L’épreuve de l’absence

Délaissée pour une “juste cause” dont elle partage les principes mais regrette les conséquences pour son mariage, Rachel est une Pénélope 221 du xixe siècle, sacralisée et solitaire. Sa vie et sa position à la plantation sont objets de doutes et d’interrogation. La dimension psychologique majeure de Rachel et le sujet récurrent de sa correspondance s’affirment dans le manque insupportable suscité par l’absence de son mari. Cette souffrance est apparemment commune à bien des femmes de planteurs, si l’on en croit Clinton : ‘“Though most political widows learned to live with the situation, they constantly expressed discontent with their solitary lot”’   222 (1982 : 74). Rachel semble n’avoir désiré que la présence de son mari, une requête sans cesse réitérée dans la correspondance qu’il nous reste, sans cesse promise par le mari absent, sans cesse différée.

Les lettres de Jackson procuraient toujours à Rachel le plus vif des plaisirs, malgré la dépression chronique qu’entretenait sa solitude : ‘“pray my Dear write to me often Its a cordial its balm to my mind lonesome hours I treasure Them up as [a] miser does his gold”’ (Moser, II : 361). L’intensité de cette solitude est exprimée dans la violence de la métaphore. Pour un esprit si religieux que celui de Rachel, la référence à l’avarice est une manière d’avouer l’excessive douleur qui la saisit et son incapacité à dominer son chagrin. De même, Rachel rappelait à Jackson à qui il devait avant tout consacrer son ardeur :

‘Do not My Beloved Husband let the love of Country fame and honour make you forgit you have me Without you I would think them all empty shadows. You will say this is not the Language of a patriot but it is the Language of a faithfull Wife, one I know you Esteem & Love sinceerly (Moser, II : 362).

En osant se rappeler au bon souvenir de son mari, Rachel était consciente du caractère potentiellement égoïste et peu patriotique de ses paroles. Ses incartades rhétoriques sont un rappel à l’ordre, une mise en garde contre un blasphème beaucoup plus grand proféré contre leur amour. Rachel estimait qu’il est un devoir encore plus sacré que la patrie auquel un homme doit s’attacher, le bonheur de sa femme. Elle présente d’ailleurs leur union comme preuve irréfutable d’une situation de fait que les prétextes extérieurs ne peuvent, et ne doivent, remettre en cause. En 1814, elle écrivait : ‘“I have Clame on you That nothing but Death will Desolve”’ (Bassett, I : 499). Seule la mort devait les séparer, ainsi qu’ils l’avaient juré sur l’autel de leur union.

Souvent, pourtant, Rachel ne parvient pas à exprimer la douleur que lui cause l’absence de Jackson. En février 1813, ses affres l’affectaient dans son corps : ‘“but how many pangs how many heart rendings Sighs has your absence Cost me”’ (Moser, II : 361). En 1814, elle se plaignait même de perdre le sens de la réalité : ‘“my heade was affected that I Could not recollect aney thing but a few moments the Last time the Docter bled me I was much releived”’ (Bassett, I : 499). Dans une lettre de 1813, elle essaie de dire combien les mots lui manquent :

‘I have nothing meturiel to write and a vollume Cold not Containe my Chat. I Could Entertaine you with it and what a Vacuom in my soul you are absent (...) you. have Been absent monthes at a tim you [alw]ays tell when you would be at home but now (...) nothing on Erth Can give me aney pleasure now But your Letters. I reade them with the tanderness and affection not to be expresst with my pen (Bassett, I : 283).

Ainsi, le manque et l’absence s’inscrivent dans un corps qui semble se vider de tout contenu, puis se trouvent doublement exposés dans la correspondance, à la fois exprimés par la lettre qui représente l’auteur absent et “dits” par l’impossibilité des mots à en exprimer la douleur. Cependant, le paradoxe de l’amour fait que si elle n’a rien à dire, Rachel pourrait remplir “un vollume” 223 de bavardage. Dauphin et al. (1995 : 137-38) ; attribuent à la correspondance privée cette disposition à la “conversation mais sous la forme dépréciative du bavardage”, comme expression de l’intimité : “prolixité”, mais aussi changement abrupt de sujet, “redondance, fantaisie, ironie” (138). La correspondance permet aussi “de se laisser aller à la confidence” et de combler ce vide dont parle Rachel, la béance insupportable de l’absence.

