Trivialité : matière du réel

Une correspondance est le labyrinthe des déplacements, soumis à la lenteur des communications, aux contre-temps, témoins des ratages et des incidents. Le lecteur d’une correspondance privée bénéficie de ce rapport plus immédiat aux aléas de la vie quotidienne qui affectèrent l’épistolier, tandis que celui-ci souffrait de cette trivialité, de ces imprévus presque mesquins qui affligent souvent la vie des individus quels qu’ils soient. C’est l’histoire de ces impondérables qui se trouve évacuée comme anecdotique ou triviale. Précisément, il serait bon que l’histoire ne soit pas uniquement un espace de fascination narrative. La trivialité de la vie est constituante de son déroulement. Par définition, le fait surgissant est une exception, un “événement” dont l’irruption brouille la trivialité du quotidien et appelle le commentaire. En ce sens, l’événement est une modification plus ou moins significative de la trivialité quotidienne prise comme norme 58.

La matière principale de l’existence est faite d’une histoire inracontable parce que “sans intérêt”. Toute cristallisation narrative d’événements qui ne manquent jamais d’arriver brouille le lent cheminement des jours et leur âpre quotidienneté. Cependant, le matériau trivial demeure le fondement des activités humaines et ce, dans toutes les classes sociales, chez les petites gens comme chez les héros. Que Jackson ait vécu une vie extraordinairement riche en événements “dignes” d’être narrés dans une biographie est incontestable. Nous sommes réticents ici à entériner de grandes coupures entre de soi-disant entités différentes :

‘Privilégiant discontinuité, différence et opposition, le modèle prométhéen, héroïque, absolutise l’individuation, avec une conscience tragique de ses grandeurs et de ses limites : le rebelle, gonflé de force démoniaque et d’énergie interne, anachronique, intempestif, refuse et transforme le monde ; en une “protestation lyrique” (Lukacs), il accroît la scission entre le subjectif et l’objectif, l’exception et la masse (Madelénat, 1984 : 127).

De surcroît, cette narration ne rend pas compte de l’entre-deux trivial qui revêt Jackson d’une humanité plus banale. Tout en ramenant sa stature à une forme et une taille humaines, elle lui donne dans le même temps une épaisseur individuelle occultée par la critique ou l’hagiographie.

La vie du général Jackson, grand héros militaire et politique des États-Unis d’Amérique, fut faite aussi de ces frustrations et de ces angoisses-là. Ne faut-il pas révéler et donner à voir la dimension humaine de l’échec ou des petits plaisirs, peut-être la seule qu’il nous soit permise et possible de comprendre aujourd’hui, concernant un homme poussé hors du commun par ses hauts faits mais surtout par la distance insondable de l’histoire et du temps ?

L’homme privé est si difficile à cerner en raison de sa présence continuelle à soi. Alors que le personnage public peut se retirer à l’abri des regards du monde, chez lui, parmi les siens, où il laisse cet autre que lui dont il joue le rôle dans l’arène sociale, l’homme privé n’accède à une distance avec lui-même qu’au travers de son propre discours, presque malgré lui. Le regard des autres ne peut guère pénétrer dans ce sanctuaire obscur pour tous, car déjà parler de soi, c’est se fabriquer, se re-créer dans son rapport au monde, entraînant une fiction qui opère un déplacement inévitable vis-à-vis de l’original. Ce qu’écrit Madelénat à propos de la biographie se retrouve pour la biographie de soi : ‘“Un artefact, le livre, doit saisir en ses signes le dynamisme d’une existence, s’assurer le magique pouvoir de produire l’illusion et de métamorphoser l’absence en présence. Les incertitudes de la connaissance doivent s’exprimer et se dépasser dans une performance du langage” ’(1984 : 143). Ce sont dans les petits faits du quotidien que vont se révéler le plus sûrement les caractères intimes du sujet d’étude.

En empruntant à différentes disciplines leur approche singulière, nous avons tenté de donner à Jackson une dimension complexe. La question de la voix individuelle, c’est-à-dire de la parole de Jackson , s’est posée au premier chef. Il convenait de la lui laisser le plus possible en donnant une idée la plus précise du contexte d’énonciation. L’intimité conjugale donne à la correspondance ses accents d’harmonie les plus forts. La voix de Jackson se fait alors tendre, rassurante, conciliante. Au contraire, la correspondance d’affaires révèle un monde grouillant d’arrangements en tous genres, de calculs, d’inattendu, et établit un réseau dense de relations diverses au sein d’une communauté complexe et variée tant elle regroupe d’appartenances différentes. Jackson tend alors à retrouver une voix noyée par les tambours et les cuivres de la célébration. Pénétrer dans la vie personnelle d’un homme tellement public, mais si dévoué en même temps à son espace intime, nous permet d’approcher une culture en mouvement, agie et vécue par des hommes et des femmes aux prises avec les milieux telluriques qui s’entrecroisent au sein de la société :

‘Le milieu est toujours infiniment complexe, et l’homme est par conséquent sollicité par des milliers de forces diverses qui se meuvent en tous sens, s’ajoutant les unes aux autres, celles-ci directement, celles-là suivant des angles plus ou moins obliques, ou contrariant mutuellement leurs actions (Reclus, 1998 : 107).

Esquisser le portrait de l’homme privé dans une perspective à la fois expressionniste et cubiste 59 requiert un assemblage le plus varié possible de toutes les situations de la vie quotidienne afin que le sujet d’étude retrouve pour nous, dans son environnement familier, les réflexes qui faisaient de lui un homme de sa communauté.

Notes
58.

Voir le récent livre de Michèle Riot-Sarcey, Le Réel de l’utopie : Essai sur le politique au xix e siècle, (1999). L’auteur définit ainsi l’événement : “une conjoncture impensable dans les termes traditionnels, au moment de son avènement, et qui est irréductible au mode de penser commun” (citée par Daniel Couty dans le Monde des Livres, 2 avril 1999, ix). Rappelons l’expression de Ricoeur (1990 : 168-169) concernant la dialectique du cours tranquille du récit et de l’accident qui survient, la “concordance discordante”. Enfin, on mentionnera également le beau livre de Claude Romano, L’événement et le monde, PUF, 1998.

59.

Une plongée dans les affects des sujets tout en mettant à plat les différentes facettes qui les composent, voilà le projet que nous tentons de définir en recourant à ces métaphores picturales.