Introduction

Rachel Donelson Jackson est le pôle affectif essentiel d'Andrew Jackson, ce qui la rend d’autant plus indispensable à cette étude. Elle fut sans conteste une femme très attachée à son mari, mais dire qu’elle fut heureuse de sa condition, la lecture de sa correspondance (du moins ce qu’il en reste) le dément à chaque ligne. La correspondance conjugale révèle pourtant le Jackson le plus intime, le plus secret. Profondément attaché à sa femme, il privilégia néanmoins sa carrière publique malgré les suppliques de son épouse. Rachel Jackson, à l’instar de celles que Catherine Clinton (1982 : 74) appelle les “veuves politiques” dont les maris vaquaient loin de chez eux aux affaires publiques, occupe dans cet écartèlement une place centrale. Son discours renvoie Jackson à la limite des sphères publique et privée, au déchirement entre la vie de famille et ses responsabilités de dirigeant. Mais, en tant que femme de planteur, Rachel joue également un rôle dans l’économie de la plantation, ainsi qu’à l’intérieur du réseau social et familial du clan Donelson-Jackson. Les désirs masculins et féminins aspirent à des buts et à une harmonie impossibles à atteindre conjointement, malgré les codes sociaux et les sentiments individuels. Ce “gouffre émotionnel” entre les sexes fonde la problématique de cette étude.

Il faut tenter de rendre à Rachel son espace et sa parole. En effet, le paysage mental, affectif et familial d'Andrew Jackson, centre d’intérêt de cette partie, souffrirait de ne pas être éclairé du point de vue de celle que son mari appela un jour : ‘“my better self”’ (Moser, II : 494). Pourtant, un problème majeur s’oppose à ce projet : peu de lettres subsistent puisque la correspondance de Rachel aurait été détruite en grande partie dans l’incendie de l’Hermitage en 1834 (Remini, III : 185). Cependant, les lettres qui demeurent montrent l’influence de Rachel sur Jackson et le respect immense qu’il lui portait. Selon l’expression de Roger Chartier 178, ‘“l’analyse des lettres qui appartiennent à un quotidien banal et commun s’est affirmée comme l’un des plus sûrs moyens pour pénétrer, comme par effraction, dans les existences privées”’ (Dauphin et al., 1995 : 11). La correspondance conjugale des Jackson exprime la complicité la plus grande et révèle deux existences unies par un sentiment partagé, malgré le cloisonnement et la différence de leurs attentes.

De ces irréconciliables — l’homme jeté dans la course du monde et la femme échouée telle une île dans le système de la plantation (Clinton, 1982 : 164-179) — le couple se construit à travers une correspondance conduite selon deux axes principaux, constituants du mythe conjugal : 1°) l’aspiration à un éden domestique dans ce monde fondé sur la retraite de Jackson des affaires publiques ; 2°) l’espoir d’une réunion dans l’autre monde, un au-delà dans lequel les justes gagnent le repos que la villainie humaine leur avait jusqu’alors refusé, mythe chrétien s’il en est. Pourtant, l’ambition de Jackson, son sens du devoir et de la mission, les exigences de la vie publique volèrent au couple ce tête-à-tête qu’ils appelaient tant de leurs voeux.

Le fantasme partagé de vie commune retranchée à l'ombre tranquille de l'Hermitage dura jusqu’à la mort de Rachel.:Mort; . Sa disparition fut l’événement traumatique qui renforça d’autant le désir de retraite pour le mari veuf. L’espoir d’une réunion apaisée dans l’autre monde souligne l’importance fondamentale du religieux pour le couple et l’imaginaire qui les soutenait dans chaque épreuve de leur existence. Jackson écrivait en 1829 :

‘I find myself a solitary man, deprived of all hope of happiness this side of the grave, and often wish myself at the Hermitage there to spend the remnant of my days, and daily drop a tear on the tomb of my beloved wife, and be prepared, when providence wills it, to unite with her in the realms above. But providence has other wise ordered it. To his will I must submit (Bassett, IV : 33).

Cette soumission à l’ordre divin caractérise à la fois l’action politique et militaire de Jackson, mais aussi son acceptation des aléas de la vie. Rachel adhérait de la même manière à ce sens dicté à toutes choses par Dieu. La différence entre eux tenait dans les rôles sociaux définis pour les sexes à cette époque. Rachel devait passivement attendre que ses prières soient exaucées. Jackson avait le droit, et le pouvoir, de prendre les mesures nécessaires, quand cela était possible, à la réalisation des siennes..:Sphères;

Car, se dégage des lettres une différence qui fonde les rapports homme-femme dans le monde des planteurs, et nous ne nous appuierons pas tant sur les rôles sexuels que sur les aspirations et les attentes différentes des femmes et des hommes. La relation entre Rachel et Andrew Jackson est l’illustration flagrante et douloureuse d’une distance entre les sexes jamais comblée, si ce n’est, fugitivement, dans l’espace clos et imaginaire de l’épistolarité. À l’extension toujours plus grande des réseaux d’amitié et d’influence qui allouent argent et pouvoir de Jackson, Rachel oppose le désir d’une vie centrée sur l’exploitation de la plantation et la coopération familiale. L’ambition de son mari ne peut se satisfaire de l’univers domestique tout en en faisant l’apologie. Ainsi, la correspondance témoigne de cette douleur en même temps qu’elle en est l’exutoire.

