L’importance économique des esclaves

La possession d’esclaves était pour les grands planteurs sudistes la première source de revenus et un indice de leur richesse. Dans sa thèse sur les voyageurs britanniques dans le Sud de cette époque, Gauthier (1995 : 656) indique qu’un esclave rapportait entre 250 et 300 dollars par an à son maître. Le développement du coton à la fin du xviiie siècle apprécia la valeur des esclaves dans tous les États esclavagistes, producteurs ou non de la fibre blanche (Kolchin, 1993 : 96) 144. Kotlikoff (1979 : 35) a montré qu’un jeune esclave masculin vendu 875 dollars en 1820 à la Nouvelle-Orléans valait en 1860 1 116 dollars.

Le commerce des esclaves à l’intérieur des États-Unis fut toujours un tabou chez les planteurs sudistes 145. Le discours officiel condamnait les trafiquants de chair humaine et l’opposait à la métaphore familiale, censée rendre l’esclavage digne et acceptable. Kolchin présente le paradoxe de ce sentiment : ‘“[I]f buying and selling human beings was wrong, it was hard to avoid questioning the legitimacy of owning them”’ (1993 : 98). Cette hypocrisie cache mal les recours fréquents à la vente et à l’achat d’esclaves. Abernethy précise l’ambivalence des sentiments de l’époque : ‘“Slavery was, at this period, looked upon by Southerners as a necessary evil and the slave trader was heartily detested by the planters in general” ’(1932 : 166-67). Ce commerce sur lequel l’opprobre régnait, honteux mais lucratif, tenta bien des planteurs, parmi lesquels Andrew Jackson.

Les esclaves faisaient partie intégrante de la richesse et du statut des planteurs. Dès son arrivée à Nashville, en novembre 1788, Jackson acheta une jeune esclave appelée Nancy (Remini, I : 37). Lorsqu’il était procureur sur la frontière non monétarisée des années 1790, Jackson recevait ses émoluments en terre, mais aussi en esclaves. Plus tard, sa prospérité économique alla de pair avec une augmentation globale de la population servile à l’Hermitage. Après sa victoire de 1815, son commerce d’esclaves, dont il ne faut pas non plus exagérer l’intensité, eut tendance à s’estomper au profit d’un accroissement naturel, mais aussi d’achats réguliers afin d’agrandir la population de l’Hermitage. Les mouvements d’esclaves après 1820 tendent à se limiter au réseau de plantations entre le Tennessee et l’Alabama. La vente et l’achat d’esclaves à des fins uniquement lucratives tendent à disparaître après 1820. Les ventes d’esclaves à l’Hermitage pour motif économique ne reprendront que lorsque Junior devra faire face à ses dettes, après la mort de Jackson 146.

Les tragédies personnelles vécues par les esclaves arrachés à leur environnement et à leurs proches emplissent des volumes entiers et témoignent de pratiques courantes chez les planteurs, malgré leur prétendue aversion aux séparations. Pour les esclaves des grands domaines, la plantation demeurait, en dépit de la condition servile, le lieu communautaire par excellence : ‘“The plantation was home, where friends and kin formed a community”’ (Burton, 1985 : 151). Bien plus, il semble que cette communauté ait dépassé les strictes limites de la plantation pour forger des réseaux étendus aux domaines avoisinants ainsi qu’à des communautés urbaines plus éloignées : ‘“The plantation slave community appears to have been an interplantation or intraarea community that included both small farm slaves and towns slaves”’ (Ibid.). Les Blancs se plaignaient d’ailleurs des visites continuelles que se rendaient les esclaves, d’une plantation à l’autre, sans se soucier des réprimandes de leurs maîtres : ‘“We may talk about keeping them home at night—It can’t be done”’ (Burton, 1985 : 152). Le déracinement occasionné par la vente d’un ou plusieurs membres de ces réseaux constituait une véritable mort individuelle et sociale pour les victimes.

Jackson s’adonna au commerce des esclaves. Y voyant là un moyen supplémentaire de gagner de l’argent, il dirigea quelques transactions concernant des esclaves, souvent dans le cadre plus large de ses échanges avec la Nouvelle-Orléans. James (1938) mentionne les occurrences du commerce pratiqué avec les esclaves par Jackson au cours de sa vie 147 : en 1790, il se rendit à Bayou Pierre, dans le futur Mississippi et vendit des esclaves à la famille Green, des amis de Rachel (59) : en 1795, lorsqu’il partit pour Philadelphie avec l’intention de vendre des terres, Overton mentionna la possibilité que Jackson achète des esclaves avec l’argent reçu (74) ; en 1804, lorsqu’il vendit sa plantation de Hunter’s Hill, Jackson fit allusion à un possible paiement en esclaves qu’il aurait alors envoyés à la Nouvelle-Orléans pour y être vendus (104) ; la querelle de Jackson et Dinsmore en 1811 concerne le passage des esclaves du Sud vers le Nord à travers le territoire indien sans le passeport correspondant, comme le stipulait la loi. L’absence de tels papiers indique que les esclaves transitaient seulement entre les mains de Jackson et n’étaient pas destinés à travailler pour lui, mais à faire l’objet d’une tractation prochaine (134). Ces exemples sont documentés, mais combien ne le furent pas ?

