L’un des piliers de la frénésie spéculative dans l’ouest de cette fin de xviiie siècle, William Blount était délégué au Congrès Continental en 1782 quand les questions de cession par les États des terres de l’ouest aux Etats-Unis furent débattues. Abernethy résume le rôle de Blount concernant le territoire du Sud-Ouest : ‘“The entire Southwest was his hunting ground and he stuffed his pockets with the profits of his speculations in land (...) He (...) practised nepotism on a grand scale, and feathered very cosily the nests of a host of kin and friends”’ (1932 : 52). La spéculation s’accompagnait de formation de réseaux d’influence et d’alliances politiques qui permettaient un contrôle efficace des législatures et des postes-clés liés à la gestion du territoire.
Le général James Robertson , co-fondateur de Nashville, était un proche de Blount et recensait pour lui les terres les plus valorisables. On voit se profiler l’ébauche d’une coopération fondée sur l’amitié et les relations personnelles. Ces hommes de pouvoir et d’action concentraient la majorité des richesses de la région entre leurs mains et se préparaient à partager les généreuses parts du gâteau de la colonisation.
Quel était le fonctionnement du mode d’acquisition des titres de propriété, dont les arcanes expliquent les associations de personnes influentes et les opérations douteuses qui en résultaient ? Abernethy.; donne un aperçu de la marche à suivre pour faire enregistrer un lopin de terre, selon le land act adopté par la Chambre de Caroline du Nord en 1783 :
‘The first step was to go into the woods and mark out, in a rough way, the boundaries of the tract desired. Such a crude survey was called an “entry”. This entry was submitted to the entry-taker, who was appointed under the law. A record of the entry was made by this official, and a warrant for the survey was issued to the claimant. An official surveyor was connected with the entry-taker’s office. When the survey had been made and the plat drawn, it had to be submitted to the secretary of state, who was authorized to issue a grant requiring authentication by the governor. The title was finally clear when the grant was recorded in the office of the register for the county where the land was situated (1932 : 50-51). ’Abernethy insiste sur l’énorme succès de cette vague spéculative, menée principalement par les hommes les plus puissants de Caroline. A l’instar du tandem Blount-Robertson, on peut mentionner l’association du secrétaire d’Etat de Caroline du Nord, James Glasgow, et du clan Donelson dont John, le père, et Stockley, le frère de Rachel Jackson, arpentèrent pour lui ; mais aussi celle de Patrick Henry et de John Martin qui s’en alla faire le relevé topographique de la vallée de la Holston (Abernethy, 1932 : 54). Le bureau de vente, ouvert le 20 octobre 1783, ferma ses portes le 25 mai 1784. Les sept mois dont disposèrent les candidats pour faire enregistrer leurs titres, considérant le marathon administratif décrit plus haut, laissaient peu de chance au citoyen de base, le plus souvent seul et sans “amis” influents, d’espérer obtenir quoi que ce soit (Abernethy, 1932 : 58).
En 1784, les spéculateurs et les conservateurs qui les soutenaient firent adopter par la Chambre de Caroline du Nord la cession des terres de l'Ouest aux Etats-Unis (Blount était “speaker” de la Chambre...), mais le vote fit un tel tollé dans la population que les libéraux remportèrent les élections cette année-là et s’empressèrent de répudier la loi (Abernethy, 1932 : 57). Cependant, les terres déjà en préemption devaient être arpentées et l’on nomma des arpenteurs officiels pour chaque district. Stockley Donelson fut nommé pour le district de l’est du futur Tennessee. Il acquit ainsi des milliers d’hectares de terre à bon compte, d’une superficie bien supérieure à celle permise par la loi (Abernethy, 1932 : 59).
