Apologie du détail

Arguant de sa formation de juriste “casuiste”, Pierre Legendre (1997) se définissait récemment comme un “homme de cas”, indifférent aux généralisations, soucieux du détail et du singulier des situations 53. N'oublions pas que Jackson fut d'abord juriste. Il ne fit pas d'études très poussées, mais le peu d'enseignement qu'il reçut, ainsi que sa pratique légale au Tennessee et les nécessités matérielles liées à la frontière, le menèrent à favoriser le problème circonstancié, la gestion du quotidien, plutôt que la philosophie ou la théorie politique. Jackson était un faiseur, au sens noble du terme. Toute étude qui tendrait à en faire un penseur et un théoricien — si tant est que quiconque en conçût l'idée ! — tronquerait le caractère fondamental de son intérêt pour la res publica. Il faut souligner son attention au détail en traitant d'événements, en nous inspirant de la définition que la physique donne à ce mot : “Événement” : “Phys. ensemble constitué par une position dans l'espace et dans un temps” (Larousse, 1989 : 694).

Cette définition appelle quelques éclaircissements. L’“ensemble constitué” 54 réunit pour nous une masse d'occurences regroupant un événement, un lieu, un temps et des acteurs. Cette entité d'éléments, prise sur le fil d'une histoire synchronique sans cesse replacée dans son contexte, s'offre au regard dans toute la complexité de sa composition et de son dynamisme. Nous nous proposons de la disséquer afin d'en révéler, jusqu'à la limite, les atomes qui s'y trouvent arrangés. Paul Ricoeur (1990 : 35) accepte la “vulnérabilité” de son discours face à l’éclatement du sujet en de multiples facettes. Le discours lui-même, renforçant dans sa recherche la fragmentation inhérente au sujet, multiplie encore les “détours laborieux” de son expression :

‘En introduisant la problématique du soi par la question qui ?, nous avons du même mouvement ouvert le champ à une véritable polysémie inhérente à cette question même : qui parle de quoi ? qui fait quoi ? de qui et de quoi fait-on récit ? qui est moralement responsable de quoi ? Autant de manières diverses dont se dit le qui ? (1990 : 31).

La diversité des regards façonne l’être à dépeindre, à reconstituer selon un kaléïdoscope d’informations et de recoupements (on retrouve le fragment). Là, des structures, des schémas, des agencements trouvent une rationalité autre, étrangère parfois à notre mode de pensée, mais pleine de l'existence du monde dont nous voulons rendre compte. En déclinant cette analyse par les points que nous avons retenus comme éclairants et fondamentaux, se dégagent progressivement des lignes de force, organisatrices d'une logique, d'une réflexion, d'une volonté.

Cette micro-histoire nous permet d'éviter l’écueil de la destinée, un piège trop fréquent dans la biographie jacksonienne. Il nous est apparu que ces événements de la vie de Jackson devaient être lus comme textes 55 et qu'ils devaient former la matière première, constitutive, la source originelle de notre travail.

Se construire, c'est se regarder, c'est regarder l'autre qu'est soi.
Le miroir, c'est le pouvoir de diviser.
Le miroir, c'est le pouvoir de montrer (L egendre , France Culture : 1997).

La correspondance comme miroir, comme lieu de construction du soi dans le regard qu'elle pose sur Jackson et sur le monde. La correspondance comme monde de conservation (ce qui restera du monde disparu dans l’avenir) et comme miroir du monde. Dieu est à la fois miroir et image, il est l'être du tout, le soi et le reflet du soi. Avec sa correspondance, Jackson prépare l’avenir et la connaissance factuelle et minutieuse du passé, si précieuse dans l’établissement d’une histoire des origines et des principes.

Dans le même esprit, Carlo Ginzburg (1997) déclarait récemment à la radio 56 qu’il préférait une méthode inductive pour l’histoire. Selon l’historien italien, le détail devait constituer le départ de l’analyse, le trait “intéressant” de l’observation. La norme, affirmait-il, est toujours contenue dans le singulier, ce qui est beaucoup plus probant que la proposition inverse. Ainsi, Ginzburg refusait toute explication systématique des phénomènes historiques, toute “théorisation théorique” qui ne partirait pas du détail. Nous retrouvons dans cette approche le souci d’Arlette Farge de découvrir dans une parole singulière le détail d’une expérience en la replaçant dans l’immense bain de ses causes, de son temps, de la vie même qui la constitue.

