La réduction des dépenses consistait également à augmenter les revenus. On se souvient de la remarque pessimiste de John Hutchings devant les difficultés rencontrées par la firme Jackson & Hutchings : ‘“for my part when every Cash is B[r]ought in Question, I feele feerful as not[h]ing will Command it” (’Moser, II : 12). On a vu que Jackson en était réduit à gager ses émoluments de juge pour obtenir quelque crédit sur ses achats. Il tenait en partie sa position à la Cour supérieure responsable de sa précarité financière.
Déjà le 24 août 1801, il s’en plaignait à son beau-frère et ami Robert Hays : ‘“I am in Possession of a verry independant office but I sink money—the Salary is too low— (...) the Judiciary scar[c]ely bears my Expence”’ (Smith, I : 252-53). Il évoqua la possibilité de se faire élire au Congrès, mais la position de juge n’entraînait pas la sujétion aux fluctuations électorales. Seule la pression de ses amis le fit rester.
Il y avait trois juges à la Cour. Or, en 1802, le juge Archibald Roane venait d’être élu gouverneur. Sa succession inquiétait Jackson, car il doutait des compétences du troisième juge, George Washington Campbell et craignait que la venue d’un homme trop ordinaire (whose legal abilities were not Superior to ours) ne lui rende la position tout à fait intenable (Smith, I : 252).
Cependant, le jeune Hugh Lawson .; , fils du fondateur de Knoxville James White, et ancien secrétaire de William Blount, était pressenti pour le poste. Les capacités du jeune avocat rassuraient Jackson (Mr. Hugh L White who is really a lawyer), mais White avait fait savoir qu’il accepterait la nomination à la seule condition que Jackson continue à siéger. L’honneur était grand et Jackson demeura à son poste, comme il l'annonça à Robert Hays le 9 septembre : ‘“If my remaining on my present Seat will be conducive to the object it is a duty I owe my country to do so” ’(Smith, I : 254).
Deux ans plus tard, avec la pression de ses dettes de plus en plus forte, Jackson reparla de quitter la Cour. Cette fois, les gentilshommes du Tennessee émirent une pétition qui le priait de rester. James Robertson résumait les sentiments de la communauté dans une lettre du 7 septembre 1803 :
‘I have Just Returned from Smith and Wilson Countys, and have heard the generaly opinion and wish of the people of both Countys that it could be Consistant with your interest and other arangments to Continue Judg, it is likewise the harty wish of your frend and Humbel servant—but not a wish that you serve the state at your own Expence as heare to fore. I have no doubt but the insuing lageslaton will alow such sallerys as may secure Judgs of Tallants and intigraty (...) I think the time has just arived that we shall most nead men of legal and natral knoledg metearley—in our land trials (Smith, I : 358) 174 . ’Cette lettre dépeint indirectement les intérêts à l’oeuvre sur la frontière. Pourtant, la pétition de ses amis politiques le persuada encore de rester. Le 8 octobre 1803, il pria le rédacteur en chef de la Tennessee Gazette de publier deux pétitions, envoyées à deux jours d’intervalle (le 5 et le 7 octobre) qui demandaient son maintien à la Cour et expliquaient sa décision d’y rester malgré l’annonce qu’il avait faite de son départ : ‘“We hope (...) you will not retire from the service of your country and leave them to struggle with the loss. We conceive talents like yours were given for the public good; and that they will not be withheld when they are most wanting.”’ Le texte portait la signature de trente trois parlementaires du Tennessee. Celui du 7 octobre était suivi de la signature de quarante-trois résidents de la région de Knoxville :
‘there never may be a period when the state may have greater necessity for men of pure principles and sound judgement on the judicial bench... In your talents and uprightness we have the highest confidence; and should you now resign, we, for ourselves and our country would sincerely lament the loss thereby sustained. (...) our common country may derive additional benefits from those powers of thought, and that independence of mind which nature never designed should be lost in retirement 175 . ’Jackson pavoisait d’aise devant tant d’honneurs ; voici ce qu’il répondit à John Tipton et George Rutledge, les artisans de la pétition du 5 octobre :
‘The address presented to me (...) expressive of the entire confidence and approbation of my official acts, is truly pleasing and gratifying to me (...) but particularly gratifying, when that entire confidence and approbation is expressed by the representatives of a free people, chosen by the free suffrage of their fellow citizens and selected for their patriotism, wisdom and virtues. (...) I abandon for the present my resolution and obey the call of so respectable a part of my fellow citizens, as the dictates of duty to a grateful country (Smith, I : 373). ’Il fit bien d’en profiter car la république ne serait pas toujours aussi “reconnaissante”. Mais surtout, il est amusant de constater que, d’après sa description, le peuple américain (entité mythique) demande à Andrew Jackson de poursuivre son oeuvre. Le monde idéal des hommes libres a choisi le citoyen Andrew pour une mission civilisatrice. Ainsi investi, que peut faire l’individu choisi (“élu”) sinon “obéir” avec grâce à la requête d’hommes si “respectables” ? Jackson adore quand le pouvoir lui est offert, ou qu’il affirme s’imposer à lui naturellement, sans qu’il ait à forcer les choses pour l’obtenir.
