L’éclectisme économique de Clover Bottom

Les hommes du Tennessee alternaient la bonne fortune et la mauvaise, mais ne cessaient jamais d’investir dans le futur, jouant leur va-tout dans un numéro d’équilibre aléatoire. Toujours à l’affût de nouveaux moyens à mettre en oeuvre, James Jackson et John Coffee introduisirent une nouvelle génération d’égreneuse (“Carver’s Improved Gin”) en Alabama en 1822, une machine qui n’arrachait pas la fibre lors de l’égrenage, augmentant ainsi la qualité du coton (Abernethy, 1922 : 81). Comptant généralement sur le revenu de leurs plantations, ils se lançaient continuellement dans de nouvelles entreprises qui ne promettaient souvent rien de plus que l’espoir du succès.

En 1804, Hutchings accepta la venue de Coffee dans le partenariat et les trois hommes firent de grands efforts pour échapper à la faillitte. Remini.:Clover Bottom; décrit le complexe commercial mis au point en 1804 par le trio sur les rives de la Stone’s River, à Clover Bottom, à une dizaine de kilomètres de Nashville et à quelques kilomètres de la nouvelle propriété de Jackson, l’Hermitage. Clover Bottom abritait diverses composantes : ‘“In all, the establishment included the store, a boatyard, a tavern—a ‘house of entertainment,’ according to the documents—and a racetrack”’ (1979 : 132). On voit là un désir de subvenir aux besoins divers de la population locale en offrant une gamme de produits remarquablement large pour l’époque.

Parton donne un aperçu des articles offerts dans le magasin de Jackson :

‘He sold goods bought from Philadelphia, such as cloth, blankets, calico, and dry goods generally; prices on the Cumberland being about three times those of Philadelphia [...] [Jacksosn, Coffee & Hutchings] also dealt in salt, grindstones, hardware, gunpowder, cow bells, and whatever else the people of the neighborhood wanted. In payment for these commodities, they took, not money, but cotton, ginned and unginned, wheat, corn, tobacco, pork, skins, furs, and, indeed, all the produce of the country. This produce they sent in flat-boats down the Cumberland, the Ohio, and the Mississippi to Natchez, where it was sold for the market of New Orleans (I : 245).

Les contrastes du développement de la région font que les magasins fournissaient à la fois l’indispensable et le superflu. En feuilletant le livre de comptes de Jackson pour l’année 1795 (cinq ans après la formation du Territoire), on trouve non seulement les instruments de la colonisation tels que les pioches, pelles, charrues, houes, fusils, couteaux, mais aussi, déjà, des articles qui montrent le raffinement de la classe dirigeante, tels que des tissus nobles (soie, lin, mousseline) ou des accessoires féminins (chapeau rose, rubans, peignes, gants, mouchoirs en soie, fouet de dame). Les livres de comptes présentent d’autres articles tels que des livres, du vin, du chocolat, du thé, des aiguilles, des compas, des charnières, des petites cuillères, du papier ou de l’encre (Smith, I : 455-476).

L’acheminement des objets posait, nous l’avons évoqué, d‘énormes problèmes de transport dont le coût amenuisait souvent les profits espérés par les marchands (Bacon, 1956 : 33). Une illustration des difficultés financières rencontrées dans ce genre d’entreprises est le voyage dans l'Est que Jackson entreprit au printemps 1804 afin d’acheter des marchandises pour ses magasins. A cette époque également, l’entreprise de Coffee était en plein marasme et il était poursuivi par ses créditeurs.

Jackson voulait donc éviter de révéler leur association, et aussi le fait que Coffee engageait des sommes considérables dans l’approvisionnement des magasins de Jackson. Il l'exprime clairement dans une lettre du 3 mai 1804 : ‘“I am well anough pleased you did not come on you must exert yourself or your credit is gone and the Idea must not go forth that you are to be interested in the purchase I make”’ (Moser, II : 21). Le silence nécessaire sur l’association de Coffee avec lui rendait le voyage de Jackson en Pennsylvanie préférable.

La situation que Jackson trouva à Philadelphie n’était pas propice au crédit, tout le monde ayant besoin d’argent : ‘“I (...) find a number of our friends in great distress for cash”’ (Moser, II : 21). Les marchands empruntant les uns aux autres : ‘“I found It would not be pallatable for any of them to Indorse a Bill for them at 90 days”’ (Ibid.). Malgré ses difficultés financières, Jackson remarque néanmoins le climat amical de son cercle de fournisseurs : ‘“Mr Denman has that usual friendship that is always apparent in his countenance and act (...) I find Mr Boggs quite accomodating and my namesake quite the friend”’ (Ibid.). Par ailleurs, il avoue avoir prêté l’argent qu’il réservait à l’achat des chariots de transport à Mr Denman, partenaire d’une maison de commerce où il se fournissait. Il espérait être remboursé à temps pour payer le fret et repartir au Tennessee. Les liens commerciaux pouvaient s’orner de relations amicales où l’importance des contacts humains allégeait les difficultés conjoncturelles.

