L’intérêt du quotidien

Paradoxe

Rien n'a encore été dit du paradoxe de notre approche, qui ajoute un élément perturbateur supplémentaire à la distorsion déjà opérée sur le discours historique. Les objectifs énoncés si brillamment par Arlette Farge (1992) sur la parole des gens ordinaires se voient ici repris et illustrés en considérant cette fois la parole d'un “grand” de ce monde. On pourrait objecter qu'il n'a nul besoin de voir défendre sa parole puisqu'il s'est déjà tant exprimé. Voilà précisément le point d'achoppement. Andrew Jackson a surement pâti de sa popularité (bien qu’il l’ait lui-même construite et préparée) et, paradoxalement, de sa réputation d’homme du peuple inculte 51. Homme d’action, héros national, fêté, admiré ou détesté en son temps, il est un président grandiose et mort, ce qui fait peu de cas de lui en tant qu'homme puisqu'il appartient à la conscience et à la grandeur nationales. En outre, Jackson est souvent présenté comme un homme truculent et excessif, peu enclin à la réflexion. Sa vie privée est source d’anecdotes 52, mais ses écrits n’ont pas toujours été trouvés dignes d’être publiés.

Non pas que son action n'ait pas été étudiée, observée, débattue, critiquée, loin s'en faut, et même si les historiens diffèrent encore sur la vision avec laquelle il faut appréhender l'“Âge de Jackson”, les polémiques abondent et stimulent les esprits (Feller, 1990). Mais, là n’est pas la question. Nous nous proposons d'observer le discours d'Andrew Jackson à travers sa correspondance, comme s' il était une personne ordinaire, c’est-à-dire avec les mêmes désirs et les mêmes besoins que ceux qui l’entourent. Nous empruntons le concept à Michel de Certeau (1980) pour qui une culture “ordinaire” se construit au quotidien, “dans les activités à la fois banales et chaque jour renouvelées” (cité dans Cuche, 1996 : 71). Les pratiques journalières des gens riches et puissants qu’étaient les planteurs sudistes peuvent très bien se placer sous cette définition, dans la mesure où leurs activités quotidiennes ‘“ne se distingue[nt] pas des autres choses du même genre, de ce qui est conforme à l’ordre des choses”’ (Larousse, 1989 : 1288). C’est de cette mise en forme quotidienne d’un mode de vie particulier dont il s’agit, fût-il flamboyant vu de l’extérieur. La correspondance de Jackson découvre un monde à la jonction du trivial et du prestigieux, de l’ordinaire activité des hommes et d’une existence exceptionnelle par le relief de sa participation à l’histoire nationale.

Notes
51.

Voir à ce propos l’article d’Allen Walker Read, “Could Andrew Jackson Spell?,” American Speech, (Oct. 1963), 188-195.

52.

Dans sa biographie de Jackson, Bassett est extrêmement attentif à ne pas exagérer sa vision de Jackson, ni dans un sens, ni dans l’autre et refuse toute caractérisation forcée : “But history is not to be written from caricature; and, if we are to understand the personality before us, we must look beyond the entertaining stories told about him, stories which are sometimes exaggerations and sometimes made to take a meaning more peculiar to the mind of the narrator than to that of him about whom they were told” (1916 : 23).