John Overton

Remini déploie la palette de compétences de celui quel l‘on surnommait “The Witch of Endor” : “John Overton, lawyer, judge, land speculator, banker, and reputedly one of the wealthiest men in Tennessee” (II : 42-43). Exerçant la même profession, Jackson et Overton étaient arrivés en même temps dans ce qui était encore la partie occidentale et isolée de la Caroline du Nord. Ils avaient partagé la même chambre (le même lit dû à l’exiguïté des lieux) sous le toit de Mme Donelson, la mère de Rachel (Remini, I : 41). Overton était même un parent de Lewis Robards, le premier mari de Rachel...

L’esprit clanique et familial de Jackson régnait sur sa manière de faire des affaires. John Overton, ,avant d’être un conseiller politique avisé, avait longtemps spéculé avec Jackson dans les terres de l’Ouest. On peut dire que les deux hommes s’étaient enrichis ensemble. En 1794, ils avaient mis sur pied une entreprise dans ce sens. Leur accord notarié montre bien le partage des profits et pertes liés à ce jeu aléatoire :

‘Articles of Agreement between Andrew Jackson of the one part and John Overton of the other this 12th May 1794. Witnesseth that whereas the said Jackson and Overton have this day interd into a Copartnership for the purpose of purchasing Lands (...) [they] are to bear an equal proportion of all purchases, losses, and expences, and to receive an equal part of all profits, advantages, and emoluments, arising from the Lands so purchased (Smith, I : 46).

Malgré le fiasco de l’affaire Allison (infra, 118 passim), Overton et Jackson continuèrent de collaborer dans différentes entreprises spéculatives, notamment dans la fondation plus tardive de ville telles que Florence, en Alabama, et Memphis, à la pointe occidentale du Tennessee. Grâce à la ténacité et à l’habileté d’Overton, le site appelé Chickasaw Bluff devint un port fluvial important. Jackson vendit ses parts en 1823 après l’annonce de sa candidature à la présidence (Remini, II : 49).

Overton portait une admiration extrême à la personnalité de Jackson. Il connaissait bien l’homme et estimait son action. Il savait aussi contourner le caractère emporté de son ami. Ses lettres témoignent de la diplomatie avec laquelle il lui annonçait les coups bas ou les remarques désobligeantes. Il oeuvrait constamment pour l’élévation de sa position et le conseillait avec la plus grande déférence sur l’art d’être un homme d’État.

Overton était sage et l’intelligence de Jackson fut de souvent le reconnaître. Dans une lettre du 8 mai 1814, Overton se félicite de la “glorieuse fin de la guerre contre les Creeks” et fait part à Jackson des rumeurs concernant sa possible élévation au poste de gouverneur. Dans le même temps, Overton essaie d’annoncer à Jackson, toujours susceptible sur ce sujet, que certains au Tennessee n’approuvent pas tous ses actes, ce qu’Overton rejète comme indigne de l’attention d’un grand chef de guerre :

‘Already General, it is the common theme of conversation that you must be our next governor.There is not a word said in this country but is not in terms of respect, if not, of admiration. Still I know there are some who are whining and inimical to you in our end of the State, but you may rest assured they are the fewest number. I beg you my dear friend not to notice them let them write or speak as they may. I say this with the most thorough conviction, and in the most lively solicitude for your standing, which is as high as any man in America—Your ground is far too elevated for the bickerings which sometimes take place, in the pursuit of fame, wealth, honor, or in the preservation of either. You possess them and the little spirits which infect the world cannot deprive you of them, when you view such efforts with silent contempt, and conscious rectitude. Dear Genl, you will pardon these hints, as I know there are mean people whose greatest gratification, is to irritate you, and thus lessen your fame if they can (Moser, III : 70).

En creux, le texte laisse apparaître la formidable puissance noire du caractère d’Andrew Jackson . Overton joue ici avec le feu et il le sait. Chaque mot est calibré pour que le volcan qui frémit déjà sous la nouvelle — ce qu’Overton pressent — n’entre pas en éruption. Il essaie d’évoquer l’image de la plus grande distance entre les mécréants qui contestent et le général qui accomplit. Une distance verticale d’où le héros ne peut apercevoir la “vermine” (the little spirits which infect the world) de son piédestal. Le langage d’Overton, plein de superlatifs, évoque les proportions catastrophiques que pourrait prendre la réaction de Jackson, une sorte de raz-de-marée de colère qui anéantirait tout sur son passage, y compris sa propre réputation. Overton devait avoir en tête le duel de 1806 où Jackson avait laissé déferler ses torrents de bile vengeurs. Le jeune Charles Dickinson avait perdu la vie pour avoir provoqué un tel “déchaînement” et Jackson l’estime de ses concitoyens (Parton, I : 305).