Afin de payer les marchandises qu’il allait acheter, Jackson comptait sur la vente de son coton à la Nouvelle-Orléans, une opération dont s’occupait John Hutchings , comme nous l’avons vu plus haut. Jackson avait donc chargé Coffee de guetter à Nashville les lettres en provenance de la Nouvelle-Orléans, car Hutchings croyait que Jackson était chez lui et il avait été convenu qu’il enverrait les effets (bills) sitôt la vente effectuée, afin de permettre l’achat des marchandises :

‘Mr John Hutchings under an impression that I had returned from Knoxville will enclose the Bills that he may receive on the sale of our cotton to me at Nashville—I have therefore to request that you will attend the Post day at Nashville (Moser, II : 17).

On voit ici combien les problèmes de communication et la lenteur des services pouvaient porter préjudice aux hommes d’affaires, particulièrement dans un pays de la taille des États-Unis 152. Jackson faisait aussi commerce de peaux achetées aux Indiens, et il regretta de ne pas les avoir apportées à Philadelphie, au vu des prix offerts 153. Il reconnaissait qu’il lui serait difficile de repartir s’il ne recevait pas les effets de la vente de coton (I fear I will be detained untill I get the amount of sales from New orleans I hope you have attended to my letters from the Natchez). Cependant, une lettre du 21 juin, écrite de sa plantation de Hunter’s Hill, révèle que les effets n’étaient toujours pas aux mains des marchands de Philadelphie : ‘“these drafts ought to have been in Philadelphia ere this”’ (Moser, II : 24). Le prêt consenti à son ami marchand lui fut sans doute remboursé.

Le prix des articles à Philadelphie pouvait déterminer l’achat ou non de ces produits : ‘“I have not Bot. largely of hardware or irish linen—the latter is very high and the high price of carriage prevented me from buying much of the former”’ (Moser, II : 22). Autre difficulté rencontrée, le sucre brun coûtait quatorze dollars les cent livres plus six dollars cinquante les cent livres pour le transport, ce que Jackson ne pouvait pas se permettre.

Poursuivant l’énumération des activités de Clover Bottom fournie par Remini (I : 132), on trouve à côté du magasin un chantier de construction de bateaux dirigé par Coffee qui avait déjà exercé ce métier auparavant. C’est à cet endroit que les cinq bateaux commandés par Aaron Burr pour son expédition dans le Sud furent mis en chantier (Parton, I : 316-317). Seuls deux furent finalement construits et Burr quitta Clover Bottom le 22 décembre 1806, quelques jours avant la proclamation de Jefferson avertissant d’une conspiration en cours dans l’Ouest (Remini, I : 152, voir son chapitre “The Burr Conspiracy”, II : 144-164). Habituellement, Coffee construisait des barges à fond-plat pour les convoyeurs de marchandises qui descendaient la Cumberland, l’Ohio, puis le Mississippi jusqu’à Natchez ou la Nouvelle-Orléans. La situation idéale du chantier sur un confluent de la Cumberland favorisait grandement les affaires.

La vente de détail entrait seulement en partie dans l’effort économique de l’entreprise “Andrew Jackson & Co” (Moser, II : 15n1) 154. Situé à un point très fréquenté de la Stone River, Clover Bottom était non seulement un petit port de commerce mais aussi un lieu de rassemblement et de loisirs dont la piste hippique constituait une attraction pour les fermiers de la région, et surtout une source de revenus conséquente pour ses opérateurs. Inspirés par la prospérité et le désir d’entreprendre, Andrew Jackson & Co ouvrit une succursale à Galatin, à 26 miles de Nashville, puis deux autres magasins à Lebanon (à l’est de Nashville) et dans un campement militaire près de Muscle Shoals (Alabama) (Remini, I : 133).

L’expérience de la firme Andrew Jackson & Co ne dura qu’un temps. Les coûts de transports, les dépressions, les problèmes de communication avec la Nouvelle-Orléans et l’embargo de 1807 155 furent fatals à l’entreprise. James (1938 : 131) indique qu’un relevé de comptes de 1808 accuse 21 436, 61 dollars de dettes contre 25 283, 52 dollars de factures non encaissées. Jackson vendit le champ de course à ce qui deviendrait le Jockey Club de Nashville (James, 1938 : 132) et laissa sa part du magasin à Coffee contre des billets à ordre (Parton, I : 250). Coffee continua un temps puis retourna finalement à son métier d’arpenteur, beaucoup plus lucratif que celui de marchand (Remini, I : 134).

La troisième activité du complexe était le champ de course que dirigeait Jackson, pour qui les chevaux était une passion et un mode de vie, à l’instar de ses pairs. On ne sait pas grand-chose de ce terrain hippique de la première heure, seulement qu’il devint rapidement le lieu de rendez-vous des turfistes de la région.

Notes
152.

Gauthier (1995 : 107) indique que la diligence de Fayetteville à Charleston couvrait les 203 miles (environ 300 km) en quelque 53 heures, soit une moyenne de 4 miles à l’heure (environ 6 km à l’heure).

153.

Jackson possédait un magasin dans un cantonnement militaire sur la rivière Tennessee dont l’activité principale était l’échange avec les Indiens de petits articles contre des peaux.

154.

L’appellation que donne Remini (I : 132) semble ainsi erronnée puisqu’il intitule la compagnie “Jackson, Coffee & Hutchings” (sans source). Pourtant, les deux noms révèlent bien qui inspirait toute l’opération.

155.

Les déprédations causées sur les navires américains par les Français et les Anglais en guerre, malgré la neutralité des États-Unis, poussa Jefferson à décréter un embargo commercial contre l’Europe (1807), une décision qui affecta gravement l’économie américaine et celle de l’Ouest en particulier.