Définir un personnage

La correspondance de Jackson ne contient pas un sentiment d’exceptionnalité devant les événements auxquels il est confronté, même si certaines situations nous paraissent extraordinaires. Elles ne sont pour lui qu’une nécessité qu’il doit affronter, une direction évidente à suivre. Ses satisfactions portent sur un sens de l’accompli, du travail bien fait. Andrew Jackson a une mentalité d’artisan pour lequel le travail en lui-même est fait de patience, d’effort, d’application.

Le personnage qu’il définit au fur et à mesure se trouve constamment en quête d’une définition personnelle , mais aussi d’une acceptation sociale. Ce qui nous semble le plus important chez lui est ce rapport à l’autre, son positionnement dans le monde, sans chercher à le définir car sa présence même en est l’immanquable vérité. Farge explicite ce point :

‘Ils parlent, ils racontent, ils répondent, ils omettent, ils dissimulent, ils mentent, ils disent vrai, mais surtout ils ne se définissent pas parce qu’ils sont seulement au monde mais parce qu’ils sont entre eux et qu’ils vivent face aux autres, avec eux, face au pouvoir et “dans un univers de représentations non indifférentes aux situations dans lesquelles elles se trouvent activées 47(1997 : 72).

Cette relation au monde, active et volontaire, est pour nous l’essence d’Andrew Jackson. Il évolue simultanément dans le cadre informel d’un discours épistolaire qui reflète sa participation aux cris du monde et à ses infinies variations 48. Cette énergie est sa propre mise en scène, sa propre parole. Comme dit Ricoeur (1990 : 175) , la narration du récit donne l’identité à ses personnages. Citant Claude Brémond, il écrit : ‘“pour lui, le rôle ne saurait être défini que par ‘l’attibution à un sujet-personne d’un prédicat processus éventuel, en acte, ou achevé’”’ (1990 : 172). C’est dans le rapport à l’action que Jackson trouve sa place et son rôle, dans le dynamisme de ses relations à l’autre.

Nous avons pris soin de placer les relations de Jackson au coeur d’un dispositif plus large, à l’intérieur de son groupe social, de ses relations politiques et d’affaires, en liant la singularité de son existence aux événements collectifs dont elle dépend. C’est ce que recommande Farge (1997 : 74) : ‘“On se trouve alors loin de l’écueil précité où l’historien accummulerait du singulier pour construire un récit émietté, incapable de sens donc de véritable concept d’altérité.”’ Jackson n’est jamais seul dans son monde et n’existe que collatéralement à lui. Il le construit et, ce faisant, se construit simultanément.

L’altérité est au centre de notre intérêt pour Jackson. Si Jackson est une individualité faite de quotidien, il se présente aussi comme issu d’une caste sociale fortement structurée idéologiquement, celle des planteurs du Sud, fortement ancrée dans le terroir et la culture en formation d’une région identitairement forte. À l’époque de la colonisation des territoires du Tennessee et de la vallée méridionale du Mississippi, l’appartenance de ces hommes aux idéaux sudistes se mêlait aussi à l’aventure de la frontière et de la conquête de l’Ouest, définissant une aire culturelle complexe, mouvante et hybride 49 : le Vieux Sud-Ouest, qui est en ce sens un creuset où se fondent ces deux métaux, formant un alliage singulier d’une époque et d’une géographie, un complexe culturel de pratiques et de valeurs (Abernethy, 1932 ; Clark & Guice, 1996 ; Herskovits, 1967 : 96-102) 50.

Cette étude du milieu dans lequel se développe le personnage est inspirée par la remarque de Farge :

‘Partir des mots de celui qui parle (lorsque les sources en donne la possibilité), c’est en même temps interroger autrement ceux qui sont en relations avec lui car l’être parlant “découle” autant de ses proches ou de sa famille qu’il les interroge, “découle” autant des formes de pouvoir qui l’entourent qu’il les provoque ou s’y soumet, les infléchissant à son tour (1997 : 75).