Comme toute femme de soldat durant la guerre, elle se morfondait dans l’angoisse des nouvelles du front, d’autant qu’un de ses neveux accompagnant Jackson dans les combats était tombé sous les balles indiennes quelques semaines plus tôt. Malgré une lettre de Jackson vantant l’honneur sauf du jeune héros 224, Rachel avait écrit à cette occasion un des textes les plus poignants de la correspondance ; bien qu’elle se réfère à des événements particuliers au contexte de la guerre, ses plaintes et ses afflictions quant à l’absence de son mari traduisent un déchirement qui l’affecta du début de leur mariage jusqu’à sa mort. Nous avons estimé ici que l’intégralité du texte seule parviendrait à transmettre la douleur qui y est exprimée :

‘I received your letter by express Never shall I forgit it I have not slept one night sinc What a dreadfull scene it was how did I feel I never Can disscribe it I Cryed aloud and praised my god For your safety how thankfull I was—oh my unfirtunate Nephew he is gon how I Deplore his Loss his untimely End—My Dear pray Let me Conjur you by Every Tie of Love of friend ship to Let me see you before you go againe I have borne it untill now it has thrown me Into feavours I am very unwell—my thoughts Is never Diverted from that dreadfull scene oh how dreadfull to me—o the mercy and goodness of Heaven to me you are spard perils and Daingers so maney troubles—my prayers is unceasing how Long o Lord will I remain so unhapy no rest no Ease I Cannot sleepe all can come home but you I never wanted to see you so mutch in my life had it not have Been for Stolekel Hayes I should have started oute to HuntsVille let me know and I will fly on the wings of the pureest affection I must see you pray My Darling never make me so unhapy for aney Country I hope the Campaine will soon End (...) you have don more than aney other man Ever did before you have served your Country Long Enough you have gained maney Laurels you have Ernd them (...) you have been gone a Long time six monthes in all what has been your trials daingers and Diffyculties hardeships oh Lorde of heaven how Can I Bear it (...) farwell my I fell too mutch at this moment our Dear Little Son is Well he sayes maney things to sweet papa which I have not time to mention (Moser, III : 28).

Rachel atteint le paroxysme de son angoisse et la totalité de ses peurs se déverse en un long flot ininterrompu où la ponctuation disparaît entièrement. Elle s’adonne à son épouvante dans le désordre le plus complet, s’abandonne (I fell too much), se perd et s’interroge (oh Lord of heaven how can I bear it), mais il n’y a plus de sens, le point d’exclamation disparaît dans le trouble, les mots s'échappent et le texte en crue charrie la frayeur sauvage comme autant de bois mort.

L’identification entre les épreuves endurées par son mari et celles dont elle souffre est également singulière. Rachel est assez coutumière du fait. Par l’écriture, elle reconstruit la souffrance de son mari pour l’intégrer à la sienne, ou plutôt, pour les mélanger et n’en faire plus qu’une seule, pour la dénoncer et appeler à un soulagement indispensable, un baume sans quoi la raison s’égare et le silence prend la place de l’écriture, ainsi qu’il se passe à la fin de sa lettre (farwell my I fell too mutch at this moment).

Les hommes ne sont pas en reste devant cette solitude, même si l’expression de leurs sentiments envers la séparation est très différente. Les rôles masculins et féminins conditionnent les modes d’expression et les attitudes. Les femmes étant du côté du coeur et du sentiment, il est acceptable et même souhaitable qu’elles expriment clairement leur détresse, même si on les rappelle à l’ordre. Les hommes, eux, doivent montrer de la retenue, bien que leur angoisse se décèle parfois dans leur écriture. Une lettre de Jackson datée du 15 février 1813 témoigne de ces sentiments :

‘amonghst [those letters] was one from my friend Robert Butler, in which he states that you with our dear little son is in good health This letter was truly gratifying to me—as it was the first information I have recd from you since the recp of your letter of the 10th of Decbr (Bassett, II : 364).

Loin de chez eux, les hommes oscillent constamment entre leurs fonctions publiques, leurs occupations, et la famille restée à la maison. La dichotomie de cette position est rendue ici par Jackson dans une formule lapidaire : ‘“My heart is with you, my duty compels me to remain in the field”’ (Moser, II : 487). Point de remord ni d’excuses, l’homme est à sa place dans le monde, sur le champ de bataille.

Les maris évoquaient de “bonnes” excuses pour leur absence : le sens du devoir, de la justice, de la responsabilité envers le pays et ses citoyens. Dans une lettre de 1830 (après la mort de Rachel) où il mentionne la solitude de son neveu et secrétaire à la Maison-Blanche, Jackson exprime ce sens de la séparation en des termes retenus : ‘“I have often experienced in life the privation of leaving my D’r wife, when contending against poverty, seeking a competancy, therefore can feel for him”’ (Bassett, III : 186-87). Il faut ici remarquer que Jackson ne fut jamais “pauvre” au sens financier du terme, bien au contraire. Qu’il ait eu à déployer une grande énergie pour acquérir sa fortune est cependant incontestable. De même, les hommes se gardaient bien de mentionner l’ambition et le plaisir d’une certaine liberté qui les tenaient éloignés du logis où se tourmentaient leurs épouses. Jackson ne renonça jamais à quoi que ce soit malgré les supplications de Rachel. Il lui en donna une raison classique, dans une lettre du 6 avril 1804 : ‘“was I to return from this place the question occurs, would it bring contentment to my love, or might it not involve us in all the calamity of poverty—an event that brings every horror to my mind”’ (Bassett, II : 13). Il ne faut pas rejeter cet argument sans en reconnaître la validité, mais il ne laissa aucune chance à la félicité domestique que Rachel appelait de ses voeux et à laquelle lui-même disait aspirer.

