître soi-même”, ainsi que le lui ont enseigné et répété les philosophes ; mais, pour se connaître soi-même, il lui faut connaître aussi les influences extérieures qui l’ont façonné, étudier l’histoire de ses ascendants, scruter en détail les milieux antérieurs de sa race, se deviner à l’état subconscient, se remémorer les paroles ou les actions décisives qui lui ont fait choisir, comme Hercule, entre les deux ou plutôt les mille chemins de la vie (1998 : 110).

L’anthropologie fournit quelques clés à notre propos, moyennant certains glissements méthodologiques et conceptuels. A tout le moins, il est possible d’emprunter des schémas de pensée et de les adapter à notre sujet. Clifford Geertz suggère des pistes à suivre dans son célèbre ouvrage de 1973, L’Interprétation des cultures. Il propose une approche sémiotique à l’étude de la culture qui permettra de se représenter le monde d’en face : ‘“The whole point of a semiotic approach to culture is, as I have said, to aid us in gaining access to the conceptual world in which our subjects live so that we can, in some extended sense of the term, converse with them”’ (Geertz, 1973 : 24). Ce schéma méthodologique s’appuie sur le concept de la “description épaisse” qui implique que la culture soit considérée en tant que “contexte” dans lequel s’exprime les actes symboliques du “discours social”. L’épaisseur considérée est faite de couches successives d’observations et de décodage de la matière culturelle. Les pratiques, les rites, les croyances, les relations sociales sont peu à peu révélées et forment une entité analytique qui peut rendre compte des différents aspects d’une culture. Nous adhérerons à ce schéma dans l’étude du monde conceptuel d'Andrew Jackson.

Geertz affirme la primauté des expressions que prend la culture et il nous enjoint donc d’aller au coeur du discours afin, non de cartographier le “paysage décorporé” du “Continent du Sens”, mais d’émettre des hypothèses et de les vérifier à l’aune de l’observation des faits. Ce qui est recherché, c’est le “dit” du discours social. Geertz s’inspire de Ricoeur quand il affirme l’importance du sens de l’acte : ‘“It is the meaning of the speech event, not the event as event”’ (1973 : 19). Qu’est-ce que cela signifie dans cette culture particulière d’accomplir ce geste ou cet acte ? Quelle signification inhérente au système symbolique dans lequel il est opéré possède-t-il ? L'épistolarité ici contient les deux questions d'un même mouvement, en tant qu'elle est la parole et son propre acte d’énonciation.

Dans les paragraphes précédents, nous avons fait comme si le sujet de cette étude n’était pas une personne. On ne peut se pencher sur une personne comme sur un groupe. Cependant, certaines des propositions de Geertz pourraient s’insérer sans grand mal dans le projet qui nous occupe. L’importance de la parole comme porteuse du sens de celui qui la prononce, dans un certain contexte, à une certaine époque, dans un certain but, sonne comme une évidence. On portera l’attention sur ce fameux contexte, ici le rôle de la famille de Jackson, des réseaux de relations amicales et familiales, de l’espace même de la correspondance dans lequel évoluent Jackson et les siens, seul lieu tangible pour nous qui n’avons plus le loisir de l’entendre.

Tous ces éléments de la “description épaisse” forment ce que Geertz appelle l’“univers d’imagination” (imaginative universe, 13) dont les signes sont les actes des sujets à l’étude. Cet univers comprend non seulement le monde physique dans lequel ils évoluent, les contingences quotidiennes, les relations qu’ils entretiennent, les joies et les vicissitudes, les voyages, les carrières, mais aussi et surtout le monde symbolique de ce qui fait le paysage mental, les principes, les croyances, l’idéologie, en bref, l’organisation imaginaire du monde telle que les sujets la conçoivent.

D’ailleurs, le propre de l’ethnologie, précise Geertz, est bien d'émettre des hypothèses sur les constructions des sujets à propos de l’univers dans lequel ils vivent ; il affirme le caractère fictionnel de sa science, particulièrement dans la construction de l’ethnologue à propos de l'affirmation des sujets sur leur propre sentiment d’identité. D’après la formulation de Geertz :

‘[O]ur formulations of other peoples’ symbol systems must be actor-oriented. What it means is that descriptions of [for example] Berber, Jewish, or French culture must be cast in terms of the constructions we imagine Berbers, Jews, or Frenchmen to place upon what they live through, the formulae they use to define what happens to them (1973 : 14-15).

L'intention de présenter dans les mots mêmes de Jackson l’image qu’il possédait de son monde et de son action sur lui participe du désir de fournir sur cette construction une description la plus fidèle possible. Mais, Geertz reconnaît que cette entreprise est souvent teintée de fiction en tant qu’elle plaque, malgré nous, du fait que nous ne sommes pas le sujet d’étude, notre propre construction sur celle que nous tentons de restituer. Conscient de ce fait et sans nier le besoin d'organiser notre propos, nous aurons à coeur de laisser s’exprimer notre sujet autant qu’il sera possible.

On ne peut pousser trop loin le parallèle anthropologique. Le passage du temps, la destruction des témoignages, la disparition partielle des éléments qui font la variété du contexte et définissent la richesse de la description épaisse ont altéré les signes qui pouvaient rendre à notre compréhension l’univers jacksonien désormais disparu. Contrairement à l'immersion totale de l'ethnologue dans la culture d'étude, nous n'avons envers Andrew Jackson que l’observation médiatisée d’une approche qui allie la lecture des lettres à la description la plus épaisse possible du contexte dans lequel elles furent écrites et dont elles décrivent, bien que partiellement, le système symbolique.

dans tout cela, l’homme apparaît lui-même comme une nébuleuse autour de laquelle gravitent également un contexte et un rapport au monde qui s’expriment au travers de sa correspondance. L’identité comme “univers d’imagination”, avec ses constructions et sa “hiérarchie stratifiée de structures signifiantes” (Geertz, 1973 : 7) , s’apparente à un vieux manuscrit difficile à déchiffrer dont les signes seraient composés de gestes et de mots. Là encore, Geertz suggère une attitude à prendre devant le désir excusable, par-delà le caractère parcellaire des informations, de vouloir construire des systèmes d’interprétation parfaits et sans faille. Nous devons accepter la “logique informelle de la vie” (17) et nous souvenir que le monde n’est pas toujours logique et organisé selon la vieille loi des causes et des effets, et moins encore selon notre désir de donner du sens au passé, bien que cela demeure notre but ultime.

L’histoire n’est pas toujours une suite “logique” d’événements, les hommes ne sont pas des créatures constamment cohérentes et réfléchies (cela est vrai pour les grands hommes aussi !). Geertz rejette l’établissement de schémas unifiés et d’entités abstraites : ‘“coherence cannot be the major test of validity for a cultural description”’ (17). Ainsi, considérer la description de l’identité d’Andrew Jackson sous le seul angle de sa destinée dans une vision rétrospective du personnage nous semble non seulement dangereux méthodologiquement, mais erroné psychologiquement. La vision historique classique du grand homme qui va tout droit vers l’accomplissement de son destin, ainsi que la description épaisse du contexte historique, politique, économique et social, ne rendent pas forcément compte du contexte personnel du personnage historique.

Notes
41.

Reclus rappelle l’influence du temps sur le milieu ambiant : “Le développement même des nations implique cette transformation du milieu : le temps modifie incessamment l’espace” (1998 : 111). Qu’il soit question de continuité ou de changement, cette loi s’applique à tous les paradigmes et en sous-tend les évolutions.