Une famille d’hommes

On peut considérer que le corps social de la société sudiste de la fin du xviiie siècle dans son ensemble est une grande famille, avec sa hiérarchie patriarcale, ses relations de dépendance et de proximité, ses devoirs et ses responsabilités. Dans son article sur “la famille américaine d’autrefois”, l’historien John Demos pose le ménage comme “le modèle de toute structure plus large d’autorité” :

‘There was, to begin with, the unquestioned assumption of a tight link between the family and the community at large. The individual household was the basic unit of everyday living, the irreducible cell from which all human society was fashioned. ’

Parlant du xviie siècle puritain, Demos souligne le point essentiel qui lie la sphère publique au domaine privé :

‘In fact, the principle of fatherhood lay right at the heart of most political thinking in this period. (...) Like all men of their time, they [Puritans] assumed the fusion of family and community in the preservation of order (1992 : 4).’

La métaphore est d’autant plus pertinente en ce qui concerne le Sud d’avant la Guerre civile que les zones publique et privée n’avaient pas l’étanchéité qu’elles ont maintenant — quoiqu’aux États-Unis on n’élise pas un candidat qui trompe sa femme. Bertram Wyatt-Brown l’énonce clairement : ‘“Differentiations between what belonged in the public or the private realm were very imprecise. Evaluations depended upon appearances, not upon cold logic [...] Family values differed not at all from public ones”’ (1982 : 33-34). Nous trouvons là une caractéristique qui insère notre homme privé dans une nébuleuse familiale et sociale difficile à circonscrire. La colonisation de la frontière n’était pas le fait de familles isolées, mais, comme l’écrit Frederic Paxson, un mouvement de masse : ‘“another of the group movements in which a large land speculation was united to the desire for independence and autonomy”’ (1924 : 30). Les forces centripètes de la société sudistes réclamaient un relâchement de l’autorité centrale au profit d’un pouvoir régional fort.

Les hommes qui partaient pour l’Ouest, autour de qui s’organisaient le voyage et ensuite le système de gouvernement, instituaient une domination que leur famille conservait souvent pendant plusieurs générations. Ils consolidaient et souvent accroissaient un pouvoir et des richesses énormes dont ils usaient pour diriger politiquement leurs intérêts. Le mariage d’Andrew Jackson avec une jeune fille appartenant au plus prestigieux et au plus ramifié des clans du Tennessee, la famille Donelson , n’est pas étranger à sa réussite économique et sociale, non plus qu’à la formation de son identité privée d’homme et de chef de famille.

Les ramifications de l'arbre généalogique peuvent être une métaphore utile pour rendre compte des relations à l’oeuvre sur la frontière du Sud. Andrew Jackson est replacé ici à l’intérieur d’un groupe d’hommes et de femmes, liés les uns aux autres par le sang, le mariage, les sentiments, ou les affaires. Ainsi la famille n’est-elle pas seulement un lieu de relations affectives, mais aussi un réseau de renforcement du pouvoir exercé sur la société de la région (voir Annexe III). Dans une lettre à sa belle-soeur, Elizabeth Glasgow Donelson , datée du 28 juin 1801, Jackson, lui fait entendre que seuls la famille et les amis peuvent lui apporter l’aide dont elle et son mari ont besoin, et cela dans l’aire d’influence géographique du clan :

‘[W]e still hope that you and the Colo. 73 will come on immediately. In the Holston Country, his prospects are dull I know. here his friends are disposed to serve him as far as is in their power, at least I speak for myself (...) Knowing as much as I do of his situation on Holston and the perfidy of man I have a hope that he will not attempt to settle himself there—there he has not a friend that would render him the most trifling act of disinterested friendship (Smith, I : 247-48).

Le texte de Jackson reflète le désir de toute la famille d’attirer dans le sein douillet de la communauté familiale ces deux brebis égarées à “500 miles” du troupeau (Smith, I : 248). Les “amis” seuls capables de cet “acte d’amitié désintéressée” ne sont autres que les membres de la famille, les seules personnes à ne pas porter la “perfidie” humaine en eux. L’opposition entre l’intérieur et l’extérieur est ici délimitée par le jugement moral sur la malignité de l’homme et le manichéisme marqué de cette période en général (Pessen, 1985 : 31). Le fond calviniste de Jackson apparaît alors qui voit l’humanité en proie au Mal. Seul l’entourage, mû par l’affection et l’intérêt commun, échappe au désir de nuire à autrui.

S’illustre ici le mode de relations qui permettaient aux immigrants de trouver rapidement leur place dans la nouvelle communauté — d’adoption, devrait-on dire, puisque l’accueil des nouveaux venus, parents proches, éloignés, ou par alliance, procurait, dans la classe dominante qui nous occupe, une installation souvent profitable et garante d’un statut qu’il n’était pas toujours aisé d’obtenir par soi-même. Cependant, Cashin (1991 : 78-85) montre bien que pour la plupart des familles de planteurs qui émigrèrent vers le Vieux Sud-Ouest à partir des années 1820, l’isolement fut intense et la cause de nombreux échecs. La situation au Tennessee était différente, au moins en ce qui concerne les familles associées aux Jackson-Donelson.

L’inquiétude dont Jackson témoignait face à la distance qui met à mal la toile tissée entre les membres de la famille est réelle. La trame serrée et tentaculaire de cette toile n’est jamais aussi apparente que dans la correspondance d’affaires. On découvre d’ailleurs que beaucoup de ses correspondants ont un lien de parenté, tant les mariages de caste intègrent les membres des quelques familles dominantes. Mais ce qui est plus singulier, et peut-être plus courant aussi, ce sont les alliances d’affaires qui incluent toujours des rapports affectifs d’amitié et de confiance.

Notes
73.

Stockley Donelson, un frère de Rachel.