Il reste à définir qu’elle était la teneur de cette douleur. Ainsi que le recommande Steven Stowe 179 , l’analyse de sentiments personnels, subjectifs, est sujette à caution : ‘“When we move away from solid structures into a realm of subjective experience the intricacies of personal happiness and fear seem to defy our ability to say what counts as reliable evidence”’ (1990 : 247). Ces sentiments “subjectifs” demeuraient soumis à une grille de lecture imposée par la culture dont les Jackson reconnaissaient et acceptaient les conventions : ‘“Men’s mobility and scope, women’s attention to detail; men’s public flair and authority, women’s devoted conscience”’ (Stowe, 1990 : 248). Extérieurement, les Jackson affichaient tous les paramètres sociaux acceptables de leur époque. Leur correspondance semble également montrer des pratiques et des sentiments communs aux membres de leur caste.

Stowe affirme encore que la “forme fondamentale” d’une relation humaine est définie par la parole même des êtres en présence : ‘“we are guided in our interpretation by the very insights that guided them”’ (1990 : 247). Ce qui compte, c’est de retrouver le sens de la relation du couple telle que les protagonistes pouvaient la présenter dans leur correspondance. Le danger d’une telle approche est de tomber dans l’illusion qui a pu présider à cet échange et d’en rater les motivations profondes. Toutefois, si l’on cherche tout de même à déterminer les facteurs de la relation, il serait bon d’appliquer à cette étude la méthode employée par Dauphin et al. (1995).; mettant en avant les pratiques “qui portent l’écriture des correspondances”, suivant le principe que ‘“la matière essentielle de l’échange épistolaire est l’écriture des lettres elles-mêmes”’ (idem, Chartier : 12préface). En effet, on trouve dans les lettres de Rachel une grande majorité de références plaintives aux “situations et aux modes de l’énonciation épistolaire” (Ibid.)..:Correspondance; Cela signifie que le contenu des lettres n’a plus la primauté de l’intérêt d’une correspondance, mais que les codes épistolaires, ainsi que leur usage par les épistoliers deviennent des sujets d’étude à part entière. Dauphin et al. tentent de privilégier, comme le dit R. Chartier dans sa préface, les modes et situations d’énonciation plutôt que les énoncés, à l’inverse des procédés traditionnels. Nous avons essayé de mêler ces deux approches ici.

Cette étude se composera de quatre parties. La première reprend la grande controverse du mariage des Jackson, qui fit couler beaucoup d’encre durant la campagne présidentielle de 1828. Cette époque imprime sur Jackson une faute indélébile qu’il va constamment essayer d’exorciser dans ses actes et ses paroles. Ensuite, on traitera de la présence de Rachel à l’Hermitage dans son rôle de maîtresse de plantation. Une très importante littérature a dressé un portrait assez précis de cette figure emblématique du système esclavagiste (immortalisée par Scarlett...180) et il semble que Rachel Jackson ne corresponde pas tout à fait à la description commune, malgré le caractère relativement exemplaire de la plantation de l’Hermitage. Dans la troisième partie, les relations conjugales seront abordées sous le signe du manque et de la présence unificatrice de l’enfant adoptif des Jackson. Enfin, la dernière partie étudiera le rapport étroit des Jackson au religieux, illustré par la piété extrême dont fit preuve Rachel durant sa vie. La disparition de sa femme nous permettra d’observer un Jackson vieillissant, tourmenté et malade, dépouillé de la présence de Rachel, mais vivant avec son souvenir dans une dévotion cristallisant, à outrance sans doute, les sentiments qui unirent le couple durant près de quarante ans.

Notes
178.

Préface au livre de Dauphin et al., Ces Belles Lettres. (Paris: Albin Michel, 1995).

179.

Steven Stowe, Intimacy and Power in the Old South: Ritual in the Lives of Planters (Baltimore: Johns Hopkins UP, 1990). Le livre de Stowe est une source majeure d’inspiration en ce qu’il traite de la vie privée des planteurs, particulièrement des moments-clés de leur existence que sont l’éducation ou le mariage, mais aussi des facteurs qui nous intéressent tout autant ici comme les rapports conjugaux ou parentaux.

180.

Ironiquement, la figure de Scarlett O’Hara travaillant aux champs avec ses esclaves donne une idée assez fidèle de ce qu’était le labeur de bien des femmes de planteurs. L’ironie tient dans le fait que le travail lui est imposé par la guerre, alors qu’elle était présentée comme le fleuron légendaire de la jeune fille sudiste. La guerre intervient dans cette optique comme un désenchantement, au sens premier de ce terme, alors que la vie quotidienne de ses femmes est dénoncée par nombre d’entre elles comme un asservissement (voir infra).