Des bateaux pour la Louisiane

L’acquisition de la Louisiane à la France en 1803 crée des tensions vives avec l’Espagne qui en revendiquait toujours la possession 164. Les Espagnols brandissaient la même menace qui avait toujours effrayé les Américains depuis l’Indépendance, c’est-à-dire la fermeture du Mississippi à la navigation et donc l’impossibilité pour les fermiers de l’Ouest d’écouler leurs produits vers la Nouvelle-Orléans 165.

C’est dans ce climat électrique que le secrétaire à la Guerre Henry Dearborn, dans une dépêche du 31 octobre 1803, demanda à Jackson de faire construire des barges pour conduire ses troupes dans le Sud et défendre éventuellement la Louisiane contre un coup d’État espagnol (Smith, I : 392). Les résidents, espagnols ou non, rejetaient la vente, comme le remarque Thomas J. Vandyke, un médecin ami de Jackson, au lendemain de la proclamation présidentielle (le 5 novembre) : ‘"information reach’d us yesterday of the President having order’d a quota of 1500 militia from West Tennessee, for the purpose of taking possession of Louisianna—the inhabitants having refus’d to accede to the terms of the cession’ (Smith, I : 392-93) 166. Cependant, les vélléités de rebellion s’apaisèrent très vite et les risques d’un revirement français aussi. Dès le 21 novembre, le représentant au Congrès William Dickson prédisait l’annulation de la campagne : ‘“Every thing now appears tranquil at Orleans. I rather expect the War orders will be countermanded”’ (Smith, I : 400). La prédiction se révéla exacte.

Il est fascinant de penser qu’on demande à un chef militaire de construire les barges qui vont transporter ses hommes. Mais, l’armée américaine en tant que telle n’était à l’époque qu’une petite formation et la défense nationale reposait principalement sur les milices d’États. Des raisons idéologiques, issues de la Révolution, faisaient craindre les armées entretenues en tant de paix et on considérait que les citoyens-soldats étaient les meilleurs remparts de la république. Jefferson renforça même le système des milices en réduisant les fonds alloués à l’armée fédérale (Mahon,1983 : 63).

Jackson prit donc personnellement part à la construction 167 (Twenty Eight Boats procured to be built by me), recevant ainsi le bénéfice du coût de construction ($3566), dont Dearborn avait demandé qu’il demeure le plus bas possible (Smith, I : 392). Dans une lettre que Jackson adresse à Dearborn le 13 janvier 1804, on trouve le détail des opérations qui ont conduit à la construction de vingt-huit bateaux afin de transporter les troupes en Louisiane. Jackson explique au secrétaire à la Guerre qu’il n’a pas voulu immédiatement lui réclamer les fonds nécessaires à la construction et il a donc fait appel à une banque commerciale de Nashville — dont les propriétaires ne sont autres que ses vieux partenaires Deaderick & Tatum 168 — à qui il a demandé de financer l’entreprise sous couvert d’être ensuite remboursés par le Trésor fédéral (Moser, II : 4-5). Jackson assure Dearborn que le coût est demeuré aussi bas qu’il pouvait être obtenu sur le marché : ‘“[T]heir sum charged is as low as Boats of their description can be bought for at private purchase ”’. Il plaide qu’au vu des conditions difficiles de la frontière (le fort coût de la main-d’oeuvre et de l’acheminement des matières premières) auxquelles s’ajoutent les délais très courts, les dépenses restent en-dessous de ses prévisions (they have cost less than I at first Expected). Ces considérations sont loin de la chose militaire et montrent l’absence d’une forte organisation dans le Sud de cette époque. De toute façon, comme nous l’avons vu, les observateurs prédisaient dès novembre que l’intervention n’aurait pas lieu.

Deux bateaux avaient été endommagés lors de leur mise à l’eau et Jackson se proposait soit de les remplacer, soit de les vendre si les autorités n’en voulaient pas. Toutefois, il s’inquiètait de savoir qui devrait payer les dégâts : ‘“If they should be lost it rests with you to say whether their loss will be sustained by the united States or the builders [entendons Jackson...], least these two should not be fit for service.”’ Notons que John Hutchings, l’associé de Jackson, acheta pour le compte de l’entreprise Jackson & Hutchings trois bateaux issus des commandes gouvernementales dans une vente publique, qu’il paya seulement 770,75 dollars, soit une perte de près de 2 800 dollars pour la bourse de l’autorité fédérale (Moser, II : 7 et 8n6).

Les sphères du public et du privé firent encore l’objet d’un étrange mélange lorsque le même Hutchings, chargeant le coton pour aller le vendre à la Nouvelle-Orléans, eut la malchance de voir couler un de ses bateaux. Il dut enlever une à une toutes les planches du plat-bord appartenant au “bateau public”, le bateau payé par le gouvernement pour transporter les troupes en Louisiane, afin de réparer le sien. On peut voir dans ce transfert de matériaux la métaphore d’une symbiose étroite et complexe entre la chose publique et les intérêts privés.

Notes
164.

En rétrocédant secrètement la Louisiane à la France en 1800, les Espagnols créaient une zone protectrice entre leurs possessions affaiblies (Florides, Texas, Cuba) et l’avidité des Américains. Les manoeuvres de la France inquiétaient Jefferson qui espérait une reprise des hostilités intra-européennes pour se dégager des vélléités de conquête françaises et britanniques, puisque les Anglais avaient aussi des vues sur la Louisiane. Jefferson ne voulait pas d’une France napoléonienne impérialiste sur le chemin de l’Amérique en phase d’extension continentale. Surtout, il fallait préserver l’accès des produits américains au Mississippi et à la Nouvelle-Orléans. La mission de Monroe et Livingston à Paris en 1803 était l’achat de la ville portuaire. Jefferson ne se doutait pas que ses envoyés allaient revenir avec un peu plus que ce pour quoi il les avait dépêchés en France (Skolnik, 1969 : xiii-xix passim).

165.

James écrit : “Two things the West must have to prosper : peace with the Indians and the New Orleans market. The east could give it another. Spain, controlling the powerful Creeks, could give it much of one and all of the other” (1938 : 56). Cet état de fait commença seulement à changer en 1803, en ce qui concerne le port de la Nouvelle-Orléans, car les Espagnols continuèrent à soutenir les Creeks de la Floride, ce qui poussera Jackson à l’envahir en 1818 en invoquant ce prétexte.

166.

En mars 1803 déjà, le gouverneur Claiborne avait écrit à Madison pour lui faire part de quelques individus qui tentaient de créer une réaction négative dans le public (Skolnik, 1969 : 97-98). Toutefois, il avait assuré le même Madison quelques mois plus tôt qu’une milice de 2000 hommes stationnés à Natchez était prête à prendre la Nouvelle-Orléans. En outre, Claiborne afiirmait qu’un certain nombre d’habitants rejoindraient les couleurs américaines en cas de conflit (Ibid., 59).

167.

Une lettre à John Coffee confirme que Jackson avait pris à son compte la construction des bateaux, dans laquelle il se plaignait des ouvriers qu’il avait engagés : “it is certainly necessary to employ hands that will be Steady at their work” (Moser, II : 3).

168.

Tatum était marié à la nièce de Deaderick. Ce dernier fut plus tard président de la banque de Nashville et commanda une brigade de Volontaires pendant la guerre de 1812. Tatum fut juge à la Cour supérieure et servi sous Jackson comme ingénieur topographe pendant la guerre de 1812 (Moser, II : 5n1).