L’amour et le manque

Le “Pacte épistolaire”

Les Jackson entretenaient bien ce que Dauphin et al ont appelé un “pacte épistolaire” scellé entre deux correspondants 220 :

‘Dans la sitation épistolaire, le pacte, plus ou moins explicite, amène la personne signataire à se saisir d’outils rhétoriques pour mener à bien la rencontre avec l’autre (...) Ici la lettre scelle l’engagement de soi dans la relation à l’autre (1995 : 131).

Les auteurs ont dégagés quatre “dispositifs principaux” ordonnant ce pacte :

‘celui qui vise à combler l’absence, celui qui développe le principe de plaisir, celui qui, dans la logique du don et du contre-don, évalue le coût de l’échange, celui, enfin, qui définit le rythme et le mouvement de cet échange (Ibid.).’

L’analyse de la correspondance conjugale des Jackson reprend ici ces composantes du pacte épistolaire. Nous traiterons plus particulièrement les thèmes de l’absence et du plaisir, plus directement éclairant pour la question de la relation du couple. Les thèmes du coût, du mouvement et du rythme sont traités ci-dessous d’une manière moins systématique que chez Dauphin et al (1995 : 131-160), pour qui, nous l’avons évoqué, l’“écriture” est un élément majeur de leur étude des correspondances ordinaires (Dauphin et al, 1995 : 12).

Jackson exprime bien ces moments d’intimité épistolaire dans une lettre du 9 mai 1796 dans laquelle il établit un fort rapport de proximité à travers leur écriture :

‘My Dearest Heart, It is with the greatest pleasure I sit down to write you. Tho I am absent My heart rests with you (...) May it give you pleasure to Receive it. May it add to your Contentment until I return. May you be blessed with health. May the goddess of Slumber every evening light on your eyebrows and gently lull you to sleep, and conduct you through the night with pleasing thoughts and pleasant dreams. (...) that happy and wished for moment arrives when I am restored to your sweet embrace which is the Nightly prayer of your affectionate husband (Smith, I : 91).

Il y a ici un rapport presque physique à Rachel, comme si Jackson lui susurrait une berceuse à l’oreille. La mention de son retour dans les bras de sa femme, par le fantasme qu’elle contient et l’évocation du contact physique retrouvé, ajoute à ce moment de communion épistolaire. .:Correspondance:Pacte épistolaire:intimité;

Cette impression de contact n’est jamais aussi forte que dans ce que Dauphin et al. (1995 : 105) .; appellent les “vocatifs de l’incipit”, terme ‘“qui présente surtout l’avantage de s’appliquer à toutes les interpellations qui circulent dans la lettre depuis l’incipit jusqu’à la formule finale, en passant éventuellement par les rappels dans le corps du texte”’ (1995 : 391n10). Jackson et Rachel ne cessèrent jamais d’exprimer dans ces interpellations l’amour qui les unissait. Pour Jackson, ce sont, avec les formules finales et les accusés de réception (Dauphin et al., 1995 : 156 passim), les seules manifestations explicites de ses sentiments, en dehors de la fréquence de ses lettres. En 1799 ou en 1824, les incipits de Jackson à Rachel étaient “My Love” (Smith, I : 223 ; Moser, V : 322) ou “My Dear Wife” (Moser, V : 410). La formule finale, typique des lettres de Jackson, était ainsi rédigée : ‘“May heaven bless you until I return which will be as Early as Possible. I am my Dear with Sincere Affection your loving Husband”’ (1799, Smith, I : 223) ; ‘“accept of my prayers for your happiness & preservation untill we again shall meet, & believe me to be your affectionate Husband”’ (1824, Moser, V : 331). On voit la constance de ces formules qui varient chaque fois dans leur formulation, mais scandent la réunion des époux comme pour conjurer leur séparation..:Relations conjugales;

Rachel employait invariablement l’incipit “My Dear (Husband)” dans ses lettres à son mari. Elle variait davantage ses formules finales : “your Dearest friend on Earth” (Moser, II : 362) ; ‘“May the Lord Continue to bless you with health my Continued s[u]pplications are forever and anon amen farwell My Dearest may we meete againe is the prayer of your affectionate wife”’ (Bassett, I : 499). On entend les implications religieuses dans les formules finales des deux époux, chacun plaçant l’autre sous la protection divine en même temps que leur amour “terrestre” est renforcé par l’état proclamé de conjoint aimant ou affectionné.

Durant ses campagnes militaires, Jackson s’acquittait toujours fidèlement de sa correspondance : ‘“I am so pressed with attention to the duties of my station that I have but little time to spend in the sweet converse of writing to my boosom friend”’ (Moser, II : 379). Tard la nuit, après une journée harassante de campagne, ou bien sous la pluie, ou encore terrassé par une maladie débilitante, Jackson ne manquait jamais d’écrire à Rachel lors de ses absences. Lors d’une tournée dans l’est du Tennessee, il écrivait : ‘“tho it is now half after ten o’clock, could not think of going to bed without writing you”’ (Smith, I : 91). Une anecdote rapportée par Nicholas Tryst, le secrétaire de Jackson à la Maison-Blanche en 1836, donne un aperçu des sentiments de Jackson envers sa femme, huit ans après sa mort. Tryst pénètre dans la chambre de Jackson, à l’heure du coucher :

‘He was undressed, but not yet in bed, as I had supposed he must be by that time. He was sitting at the little table, with his wife’s miniature—a very large one, then for the first time seen by me—before him, propped up against some books; and between him and the picture lay an open book, which bore the marks of long use.
This book, as I afterwards learned, was her prayer-book. The miniature he always wore next to his heart, suspended round his neck by a strong, black cord.The last thing he did every night, before lying down to rest, was to read in that book with that picture under his eyes (Parton, III : 602).

Il faut remarquer que cette fois encore, la chose écrite renvoie à l’autre absent, puisque c’est le livre de sa femme que Jackson consulte chaque soir, dans un moment ritualisé où la lecture devient un acte de commémoration.

Rachel savait apprécier l’attention de son mari : ‘“I received your affectionate Letter By Major Hines and Mr Blackman I was very glad indeed to See them it was the greatest marke of your attention and regard to me”’ (Moser, II : 400). Elle ne manquait pas de reconnaître combien il pensait à elle, comme dans cette lettre à une de ses amies en 1816 : ‘“General Jackson has been from Home since some time (...) I frequently have Letters”’ (Moser, IV : 27). Toutefois, ces absences fréquentes rongèrent toute sa vie le coeur de Rachel Jackson.

Notes
220.

Le “pacte épistolaire” fait évidemment référence au “pacte autobiographique” de Philippe Lejeune (1975), instaurant une gamme de conventions entre l’auteur et son “projet d’écriture”.