Cette interaction de l’homme avec son environnement et les proches qui l’entourent fondent le terreau de notre travail. George Mead écrit : ‘“Il existe une opposition entre une expérience qui comprend uniquement l’activité extérieure où le soi n’entre pas comme objet et une activité de mémoire et d’imagination dont le soi est l’objet principal”’ (1963 : 117). Ainsi, Jackson illustre pleinement cette prise en compte de soi comme objet et non plus seulement comme sujet. Le “je” est multiple dans l’action, toujours unique dans la décision. Il se construit au fil des phrases et des années, il se forme en construisant autour de lui un monde qui à son tour le contient et le définit : Jackson a une certaine idée de l’Amérique et cette Amérique le reconnaît comme son héros. Il se regarde ainsi tel que le regardent les autres.

Comme le rappelle Mead  : ‘“ce qui fait la valeur, ou l’une des grandes valeurs du langage, c’est qu’il nous permet d’organiser l’action” ’(1963 : 12). Le langage a pour fonction non seulement d’organiser notre expérience mais aussi de la défendre contre le réel :

‘Quand un individu se sert de sa supériorité dans la communauté même dont il fait partie, il perd cet égoïsme propre à celui qui ne fait que s’en vanter [...] Mais quand le sentiment de supériorité s’exprime fonctionnellement, il devient complètement légitime : c’est même le moyen par lequel les individus changent les situations où ils se trouvent [...] La supériorité, elle-même, n’est pas sa propre fin. C’est un moyen de préserver le soi (177).

En somme, l'implication de Jackson dans la communauté, son interaction sociale, sa place dans la société est, selon la théorie de Mead, la seule justification possible de son pouvoir. À prendre ainsi la direction des affaires nationales, Jackson légitime sa position sociale en la validant, en la valorisant, en se rassurant aussi. Cette mise en valeur est non seulement une construction identitaire personnelle, mais aussi l’inscription de son système de valeurs dans les institutions du pays. Les deux sphères trouvent là un point de fusion auquel Jackson aspira toute sa vie. La supériorité décrite par Mead s'exprime par la prise en compte de ce que Jackson accomplit pour le pays et l'acceptation de ce don par le peuple est la reconnaissance des idéaux qu'il affirme incarner. Cet avènement conservateur, au sens où il est une tentative de préserver une parole considérée comme fondatrice, se trouve avant tout dans le système de valeurs de Jackson, dont les éléments de la vie privée témoignent : rapports familiaux, amicaux, commerciaux, mode de relation, vision de la place des citoyens dans la république.

Notes
47.

Arlette Farge cite ici l’introduction du livre de Bernard Lepetit, Les Formes de l’expérience. Pour une autre histoire sociale (1995).

48.

Ricoeur définit ainsi le rapport de l’intrigue et du personnage établi par le récit : “Le récit résout à sa façon l’antinomie, d’une part en conférant au personnage une initiative, c’est-à-dire le pouvoir de commencer une série d’événements, sans que ce commencement constitue un commencement absolu, un commencement du temps, d’autre part donnant au narrateur en tant que tel le pouvoir de déterminer le commencement, le milieu et la fin d’une action” (1990 : 175).

49.

Herskovits donne la définition suivante de l’aire culturelle : “La région dans laquelle on trouve des cultures semblables” (1967 : 103). Le concept est hérité des travaux de l’anthropologue Wissler qui publia en 1917 une synthèse d’études antérieures intitulée Man and Culture (Herskovits, 1967 : 89). Le Vieux Sud-Ouest est peut-être trop volatile pour être défini aussi strictement, mais la stabilisation de sa culture après 1820 nous permet de malmener ce concept et d’en appliquer ici les facteurs constitutifs.

50.

Clark et Guice voient dans la rivière Tennessee le dénominateur commun aux deux mouvements régionaux : “The Tennessee laced into a cultural whole the southern portion of the westward movement during the opening decades of the nineteenth century” (1996 : 4). Abernethy affirme la double appartenance de la région, et plus particulièrement de l’État du Tennessee : “The state was a part of the West and a part of the South” (1932 : x). Pourtant, l’historien insiste sur le progressif rapprochement avec l’idéologie sudiste au début du xixe siècle : “The society which grew up under these conditions, though much affected by the circumstances of the frontier, tended gradually to model itself upon the pattern set in old Virginia and the Carolina” (1932 : 209).