Dans une lettre du 12 février 1814, alors qu’il tente une fois de plus de prévenir la colère de son ami contre les vilipendeurs, Overton lui rappelle le vrai sens de sa vie et le plaisir que ses amis prennent à le voir l’accomplir : ‘“Pursue the career of glory in which you are engaged & in which your friends enjoy the most sincere pleasure You have attracted the attention of the Nation; it looks to your for your wonted exertions in the cause of your country”’ (Moser, III : 29). Pour Overton, le moyen de sauver Jackson de ses démons (notamment le péché capital de la colère, qui lui a déjà fait commettre un meurtre) est de devenir le plus public possible. Il doit s’élever toujours plus haut dans les honneurs pour qu’ils le protègent des “serpents du monde” et de sa propre colère.

Ce thème de la verticalité qui place le héros hors d’atteinte de la calomnie se double de l’importance du regard. Le regard du public réclame l’attitude honorable et digne de l’homme d’État ou du grand général qui méprise (étymologiquement, celui qui “ne donne aucun prix à” 116) et ne s’abaisse pas à se chamailler avec les vilains. La responsabilité morale envers les gouvernés supprime les sentiments personnels liés à la vengeance. Au mépris des pratiques de la période et des joutes politiques de tous les temps, Overton dessine à Jackson le portrait idéal de l’homme d’État qui se tient au-dessus des querelles publiques et personnelles, le symbole de toutes les réconciliations, de toutes les unions, de l’homme privé, public, et du peuple dans son ensemble 117, un tout difficile à réconcilier pour une personnalité comme celle de Jackson.

C’est le grand oeuvre de John Overton. Dès la victoire de la Nouvelle-Orléans en 1815, il échaffaude petit à petit la structure qui va mener Jackson au fauteuil présidentiel. On retrouve dans l’élaboration de la dynamique présidentielle une organisation clanique dont Overton est l’axe principal 118. Remini (déjà cité) décrit les connections nombreuses liant les promoteurs de Jackson au Tennessee, qui ne sont que les héritiers de la faction créée par William Blount aux débuts du Territoire, dans les années 1790 :

‘But the dominating figure of this faction after the war, particularly in middle and western Tennessee, was Jackson’s old friend, the “Witch 119 of Endor”, John Overton, lawyer, judge, land speculator, banker, and reputedly one of the wealthiest man in Tennessee. A prickly, profane little man, late to marry—he wed Mary (White) May, the widow of Dr. Francis May—Overton won political leadership by virtue of his keen, pragmatic instincts, his wealth, and his close association with a number of important and influencial men in the state, not the least of whom was Andrew Jackson (II : 42-43).

Mais les associations ne s’arrêtent pas là. Si Overton contrôlait le centre et l’ouest de l’État, l’est (Knoxville) était sous la coupe de son beau-frère, Hugh Lawson White.; , ancien secrétaire de Blount et homme très apprécié de Jackson 120. Une fois encore, le lien de parenté n’est pas étranger aux relations de pouvoir. Remini nous donne la nomenclature des relations :

‘At the eastern end of the state the Blount faction was led by Overton’s brother-in-law, Hugh Lawson White, and by Pleasant M. Miller, the son-in-law of William Blount, Jackson’s earliest mentor in Tennessee. Related to Overton through his sister, White was also the brother-in-law of John Williams, who had commanded the 39th U.S. Infantry during the Creek War and rendered Jackson invaluable military assistance at the Battle of Horseshoe Bend (I : 42-43).

Pour compléter le tableau, ce qui allait devenir la “Nashville Junto” 121 dans les années de campagne comprenait aussi John Henry Eaton.; , le biographe de Jackson 122 et sénateur au Congrès, ainsi que William Berkeley Lewis..; Intendant (quartermaster) pendant la guerre, Lewis fut un ami personnel et un conseiller écouté de Jackson jusqu’à sa mort. Eaton et Lewis étaient beaux-frères, ayant épousé deux soeurs dont Jackson avait d’ailleurs été le tuteur (Remini, I : 380).