Pourtant, son voyage obligé à Washington en 1824 après une élection surprise au Sénat américain bousculait ses plans et l’arrachait à sa famille 225. Comme toujours, la douleur de Rachel lui causait plus de tourments encore que la séparation qui en était la cause :

‘How my heart bleeds when I read the pain that our seperation has cost you. I hope in god when we meet we will never be seperated again untill death parts us. I pray you my Love to keep up your spirits; I will be with you as soon as I can possibly can. your anxiety to see me, cannot surpass mine to be with you. May Jehovah Take you in his holy keeping untill we are again united is the prayer of your affectionate Husband (Bassett, III : 249).

Jackson n’appréciait pas l’arrachement à sa retraite dont il goûtait enfin le repos après une décennie de tourmente militaire 226. Le 2 mars 1824, il n’avait pas changé d’opinion et déclarait encore : ‘“I ever will regret that my country imposed the present duty on me; still it had a claim, it Judged it right, and I will endeavour to reconcile myself to it; it is inconsistant with a soldier to complain”’ (Bassett, III : 232). Le sens du devoir patriotique l’emportait sur la demande conjugale et malgré ses plaintes, Rachel ne put jamais faire prévaloir sa primauté.

En dépit de son sentiment patriotique exacerbé, Jackson ne parvenait pas cette année-là à se défaire de son spleen. Il passait la session sénatoriale en compagnie de ses amis intimes John Eaton et Richard Call. On sait le peu d’intérêt que portait Jackson aux procédures législatives. Son élection au Congrès préparait seulement sa nomination à la course présidentielle. Le 27 mars, le coeur n’y était pas. Il écrivait à sa femme :

‘Still my love, there has been a gloom unusual over my spirits this winter that I cannot well account for. I still try to arouse my former energy and fortitude to banish it, but it will obtrude itself on me at times. I suppose it arises from being placed in a situation in which I take no delight; and being forced from you when I least expected that seperation (Bassett, III : 240-41).

Le héros semblait fatigué et l’urgence de son départ n’avait rien arrangé. Jackson aimait dominer les événements et ils s’étaient imposés à lui. Andrew Jackson rêvait de retraite domestique. De plus, Rachel était déprimée et souffrante, ce qui devait rajouter à l’inquiétude de son mari. Encore une fois, seules les lettres procuraient ce plaisir dont la séparation ne cessait de les priver.

Notes
221.

Relativisons cette comparaison : Rachel n’eut jamais à se défendre contre des prétendants entreprenants (en tout cas ce n’est pas documenté) et Jackson ne passa pas vingt ans éloigné d’elle.

222.

Ces “veuves politiques” dont parle Clinton sont les femmes dont les maris occupaient des postes officiels qui les obligeaient à de fréquents déplacements loin de leur plantation.

223.

La reprise de la faute dans la citation ne veut être que la transcription exacte de ce qu’a écrit Rachel.

224.

Alexandre Donelson était mort à la bataille d’Emuckfaw le 22 janvier 1814 (Remini, I : 207). Dans son récit de bataille, Jackson annonça la nouvelle à Rachel en quelques mots : “amongst the killed was our friend Major Alexander Donaldson who bravely fought and bravely fell”. Après réception de la lettre effondrée de Rachel, Jackson loua la bravoure du jeune homme en des accents lyriques : “yes my love our young friend has gone, but he died like a hero he fell roman like” (Moser, III : 19 ; 34).

225.

L’accession du Tennessee au statut d’État en 1796 provoqua son élection comme premier représentant à Washington. Remini (I : 100) qualifie son mandat de “modestement fructueux”. L’année suivante, il remplaça son mentor déchu au poste de sénateur. Le résultat fut quasiment nul : “His senatorial record is nearly blank” (Remini, I : 109). Pourtant, Jackson ne démérita pas, simplement les débats l’ennuyaient et l’activité législative en général ne lui convenait pas. Remini conclut : “It was a flat rejection of a job he could not handle” (112).

226.

Dans une lettre du 5 octobre 1823, il faisait part de sa lassitude et de son étonnement au lendemain de son élection à son ami Coffee :“It will, I have no doubt astonished you to hear that I have been elected senator, but I can assure you it has astonished me as much and a circumstance that I regret more than any other of my life, on several accounts, not having anticipated such an event I am unprepared to leave home, and my feelings and wishes all conspired to remain at home, but it was thought expedient by my friends that my name should be brought out" (Bassett, III : 210).