L’idéal jeffersonien des “aristocrates naturels” trouve ici une illustration brillante de ce que Jackson clamera toute sa vie. Le monde se divise en deux catégories : il y a ceux qui font des ronds de jambes pour accéder au pouvoir, et les autres, ceux à qui on l’offre parce que leurs compétences et leur position les désignent “naturellement”. Cette éthique, Jackson la rappelle à l’occasion de sa candidature au poste de gouverneur de la Nouvelle-Orléans, à George Washington Campbell ou à John Coffee. Ainsi, à son arrivée à Washington le 27 avril 1804, il n’osa pas rendre visite à Jefferson car celui-ci venait de perdre sa fille Mary Eppes (le président était d’ailleurs à Monticello) et une telle visite l’aurait fait passer pour un “courtisan” (courteor), ce dont la seule pensée lui fait horreur. Le lendemain, il écrivait à Campbell : ‘“of all charectors on earth, my feelings despises a man capable of cringing to power for a benefit or office”’ ; et à Coffee :
‘of all ideas to me it is the most humiliating to be thought to cringe to power to obtain a favour or an appointment—feelings calculated to bend to those things are badly calculated for a representative Government—where merit alone ought to be the road to preferment (Moser, II : 18-19). ’Tout cela cependant ne pouvait faire oublier les nécessités économiques. Or, certaines situations étaient plus lucratives que d’autres et la productivité (c’est-à-dire le rapport temps/profit) penchait toujours en faveur du commerce ou du droit (professions “privées” qui profitent aux individus) plutôt qu’à des positions officielles dont la rémunération, ainsi que s’en plaignait Jackson, ne couvrait pas les dépenses de ces grands seigneurs. La situation est clairement exprimée dans une lettre de Seth Lewis du 8 octobre 1803, qui se félicite d’être revenu à sa profession d’avocat, beaucoup plus lucrative et moins exigeante que celle de juge :
‘As to my private affairs the result already proves that I am considerably gainer by exchanging my Station on the Bench for one at the bar. Much trouble, great responsibility, & heavy expences without any profits was all I could expect while in office; which was a course my situation in life did not enable me to pursue. Something Seemed to be due to myself & my family as well as to the public and by taking the more profitable Station I flatter myself I shall only have done justice to myself & those nearest me (Smith, I : 371). ’Entre le bien public et le sien, qui comprend celui de sa famille, Lewis n’a pas d’hésitation, puisque ce n’est que “justice” que de pourvoir aux besoins de ceux qui lui sont chers. Cette peur de la pauvreté est latente chez tous les planteurs marchands qui oeuvrent constamment afin de lui échapper, dans une fuite en avant qui les pousse, tel Jackson, à investir même quand l’argent manque, car c’est le seul moyen de se soustraire au chaos de l’indigence.
Cette terreur de la pauvreté, Jackson l’invoque le 6 avril 1804 comme une méchante statuette dans une lettre à sa femme, pour lui expliquer pourquoi il ne peut rentrer comme prévu à la plantation : ‘“was I to return from this place (knoxville) the question occurs, would it bring contentment to my love, or might it not involve us in all the calamity of poverty—an event that brings every horror to my mind”’ (Moser, II : 13). La preuve d’amour comme instrument de la déchéance, voilà assurément le crédo le plus anti-romantique que l’on puisse trouver. Jackson n’est assurément pas homme à se perdre dans la décadence prodigue de la luxure.
Le raisonnement de Lewis est ce qui poussa Andrew Jackson à démissionner en 1804. Le “mérite” récompense non les flatteurs et les hypocrites, mais les hommes d’action dont les actes sont les plus sûres références. Telle était la position avouée de Jackson sur les attributions de postes. Ses mandats présidentiels viendraient à peine modifier des principes non encore soumis au vent glacé du pouvoir. C’est pourquoi Jackson accepta de demeurer à la Cour quelques années de plus. Mais la raison économique l’emporta et il démissionna en 1804.
On remarquera les difficultés orthographiques rencontrées par ce notable régional de premier plan...
Documents joints à la lettre à George Roulstone (rédacteur de la Tennessee Gazette à Knoxville) du 8 octobre 1803 (Smith, I : 372 ; la liste des signataires se trouve p. 374n1, 2). Le tout fut publié dans l’édition du 2 novembre.