Overton fut l’architecte de la campagne présidentielle de Jackson, qui s’étira presque sur une décennie. Il écrivit quelques-uns des textes qui défendirent le plus efficacement la morale personnelle de son ami, notamment lorsqu’en 1827, la question du mariage de Jackson avec Rachel Donelson.; fut de nouveau étalée dans les journaux, avec toute la virulence ordinairement déployée dans ce contexte passionnel 123. Overton, le “sorcier” (the Witch of Endor ), fut nommé président de ce que les opposants à Jackson appelèrent le “Whitewashing Committee ”, établi pour réfuter les accusations du journaliste James Hammond qui soutenait la candidature du président sortant, John Quincy Adams (Parton, III : 143).

Overton entreprit donc d’exorciser cette délicate situation et rédigea une défense du caractère d’Andrew et surtout celui de Rachel,.:Mariage:avec AJ; une femme qu’il connaissait depuis son adolescence, comme il le disait dans une lettre à Ralph E. Earl le 1er septembre 1829 : ‘“You will perceive, that I lived in the family with her when she was young, in the bloom of youth (...) She was not only a friend to me, but such was the benevolence of her heart to all around her”’ (Clifton, 1952 : 31-32). Cette image de Rachel est restée ensuite incontestée, parce qu’incontestable faute de document attestant du contraire.

Dans le texte qui fut publié en 1827, Overton pose l’autorité qui préside à ses affirmations :

‘Since the year 1791, General Jackson and myself have never been much apart, except when he was in the army. I have been intimate in his family, and from the mutual and uninterrupted happiness of the General and Mrs Jackson, which I have at all times witnessed with pleasure, as well as those delicate and polite attentions that have ever been reciprocated between them, I have long been confirmed in the opinion, that there never existed any other than what was believed to be the most honorable and virtuous intercourse between them (...) I had daily opportunities of being convinced that there was none other (Parton, I : 152-153).

L’ironie de cette déclaration est à la fois sa cause politique, discutable parce que sujette à controverse, et le caractère intime de la défense menée par Overton. La présence d’Overton chez la mère de Robards quand celui-ci habitait au Kentucky avec Rachel est une caution supplémentaire à son récit (Burke, I: 294). En outre, Overton porte sa défense où elle est inattaquable, l’entente entre les époux Jackson. Or, cet argument est peu recevable contre l’accusation d’adultère. Pour Overton, il convenait de montrer que l’amour d’Andrew et Rachel.; étaient suffisamment sincère et entier pour que cette erreur technique soit pardonnée à de jeunes amants passionnés, mais néanmoins respectables.

Écrivant à John Coffee le 17 février 1814, Jackson inclut deux lettres d’approbation, une émanant du secrétaire à la Guerre Armstrong et l’autre du commandant en chef des forces américaines dans le Sud, le général Pinckney. Ces missives félicitaient chaudement Jackson de ses initiatives. Le post-scriptum de la lettre à Coffee est rédigé ainsi : ‘“I wish Judge Overton to see these two letters of approbation (...) I know there is none of our friends that will be more gratified”’ (Moser, III : 33). Ce commentaire indique l’intérêt avec lequel Overton suivait la carrière de Jackson et la joie sans arrière-pensée qui l’animait à la simple réalisation de son succès, et la conscience que Jackson en avait.

Heiskell cite une lettre d’Overton à son neveu, écrite en 1824, où le juge fait un bilan de sa relation à Jackson, rappelant leurs débuts communs et une amitié qui ne fut jamais désavouée. Overton assure ici son correspondant qu’il ne s’était pas trompé sur le caractère de Jackson :

‘Our inestimable friend, General Jackson, is rising rapidly throughout the Union. (...) My dear young friend, you can judge how gratifying it must be to me in my declining years, to reflect upon the course I have taken in regard to this man. (...) We commenced our careers together, we slept 124, eat, and suffered together, and I always entertained the same view of his talents and character, and I have the consolation to think that I have never been mistaken in him. What opinion he entertains of me, I know not. I have my part to play, marked out, I believe, by Providence, and he has had his part, and it may seem strange, but it is true, that we have never consulted as to any preconcerted plans in all our lives (1919 : 436-37).

Encore une fois, Overton voit en Jackson l’instrument de la Providence dans le grand destin de la nation et ne s’explique pas l’étrangeté de leur convergence de vues.