Ginzburg (1997) rappelait également la proposition de Marc Bloch d’utiliser à la fois le microscope et le télescope pour rendre compte des événements de l’histoire. Cet effet d’optique changeante, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, et vice versa, permet d’établir cette “étrangeté” à laquelle Ginsburg et Farge tiennent tant, non pas comme un élément anecdotique de l’histoire 57, mais comme le moteur événementiel, dynamique, qui la propulse dans le temps.

Cette histoire à géométrie variable trouve dans le caractère de Jackson une singulière attention aux détails de la vie quotidienne, aux chiffres, aux quantités, aux valeurs. Loin de se tenir sur les marches du podium, Jackson concentre son attention sur du détail, de la vie quotidienne. Comme tout un chacun, et peut-être davantage du fait de son action publique, de sa fonction de coordinateur, il est confronté aux réalités de tous les jours, à ses obstacles, ses retards, ses manquements, ses sursauts ; son action, son “oeuvre”, sont subordonnées aux aléas de l’existence. Le génie de Jackson réside dans sa capacité à s’accommoder de ces accidents, de ces imprévus et de ces carences inhérents à la vie quotidienne, à les surmonter ou à les contourner, et à poursuivre, “quelles que soient les circonstances” — selon une formule qu’il répète à l’envi  — le but qu’il s’est fixé. C’est dans ce “moins” de l’histoire (Farge, 1997 : 75) représenté par le trivial de l’existence que vient se placer l’intérêt du privé chez Jackson.

Cette parole, dispersée, perdue aujourd’hui dans l’engloutissement de son espace d’énonciation qu’étaient les réseaux humains qui la constituaient, perdure en deux dimensions dans la correspondance, mise à plat par le temps et l’absence des locuteurs. Pourtant, l’affectif qui fait défaut subsiste, étrangement, dans ces mots couchés sur la page, comme autant de belles au bois dormant :

‘[J]’ai la conviction que l’histoire se doit d’être affectée [...] par les béances et les extravagances d’autrui sans sombrer dans l’émiettement des anecdotes ; qu’elle peut donner sens aux effractions du quotidien en construisant l’historicité de leur lien avec les sentiments collectifs. Si l’historien est “poète du détail”, comme l’écrit Michel de Certeau, son écriture doit s’acharner à relier les êtres et les mots, à reconnaître «l’inscription dans la cité [...] d’êtres parlants, doués d’une parole qui n’exprime pas simplement le besoin, la souffrance et la fureur mais manifeste l’intelligence», êtres qui forment communauté (Farge, 1997 : 80).

L’arrimage des êtres aux mots peut être une définition de l’épistolarité, d’autant que la lettre lie deux noms inscrits sur l’enveloppe, celui de l’expéditeur et celui du destinataire. Mais ce rapport aux mots s’énonce également dans la narrativité épistolaire dont la mise en récit illustre le mécanisme identitaire à l’oeuvre dans la composition de chaque lettre.

Notes
53.

Pierre Legendre s'entretenait avec Roger Dadoun dans l'émission de France Culture, “À voix nue”, le 20 avril 1997. Legendre, professeur de droit à Paris I, est l'auteur de La Fabrique de l'homme occidental (1996).

54.

Claude Romano traite du double statut de l’événement “événementiel” comme “reconfiguration impersonnelle de mes possibles” dans un cadre de référence connu, ou comme le nouvel “horizon de possibilités” créées par l’intrusion même dans notre monde de l’événement “événemential”, révolutionnaire, “instaurateur-de-monde” (Romano, 1998 : 45 ; 56).

55.

Le Larousse, dans la septième acception du mot “texte”, donne cette définition : “sujet d'interprétation, de réflexions”. Ceci nous permet de donner à la correspondance un sens plein.

56.

Émission “À voix nue” du 20 avril 1997, France Culture.

57.

La singularité de Jackson a souvent été l’objet d’admiration ou de reproche, délaissant l’analyse pour l’affectif.