Facteurs identitaires

La conscience de soi

Jackson a toujours été conscient de représenter des valeurs inamovibles et fondamentales, convaincu qu’il était en quelque sorte le dépositaire de ce que le sacrifice des martyrs de la révolution avait légué à l’Amérique. Les hommes qui firent son éloge funèbre y firent également référence : ‘“He was the embodiment of the true spirit of the nation” ’(cité par Ward, 1955 : s.p.). En effet, ses contemporains ont vu en lui un héros qui prenait sur lui les grands combats de son temps et lui vouèrent en retour une admiration sans bornes. Emerson. ; souligne cet échange entre l’homme héroïque et la foule de ses adorateurs :

‘[The poor and the low] cast the dignity of man from their down-trod selves upon the shoulders of a hero, and will perish to add one drop of blood to make that great heart beat, those giant sinews combat and conquer. He lives for us, and we live in him (1982 : 99).

La réciprocité de cette relation symbolique entre le peuple et l’homme célèbre établit une sorte d’osmose qui conduit chez Jackson à une définition rigide des identités et façonne un univers figé et manichéen. Le monde se divise ainsi en deux catégories : ceux qui reconnaissent ses mérites et les autres. Jackson avait déclaré un jour : ‘“It is true in politics as morals, that those who are not for us are against us”’ (cité par Goldman, 1970 : 362). Marvin Meyers , dans son ouvrage classique sur l’idéologie jacksonienne, confirme la portée de cette déclaration :

‘His blunt words and acts assumed the character of moral gestures which forced men to declare themselves, for or against. The movement we have come to call Jacksonian Democracy borrowed more than a powerful name; it projected into politics a fighting image of the man who would save the republic from its enemies (1957 : 2).

C’est le souci de perpétuer et de faire fructifier cet héritage qui le mena toute sa vie. Il se considérait redevable des souffrances subies par les révolutionnaires ( il avait lui-même été maltraité par les Anglais, mais il avait survécu) et se sentait investi du devoir de conserver et de protéger les privilèges si chèrement acquis 42 (Ward, 1955 : 112).

Sa conscience de soi l’inscrivait comme dépositaire de valeurs que son époque tendait à occulter pour d’autres plus adéquates à la modernité 43. Cette vision du monde s’opposerait radicalement à celle définie par le parti Whig d’Henry Clay, selon la thèse de Lawrence F. Kohl, (1989) qui consiste à comparer la définition des relations humaines présentée aux électeurs par les deux partis politiques dominants de l’époque. Kohl fonde son analyse psycho-sociale sur les caractères sociaux définis par David Riesman , dans son ouvrage classique, The Lonely Crowd (1961) 44. Le parti de Jackson serait resté attaché à une société traditionnelle fondée sur les rapports communautaires, voire claniques, tandis que les Whigs auraient intégré l’individualisme montant de la période, caractérisé par des relations sociales impersonnelles et centrées sur l’individu (Kohl, 1989 : 6). La conscience de soi jugeait le monde émergeant comme dangereux et contraire aux principes de l’Amérique :

‘In nineteenth century America, there were few who could not understand selfish materialism and a lust for power and status as the motives behind men’s actions. Just as important, the Jacksonian interpretation saw the increasing size, complexity, and centralization of society as unnecessary. Jacksonians pictured an America in which urbanization would be limited, government and institutions small, wealth widely and relatively evenly distributed, and men’s relations simple and natural (Kohl, 1989 : 52).

La thèse de Kohl est l’héritière du renversement de tendance historiographique (opéré notamment par Lee Benson (1962) qui voyait auparavant les Jacksoniens comme des chantres du progrès et les Whigs comme des réactionnaires (Schlesinger, Jr., 1945) 45. Il est certain que Jackson lui-même était sensible à ces aspects du développement américain, comme on pourra le voir dans les études consacrées à ses affaires et à l’éducation des enfants, notamment 46. Son identité personnelle consistait à résister à un extérieur qu’il jugeait faux et hostile tout en poursuivant une vision du monde imperméable au doute et à la remise en question. Dans ce combat contre des forces titanesques, Jackson se construisit un personnage mythique dont il s’employa toute sa vie à forger l’existence dans son expérience personnelle.

Notes
42.

Voici un extrait de discours adressé à ses soldats en 1809 : “Your [General? Governor?] is confidant, from the patriotism displayed on a late meeting in Nashville, that it is only necessary to say to our fellow citizen and soldiers, that our rights are invaded our liberties endangered, that our common country requires their services—to see them like a band of brothers pressing forward into the ranks to Defend the rights liberties and independence, so dearly Bot. and Bequeathed to us by our Forefathers” (Bassett, I : 195).

43.

“Since the Jacksonian rank and file felt constricted in their own lives, the heroes of the party were those who appeared to be breakers of bonds. They glorified Jefferson, whose Declaration of Independence was a document that clearly burst old bonds [...] Only Andrew Jackson, who at New Orleans had liberated Americans from English influence, could have burst this new web of influence and interest. Jackson willingly accepted his role as “the second Jefferson,” and three of the greatest Democratic measures of the period—the destruction of the Bank of the United States, the creation of the independent Treasury, and the passage of the Walker Tariff—were each hailed by Jackson’s followers as a Second Declaration of Independence” (Kohl, 1989 : 33-34).

44.

Voir également les liens de la thèse de Kohl avec celle de Meyers (1955).

45.

Concernant la question historiographique du traitement de la période jacksonienne et de la manière dont les historiens ont caractérisé l’ère de Jackson, voir Feller (1990 : 135-161).

46.

Voir “Andrew Jackson et la paternité” (IV : 302-330).