Régisseurs et esclaves 211

:Hermitage:Esclaves;Nombre de lettres se réfèrent aux problèmes de discipline avec les esclaves et à l’efficacité douteuse des régisseurs. Chez les Jackson comme chez bon nombre de planteurs absents, il semble que le régisseur ait joué un rôle central dans l’économie humaine de la plantation. En sus de sa gestion du personnel servile, Jackson considérait qu’il rentrait dans les attributions d’un régisseur de veiller au bien-être de Rachel : ‘“I would be glad to hear how my overseer conducts—whether he has come up to his contract & whether he has complied with his promise in his attention to you”’ (Moser, II : 370). Le contrat est une chose, mais l'engagement moral et certainement convenu oralement de veiller sur Rachel possède tout autant d'importance aux yeux de Jackson 212. Il demandait souvent cette faveur aux membres du clan Donelson et à toute personne de confiance présente à ce moment-là à la plantation (voir infra, 212-215).

Le régisseur n’était malheureusement pas toujours à la hauteur des tâches qui lui incombaient. Une remarque de Jackson semble prouver que la présence de sa femme à l’Hermitage comptait pour lui, quand il s’inquiétait dans une lettre du 10 août 1814 des effets causés par le départ de Rachel pour la Nouvelle-Orléans, laissant la plantation aux mains d’un régisseur incompétent : ‘“I have wrote Mr John Hutchings to aid you in getting some person to supperintend my farm, fearing that Mr Fields cannot govern in both our absence—Colo Butler will also give his aid” ’(Moser, III : 114). Ici encore la solidarité familiale joue à plein, mais Jackson reconnaît le rôle capital de Rachel dont l’absence est perçue comme un danger pour le bon fonctionnement de l’entreprise .

Rachel eut sans doute des problèmes relationnels avec les esclaves, malgré la légende de son attention maternelle envers eux (Cruse, 1994 : 6-7). Dans une lettre du 22 mars 1803, Jackson fait une brève allusion à une situation conflictuelle entre Rachel et les esclaves, ainsi qu’à la difficulté du régisseur à maintenir la discipline : ‘“I hope it has been in his power to make your time more agreable with the Servants, I also hope he has brought Aston to a perfect State of obedience”’ (Smith, I : 326). Rachel ne se plaignait jamais dans ses lettres de sa condition de maîtresse du domaine. Pourtant, elle émit un jour l’avis que le trop grand nombre d’esclaves nuisait à sa tranquilité d’esprit déjà mise à mal par l’absence de son mari : ‘“if I live we will own fewer of them for theay vex me often and in my situation It is hurtfull”’ (Bassett, I : 498). Beaucoup de femmes se plaignaient ainsi du comportement des esclaves, dans des termes extrêmement similaires :

‘A plantation mistress railed against ‘the evils of slavery, for slaves are a continual source of more trouble to housekeepers than all other things, vexing them, and causing much sin. We are compelled to keep them in ignorance and much responsibility rests on us’ (Clinton, 1982 : 190).

Néanmoins, les remarques de Rachel ne rejoignent pas entièrement celles communément exprimées par les femmes du Sud. La charge de travail occasionnée par un grand nombre d’esclaves incombait à la femme du planteur, et les problèmes relationnels liés à la discipline s’ajoutaient à des journées de travail harassantes. Rachel Jackson ne mentionne nullement l’aspect laborieux, mais insiste sur la tension purement relationnelle qui existe avec les esclaves. Cette vision personnelle et plus humaine caractérise, selon Cashin, la relation des maîtresses de plantation aux esclaves, une attitude non partagée par les hommes : “Many planter women however, continued to practice the female version of paternalism (...) and they often perceived slaves as human beings, as many planter men did not” (1991 : 115-116). Elle ajoute que l’interaction quotidienne des femmes avec les esclaves, une proximité non vécue par les hommes absents, créait des rapports étroits dont le conflit direct pouvait être l’aspect le plus dérangeant (1991 : 115). Clinton semble confirmer ce déplacement des causes et des effets dans la vision du quotidien par les femmes : ‘“Matrons (...) generally groaned over the evils of slaves rather than the curse of slavery”’ (1982 : 185). Il est compréhensible de trouver plus de témoignages attenant aux rapports quotidiens, et donc concernant directement les personnes, plutôt que des débats de fond auxquels l’activité soutenue de la plantation laissait peu de loisir 213.