En 1801, Charles C. C. Claiborne informait Jackson qu’il s’occupait de vendre ses chevaux et ses esclaves : ‘“I will try to find a purchaser for your Horses, as for Negroes, they are in great demand, and will sell well”’ (Smith, I : 261). On voit que si les planteurs répugnaient à l’idée du commerce des esclaves, la pratique de la vente pour obtenir un profit ne semblait pas leur poser de problème de conscience. Le développement des plantations de coton dans les nouveaux territoires créait en outre une demande accrue d’esclaves dont la valeur allait s’apprécier considérablement après 1808. Une lettre de Claiborne, écrite quelques jours après la précédente, confirme la vente par Hutchings 148 d’une femme apparemment séparée d’un enfant. Il n’est pas précisé s’il existait un lien de parenté entre eux : ‘“The Negro Woman he has sold for 500 dolls. in Cash, and I believe he has, or will in a few days sell the Boy, for his own price, to Colo. West”’ (Smith, I : 265). La somme considérable témoigne de la valeur des esclaves à cette époque.

Remini.:Esclaves; (1977-1984) ne reconnaît que du bout des lèvres l’implication de Jackson dans un commerce d’esclaves aux seules fins marchandes. Dans son essai sur l’esclavage (1988), on ne trouve aucune allusion au commerce des esclaves et il se contente d’aborder la question publique et politique. Concernant l’affaire Dinsmore 149 de 1811, il minimise à l’extrême, sans document à l’appui, le rôle de Jackson dans ce commerce : ‘“At the time, Jackson was an inactive partner of a business firm that traded in slaves to the lower country”’ (I : 163). Jackson n’est pas connu pour avoir été un partenaire inactif où que ce soit...

Une autre occurrence montre la gêne de Remini envers le problème : ‘“because he had agents in Natchez and regularly sent down boatloads of produce, Jackson occasionally engaged in slave trading as a service for a friend or a client”’ (I : 133). Cette remarque n’a d’autres fondements que de provenir presque mot pour mot du texte de James Parton , qui se refusait explicitement à s’aventurer sur ce terrain :

‘It is not necessary to investigate a subject of this nature. The simple truth respecting it, I presume, is, that having correspondents in Natchez, and being in the habit of sending down boatloads of produce, the firm of which he was a member occasionally took charge of negroes destined for the lower country, and, it may be, sold them on commission, or otherwise (I : 248).

L’explication de Parton se fonde sur une impression et un a priori, ce qui est nettement insuffisant pour prouver sa défense. Pourquoi défendre un homme immergé si totalement dans les pratiques commerciales de son temps dont une des activités principales reposaient sur le commerce humain indispensable au développement d’une société esclavagiste ? Si rien ne semble indiquer que Jackson avait, par exemple, des relations sexuelles avec ses esclaves, de nombreux indices témoignent du commerce très lucratif auquel il a participé.

Notes
144.

Kolchin (Idem) précise même qu’alors même que le commerce international prenait fin, le déplacement forcé de plus d’un million d’esclaves des États côtiers aux nouvelles terres du Sud reproduisit les horreurs de la traite transatlantique.

145.

`L’importation d’esclaves avait été prohibée par l’article I § 9 de la Constitution, entériné par une loi du Congrès en 1808.

146.

Dans sa thèse sur la communauté des esclaves de l’Hermitage, Thomas (1995 : 34) écrit que le recensement de 1850 compte 137 esclaves à l’Hermitage contre 110 en 1845. Toutefois, ces fluctuations ne tiennent pas compte des possibles transferts d’esclaves d’une plantation à l’autre. Un inventaire couvrant les années 1846-1849 stipule que 12 esclaves “quittèrent” l’Hermitage (151). Lorsque la famille Jackson alla s’installer dans leur plantation du Mississippi, seuls cinq esclaves restèrent à l’Hermitage. On sait qu’un certain nombre d’esclaves furent “transférés” vers une plantation de Louisiane au retour de la famille en 1860. En un mot, la communauté servile fut disloquée rapidement après la mort du patriarche (36).

147.

James (1938) est l’un des seuls à indiquer le commerce d’esclaves (slave trade) dans son index. Le terme n’apparaît ni chez Bassett (1916) ni chez Remini (1977-1984).

148.

Hutchings annonçait la facilité de cette vente dans une lettre du 25 décembre : “I shall meet with no dificulty to sell the negroes.” Il ajoutait à la fin de sa lettre : “you may rest asured that money is my hole thought” (Smith, I : 266).

149.

Dinsmore était un agent auprès des Indiens Chickasaw. Il était chargé de faire respecter une loi selon laquelle toute personne traversant le territoire indien avec des esclaves devait présenter des papiers en bonne et due forme les concernant. Jackson s’était opposé violemment à Dinsmore et lui tint une rancune tenace (voir Tilly, 1977).