Les désillusions

En ce printemps 1804, les affaires d’Andrew Jackson ne lui permettaient plus de se dévouer corps, âme et porte-feuille pour son pays. En fait, il espèrait que le poste de gouverneur de la Louisiane, pour lequel ses amis politiques ont envoyé des lettres de recommandation au président Jefferson (Moser, II : 16n1), allait le remettre à flot. James résume ainsi les enjeux :

‘A governor of the new acquisition was to be appointed and Jackson desired the post. It was important. A vast domain must be brought under our administration and a keen lookout kept for war with Spain (1938 : 96).

Pourtant, les années 1803-1804 voient un regain d’activités mercantiles prendre le pas progressivement sur ses fonctions de juge. Il n’y a pas chez lui un parcours tracé qui sépare le domaine privé (ses affaires) de la sphère publique (ses mandats à la Cour), mais plutôt une suite d’événements imprévisibles qui mêlent constamment les deux contextes. Le duel meurtrier de 1806 qui endommage grandement sa réputation au Tennessee inaugure une période de remise en question qui culmine en 1810 où on le voit prêt à émigrer au Mississippi, de dépit et d’ennui, malgré la restauration de sa position financière. Le commerce ne le satisfait plus et il semble que l’intense brassage d’affaires soit moins à l’ordre du jour. Jackson a besoin de retrouver confiance en lui et il se tourne davantage vers la guerre que vers le commerce (Curtis, 1976 : 43).

Les circonstances qui préfigurent les guerres indiennes et le conflit contre les anglais sont conformes à son état d’esprit et c’est à un homme qui a soif de changement et de gloire que s’impose une situation indienne devenue insupportable pour les colons du Vieux Sud-Ouest. Les Creeks demeurant la seule force capable de menacer encore la marche de l’émigration blanche, il était inéluctable que les colons entreprennent une vaste campagne de soumission des Indiens. La guerre visait à “pacifier” la région et à saisir les terres pour les assujettir aux lois de la spéculation capitaliste, sans passer incessamment par des traités fantoches qui n’avaient d’ailleurs que l’apparence de la légalité et que les colons eux-mêmes considéraient comme l’entérinement d’une situation de fait.

Jackson vivait un moment de son existence (1806-1812) où le besoin de regagner une confiance en soi et l’estime des autres se faisait de plus en plus pressant. Le droit et les affaires, s’ils lui rapportaient les revenus nécessaires à sa position sociale, ne lui procuraient plus de satisfaction particulière. Il saisit au vol l’occasion de se refaire une réputation et d’imprimer sa vision personnelle des États-Unis sur la carte du Vieux Sud-Ouest. Après 1810, il se consacra ardemment, sauvagement même, à l’accomplissement implacable de cette tâche 176.

Les hommes avec qui Jackson avait commercé, spéculé, gouverné depuis 1789 allaient le seconder efficacement (pour certains d’entre eux) pendant la guerre de 1812 et tous récolteraient ensuite le fruit des gains fonciers obtenus lors des traités imposés aux Indiens par le général Jackson en 1814 et en 1816-1817. Les liens que ce dernier avait noués au cours des années constituaient la trame d’un réseau d’hommes de confiance avec lesquels Andrew Jackson construisit et le Tennessee, et sa propre personnalité. Cette double construction identitaire est à la fois issue d’une culture régionale forte, d’un élan national dynamique et d’une idiosyncrasie peu banale dans la force des convictions et l’énergie apportée à les concrétiser.

On a pu voir comment Jackson s’est constitué au contact de ses amis, parents et partenaires du Tennessee, acquérant à la fois richesse, pouvoir et savoir-faire, travaillant sans cesse à étendre le réseau de ses relations, excellant à les utiliser dans un but qui englobait et dépassait ses besoins personnels. Bien sûr, il profita de ce soutien, mais en fit aussi profiter les autres, recréant sous sa bannière les conditions népotiques qui l’avaient lui-même élevé au sommet de la hiérarchie sociale et politique. Ainsi, le type relationnel de son action politique est fondé sur des valeurs d’alliances privées, de l’ordre du sentiment et de l’intime. Cette relation à l’autre se fonde sur le code de l’honneur dont la caste des planteurs et des hommes de loi tire à la fois des principes individuels souverains et un ensemble de règles de conduite sociale. Intégré à cette culture, Jackson applique ses codes et les interprète aussi.

Nous avons tenté de donner un aperçu de ce que pouvait être la vie d’un planteur du Sud-Ouest qui était aussi spéculateur, homme de loi, marchand et haut dignitaire. Les réseaux d’argent, d’amitié et de connivances regroupaient sensiblement les mêmes hommes ; les familles de sang accueillaient dans leurs rangs des membres nouveaux par mariages, contrats d’association commerciale, ou entraide. Ce petit monde d’hommes (les femmes demeuraient le plus souvent assignées au lieu clos et emblématique de la plantation) s’adonnait à une quête frénétique du profit tout en proclamant des valeurs de probité, d’honneur et de rang nullement incompatibles avec leur avidité pécuniaire.

Cette étude a tenté de dépeindre le caractère hybride des activités marchandes de Jackson, constamment à la jonction des sphères publique et privée. La distinction entre les deux est souvent improbable parce que les acteurs de l’époque ne discernaient pas de différence majeure entre leur intérêt particulier et les affaires publiques. Après la guerre de 1815, Jackson continua à pratiquer ce savant mélange d’organisation presque clanique et de relations individuelles fondées sur le sentiment. On retrouvera dans son gouvernement, à la Maison-Blanche, aux postes-clés du régime, des parents, des amis, des êtres chers et appréciés du patriarche, un népotisme similaire à celui que l’on pouvait trouver sur la frontière du Tennessee. L’étude suivante se présente comme un contre-point à celle-ci, en tant qu’elle veut éclairer le côté le plus intime de Jackson, c’est-à-dire la cellule familiale, sa femme et ses “enfants” 177. Rachel Jackson est emblématique des réseaux dont nous venons de parler, par son appartenance à une puissante famille du Tennessee, mais elle incarne également le côté le plus retiré et le plus intime de la personnalité de Jackson.

Notes
176.

N’écrivait-il pas en février 1810 au gouverneur Willie Blount : “our independence and Liberty was not obtained without expence—it was dearly Bought—both with Blood and Treasure, It must be preserved” (Moser, II : 237) ?

177.

Jackson n’a pas eu d’enfant et ceux dont on parle sont ceux qu’il a élevé. Un cas légèrement différent est bien sûr celui de son fils adoptif, Andrew Jr.