Rachel semble avoir appris aux jeunes esclaves à coudre et à tisser le coton, voire même à lire, comme en témoigne l’esclave appelée Old Hanna dans l’article du Cincinnati Commercial (1880). La lecture, de la Bible bien sûr, mais également des journaux tels que le Nashville Whig, semble être un intérêt que Rachel partageait avec son mari (Bassett, I : 483). On ne dispose malheureusement pas d’informations sur le niveau d’éducation des esclaves à l’Hermitage, bien que le domaine possédait de nombreux corps de métiers, ainsi qu’il était de mise dans les grandes plantations.

Le régisseur de l’Hermitage n’était pas toujours à la hauteur de la tâche, comme cela fut plusieurs fois le cas. Jackson écrivait en 1813 : ‘“I hope Mr Nolly has removed and you will no longer be pestered with his neglect or impertinence”’ (Moser, II : 437). Ici, non seulement le régisseur n'était pas capable d'imposer une discipline aux esclaves, mais il semblait se retourner contre Rachel, une situation parfaitement intolérable. Un problème d’autorité a pu être à l’origine de ce conflit, une situation similaire à celle décrite par Clinton :

‘Disagreements arose most often over the issue of authority when the master was away from home. Many plantation mistresses believed themselves to be solely in charge during a husband’s absence. In general most overseers dealt directly with the planter and so regarded any order from the plantation mistress as interference. Clashes grew out of a struggle for control (1982 : 191).

“Nolly” ne pouvant pas contrôler les esclaves, il a sans doute reporté sa colère sur celle qui était son égale en autorité, en plus d’être une femme. Celle-ci tenait une position paradoxale : elle appartenait à l’élite et incarnait le pouvoir de sa classe, mais souffrait dans les conflits d’autorité de la position subalterne des femmes dans la société.

:Hermitage:Maîtresse de plantation; La maîtresse incarnait l’autorité par intérim, une position généralement peu respectée. Elle restait subordonnée à son mari pour toute les décisions importantes, une situation connue des esclaves. En conséquence, elle supportait toutes les corvées attenantes à la gestion d’une telle entreprise 214 mais n’en détenait pas l’autorité réelle. Cette différence entre le pouvoir et l’autorité rendait souvent la vie de la maîtresse intenable, car étant elle-même vue comme dépendante du maître, les esclaves et les employés rétribués ne reconnaissaient en elle qu’une déléguée. Toutefois, elle pouvait parfois s'interposer face aux agissements d’un régisseur abusif dont l’action souvent trop brutale ou maladroite dérangeait l’équilibre précaire entre les esclaves et les maîtres. À l'inverse, le régisseur s’avérait parfois un soutien précieux en cas de réaction violente contre les tenants intermédiaires de l'autorité (Clinton, 1982 : 187-193).

La femme du planteur avait les attributs du maître, mais pas sa souveraineté, étant elle-même, en quelque sorte, assujetie (Clinton, 1982 : 191-192). La gestion du quotidien était donc éprouvante, ce à quoi venait souvent s’ajouter une plaie chronique chez les planteurs, le manque d’argent. Des femmes dépourvues de sources autonomes de revenus étaient particulièrement exposées à ces aléas. Le manque d’argent renforçait encore la dépendance de la femme envers son mari. .:Hermitage:Esclaves;

Notes
211.

Cette partie concernant les régisseurs se réfère spécifiquement à l’expérience de Rachel. Pour une discussion plus générale sur cette catégorie d’hommes, voir notre étude intitulée ”L’Hermitage” (VI : 491-503).

212.

Le contrat ne mentionne pas ce devoir supplémentaire dont devait s'acquitter John Fields en 1814, une année pourtant difficile pour Rachel (Bassett, I : 431).

213.

De notables exceptions à cette omerta parcourent les journaux intimes et autres modes d’expression privés. Clinton cite Mary Boykin Chesnut dénonçant les pratiques sexuelles des maîtres, entraînées par le système esclavagiste : “God forgive us, but ours is a monstrous system, a wrong and iniquity” (1982 : 199).

214.

Voir tout particulièrement le chapitre intitulé “Slave of slaves”, dont voici une citation caractéristique : “The planter’s wife was in charge not merely of the mansion but of the entire spectrum of domestic operations throughout the estate, from food and clothing to the physical and spiritual care of both her white family and her husband’s slaves” (Clinton, 1982 : 18).