La Caroline du Nord fut l’un des derniers États à ratifier la constitution fédérale et ne céda ses territoires de l’ouest que fin 1789. La cession enfin obtenue fut une victoire de longue haleine pour Blount qui avait dans le même temps préparé ses pièces pour le coup suivant. Il s’assura que l’acte de cession, comme la première fois, stipule l’irrévocabilité de l’esclavage (l'éventuelle émancipation étant soumise à l'approbation populaire), l’instauration de nouveaux États sur les territoires cédés (ce qui assurerait la vente des terres qu’il avait amassées au cours de la décennie), enfin, l’assurance que le nouvel État fédéral ne pourrait laisser la frontière sans aide ni défense, un fardeau budgétaire que la Caroline, selon Blount, n’aurait pu assumer toute seule (Abernethy, 1932 : 103-116).
Pour preuve de l’influence majeure de William Blount sur les affaires du Vieux Sud-Ouest, il n’est qu’à voir sa double nomination par le président Washington, en 1790, aux postes de gouverneur du nouveau “Territoire au sud du fleuve Ohio” et de commissaire aux affaires indiennes 97. Remini insiste sur le fait que Blount s’assura le soutien d’amis influents pour convaincre George Washington de le nommer à ce poste 98. Le désir de Blount d’obtenir ces postes était lié très directement à ses intérêts spéculatifs :
‘He frankly admitted that his interest in the dual position was due to his investments in western lands (...) He now became the agent of [the Federal authority] on the particular frontier where his personal interests were most heavily involved 99 (1977 : 116-117). ’Notons que Jackson, malgré ses déclarations du contraire, recourera plus tard à ses amis politiques pour tenter (vainement) de convaincre Jefferson de lui octroyer le poste de gouverneur du Territoire de Louisiane, après son achat par le gouvernement en 1803 (Remini, I : 128-129).
La constitution de l’équipe dirigeante du Territoire sous l’égide de William Blount montre bien le caractère ramassé et clanique des relations politiques et économiques (toujours liées). Blount octroya les postes aux anciens dirigeants de l’État de Franklin 100 , tous de ses amis, et ne plaça aux postes de responsabilité que des hommes en qui il avait confiance, instaurant, comme l’énonce Remini la main mise économique et politique sur la région : ‘“The appointments guaranteed Blount absolute control of the Southwest’ 101” (I : 52). D’autant que les futurs opposants au clan politique de Blount appartenaient à la nébuleuse de son organisation.
Ainsi, suivant les recommandations de Blount au Congrès, l’ancien gouverneur de l’État de Franklin et héros de la bataille de King’s Mountain, John Sevier , fut nommé brigadier général du District de Washington, à l’est du Territoire, et James Robertson , l’associé de Blount, brigadier général du District de Meró, à l’ouest. Daniel Smith 102, un vieil ami de Blount et l’un des hommes les plus importants de la vallée du Cumberland, fut nommé secrétaire du Territoire (le troisième poste administratif après le gouverneur et les trois juges) et arpenteur, une fonction dont Abernethy.; souligne la circonspection avec laquelle elle était octroyée au vu de son importance. Les secrétaires privés du gouverneur étaient son demi-frère Willie (prononcer Wylie) et Hugh Lawson .; , le fils de son ami le colonel John White.
Ce dernier possédait d’ailleurs les terres vierges et non appréciées sur lesquelles Blount décida en 1791 d’implanter le siège du gouvernement en créant Knoxville de toutes pièces, provoquant ainsi une hausse fabuleuse de la valeur foncière du terrain de son ami 103 (Abernethy, 1932 : 117-119). Cet arrangement était si improbable que l’existence même de la future capitale semblait presque un rêve : ‘“It was not until the winter of 1791-92 that the streets of Knoxville were surveyed and Blount constructed a weatherboarded log house to serve as the executive mansion”’ (Abernethy, 1932 : 120). Mais les conditions matérielles n’importaient pas autant que l’emplacement du site et la reconnaissance gagnée dans l’opération en associant les amis aux profits réalisés. Blount choisit d’ailleurs le nom de la ville en hommage au secrétaire à la Guerre, Henry Knox, une délicate attention envers son supérieur direct aux affaires indiennes.