En juin 1806, il avait loué le héros pour sa colère surhumaine, il avait louangé son oeuvre purificatrice, antidote du “poison” des “reptiles” qui “infestent” le monde (dans la lettre de 1814, ce sont des insectes) :

‘It too frequently happens that the honest, unsuspecting part of society will be infested with reptiles, the heads of which must be sought after and bruised so as to be secure from their poison. God has so ordained it. You have been the instrument of doing so. Fear nothing. As soon as possible I will see you (Moser, II : 100).

Andrew Jackson était lui-même persuadé d’être le bras de Dieu quand il rassurait sa femme lors de sa première campagne militaire, le 8 janvier 1813 :

‘The god of Battle cries aloud for vengeance, we are the means in the hands to punish the impious Britains, for their Sacraligious Deeds, we trust in the righteousness of our cause, and the god of Battle and of Justice will protect us (Moser, II : 354).

Jackson et Overton vivaient le même rêve et les mêmes visions. Leur sens d’une mission à accomplir les remplissait d’un élan que rien ne pouvait détruire et ils n’oeuvraient pas pour eux-mêmes, mais suivaient des commandements supérieurs ; ils laissaient ainsi leur bras être guidé par les dieux 125. Il est bon toutefois de préciser que le désintéressement avoué des deux hommes cachait une âpreté au gain et une réussite économique exceptionnelles, les plaçant parmi les hommes les plus riches du bassin du Tennessee.

Sans se prononcer sur le caractère prédéterminé de leur relation, il est possible d’affirmer que John Overton et Andrew Jackson surent faire fructifier leur rencontre et savourèrent, leur vie durant, la chaleur rassurante d’une amitié et d’une coopération indéfectibles.

Notes
116.

Mépriser vient de priser, lui-même issu du “bas latin pretiare, de pretium, prix ; 1080” (Larousse, 1989, 1499).

117.

Quelques lignes plus tard, Overton ajoute : “this genl is the elevated ground on which you stand, from which I sincerely hope you will view the whinings of Bradley &c. as the wind that passes by ” (Moser, III : 29-30).

118.

Remini (II : 48-49) souligne toutefois que la candidature de Jackson en 1824 fut provoquée artificiellement par ses amis pour se remettre de leur défaite à l’élection du gouverneur du Tennessee. Originellement, Overton soutenait la candidature d’Henry Clay, ce qu’il ne révéla pas à Jackson pour ne pas froisser son ami.

119.

Ironiquement, on remarquera que Jackson semblait apprécier les sorciers de petite taille : ne surnommait-on pas Martin Van Buren the little Magician ?

120.

Dans une lettre à Robert Hays de 1801, Jackson, alors juge à la Cour supérieure, disait de White : “he is a young man of cleverness & really the la[w]yer” (Smith, I : 254). Quelque trente ans plus tard, Jackson lui offrit, sans succès, le poste de secrétaire à la Guerre.

121.

Titre du premier chapitre de la seconde partie de la biographie de Marquis James, intitulée Portrait of a President 1938 : 335). Cette appellation concerne en fait le Nashville Central Committee, une association des amis de Jackson qui avait pour but de le faire élire à la présidence. Travaillant de plus en plus de concert avec les autres comités mis en place à travers le pays en vue de la campagne de 1828, ce groupe constitue l’embryon organisationnel qui donna le Parti démocrate (voir Remini, II : 108-109).

122.

La première biographie officielle commencée après la victoire de 1815 par son aide-de-camp John Reid, reprise à la mort de Reid en 1816 et achevée en 1817 par John Eaton. The Life of Andrew Jackson, (1817) (The U of Alabama P, 1974).

123.

L’affaire du mariage de Jackson est développée dans notre étude intitulée “Rachel Donelson Jackson” (III : 174-178).

124.

L’infrastructure hôtelière dans le Sud demeura longtemps très rudimentaire et l’hébergement chez l’habitant était la règle. Par manque de place, il n’était pas rare que les hommes dormissent à deux, voire trois, dans un lit.

125.

Le flou qui entoure les références aux déïtés martiales dans les lettres ne permet pas toujours de déterminer de quel dieu il s’agit. Jackson oscille souvent et sans discrimination entre la providence chétienne et les dieux de la Rome antique, une confusion courante à l’époque.