Le génie de Blount, outre son flair politique et commercial, reposait sur sa capacité à s’entourer d’hommes utiles, capables et loyaux. Abernethy .; ne cesse de le répéter :
‘Blount knew how to use North Carolina politicians who had an eye to the main chance, and frontier magnates such as Sevier and Robertson who could serve as his field agents. There was yet a third group of men he took care to bind to his service for their particular abilities. These were frontier lawyers (1932 : 121). ’En outre, Blount s’octroya dès 1791 les services d’un journal, le Knoxville Gazette 104, pour diffuser ses vues et “informer” l’opinion publique de la justesse de celles-ci (Abernethy, 1932 : 130).
Sans l’aide de Blount, faire une carrière au Tennessee était “virtuellement impossible” (Remini, I : 53). Le gouverneur le reconnaissait lui-même à son frère : ‘“The Writing the Commissions for every officer of the Government both Civil and Military, I find a great Task and that I have to do for every officer even to a Constable receives his Appointment from me”’ (Remini, I : 51). Pour conclure, Abernethy affirme avec conviction à propos de Blount : ‘“He was certainly one of the greatest single forces in the politics of the early Southwest, if not the greatest, and he deserves a larger place in history than that which has been accorded him”’ (1932 : 168). Durant la décennie qui précéda le Territoire au sud du fleuve Ohio (futur Tennessee), l’action de Blount consista principalement à accaparer le plus de terres possibles dans des opérations spéculatives plus que douteuses et à se placer politiquement afin de faire fructifier rapidement ses investissements par un système de ventes massives et d’incitation à la colonisation.
Andrew Jackson et John Overton , parmi d’autres, durent leur ascension et leur pouvoir au patronage népotique de William .i).Blount,, William; “prince des spéculateurs de l’Ouest” (Abernethy, 1932 : 116). Imbibé de l’esprit de la frontière, Jackson conserva l’idée qu’une colonisation de masse était vitale à la sécurité de la région, adhérant au discours sécuritaire, mais prenant également en compte les préoccupations économiques des spéculateurs (Moser, IV : 69-70).
“Territory South of the River Ohio” ou “Southwest Territory”, qui faisait pendant au Territoire du Nord-Ouest établi en 1787 par la célèbre ordonnance du même nom, dont on s’était largement inspiré pour édicter les statuts du nouveau Territoire, voir Abernethy (1932 : 133). Concernant la fonction de superintendant, Blount n’en était pas enchanté et trouvait la tâche “laborious and disagreeable”. (Remini, I : 51). Mais il détenait beaucoup de titres qui n’étaient pas encore “libérés” (clear ) de leur tutelle indienne et il préférait surveiller de près son précaire trésor.
Clark (1996 : 73) interprète différemment la nomination de Blount en attribuant son génie à Washington qui, en donnant des responsabilités officielles au spéculateur, l’obligeait à faire respecter la politique du gouvernement en empêchant les colons de s’installer illégalement sur des terres indiennes protégées par traité. Les deux interprétations sont loin de se contredire et nous les retenons ensemble.
Remini précise: “Together with his brothers, Governor Blount had acquired more than a million acres of western land” (I : 52).
Tentative d’établissement d’un État autonome de la Caroline du Nord dès 1786, dans la partie est de l’actuel Tennessee (Abernethy, “The State of Franklin”, 1932 : 64-90).
On remarquera, non sans une certaine ironie, que Jackson pestera, dans une lettre du 18 janvier 1798 à John Donelson, contre de similaires dispositions prises par le président Adams, qu’il accuse de pourvoir les postes fédéraux uniquement avec des gens qui “se plieront aux désirs de l’Exécutif” (will bend to the nod of the Executive ), négligeant “le talent, les vertus et les capacités des hommes” (sous-entendus Républicains), niant ainsi leur “droit de penser” (Smith, I : 168).
Pour un bref portrait de Smith, voir Smith (I : 16n1).
Abernethy ajoute: “The site apparently was selected even before the governor visited the Territory and before the title to the soil had been secured from the Indians” (1932 : 119).
George Roulstone en était l’éditeur et le rédacteur en chef : “an administration man” (Abernethy). Jackson s’abonna à la Gazette dès 1792. Cela confirme s’il était besoin sa loyauté envers Blount (Smith, I : 367n1).