D’autres correspondants

En 1814, Rachel était très inquiète pour Jackson, alors en pleine campagne indienne. En tant que commandant-en-chef, Jackson n’était pas rentré à l’Hermitage depuis 1813 :

‘Major Butlar has returnd all Can see their Husband but poor me. He tells me no to repine at your absence the never faideing Lawrels you have gaind should quiet my mind (Bassett, I : 482-84).

On voit ici comment les proches tentaient de soulager Rachel de son fardeau en lui répétant que son mari accomplissait de grandes choses, un argument dont nous avons vu qu’elle le rejetait en vertu d’allégeances plus fondamentales, notamment le serment conjugal. Jackson essaya souvent de compenser son absence par la présence d’autres hommes autour de Rachel. Ses Régisseurs , nous l’avons vu, devaient promettre de lui rendre la vie plus facile (Moser, II : 370) et il demandait régulièrement à ses proches de s’occuper de Rachel après son départ. Il se félicitait d’ailleurs de leur soutien, en 1824 : ‘“I rejoice to learn that your health is good and your friends are attentive to you”’ (Bassett, III : 247).

Durant son séjour à Philadelphie pour la session parlementaire 229, Jackson avait demandé à son beau-frère et ami, Robert Hays, de “divertir” Rachel, très déprimée par l'absence de son mari (le 2 novembre 1798) :

‘I must now beg of you to amuse Mrs. Jackson and prevent her from fretting. the situation in which I left her—(Bathed in tears) fills me with woe. Indeed Sir, It has given me more pain than any Event of my life—but I trust she will not remain long in her dolefull mood, but will again be Cheerfull. Could I learn that, that was the case I coul[d b]e Satisfied (Smith, I : 152).

Cette demande de soutenir sa femme en détresse, et, par contre-coup, de soulager son propre chagrin, révèle les liens étroits entretenus par les membres du clan. Mais, ce qu’il y a de vraiment frappant, c’est que Jackson adresse sa requête à Hays et non à la femme de celui-ci, Jane Donelson, la propre soeur de Rachel. En fait, c’est aussi pour apaiser sa propre affliction que Jackson s’adresse à son ami sous la forme d’une demande personnelle. La tranquilité d’esprit de Jackson requiert celle de sa femme, ainsi qu’il le lui écrivait en 1796 : ‘“Could I only know you were contented and enjoyed Peace of Mind, what satisfaction it would afford me whilst travelling the loanly and tiresome road. It would relieve My anxious breast and shorten the way”’ (Smith, I : 92). Le rapport entre l’état d’esprit des conjoints permet de les rapprocher, malgré le caractère de division que comporte la séparation. Cette communion se retrouve souvent dans la correspondance. Le 1er mars 1813, il écrivait : ‘“my love, if you can enjoy health, and calm your mind, and our little Andrew be spared to us, and I to return and find you in health I shall be content and thankfull for the blessing”’ (Moser, II : 372). Jackson ajoute ainsi au fardeau moral de Rachel celui de ne pas s’affliger afin de ne pas inquiéter son mari parti sur les routes (et cause première de cette affliction).

Nous avons vu comment, dans les décennies suivantes, Jackson se résolvait à ses absences en s’y “préparant”, comme il disait, c’est-à-dire en anticipant ses déplacements et surtout, en subordonnant leur nécessité aux affaires de la nation. Son élection au Sénat américain en 1823 ne semblait pas remplir ces conditions, comme nous l’avons dit : ‘“This separation has been more severe to me than any other, it being one that my mind was not prepared for, nor can I see any necessity for”’. Mais comme toujours, l’appel du devoir était le plus fort et il continue ainsi sa missive : ‘“still my country did [see the necessity], and no alternative was left for me but to obay’ (Bassett, III : 215). Encore une fois, Jackson dépassait la douleur de la séparation en invoquant son devoir patriotique. Celui-ci officiait donc parfois comme un cathartique contre l’absence.

Les affaires familiales sont certes d’ordre affectif, mais elles sont souvent traitées sur le mode de l’économie. Les sentiments ne sont pas réduits à leur coût affectif, mais participent d’une gestion du temps et des ressources du réseau familial qui leur sont consacrés. Jackson est “plein de désespoir” de laisser sa femme en larmes, mais l’économie 230 de ses activités ne lui permet pas de demeurer avec elle. Il lui faut donc trouver une présence substitutive pour combler le vide créé par son absence. Il dirige cela lui-même, sans laisser à sa femme le choix de l’alternative. Là encore, l’homme gère ses propres sentiments d’inquiétude face au chagrin de sa femme ainsi que la situation qui va permettre à celle-ci de “supporter” (espère-t-il) les épreuves qui l’affligent ("‘I trust she will not remain long in her dolefull mood but will again be Cheerfull’ " ) et lui procurer, à lui-même, une certaine paix de l’esprit.

Ainsi, en 1798, il demande à un certain Capitaine Hammond de “divertir” Rachel, ce dont Hammond s’est correctement acquitté au yeux du mari absent qui s’en réjouit dans une lettre à Robert Hays, le 2 mars : ‘“The conduct of Capt Hammond is truly pleasing for which he Shall be rewarded. I have a hope to obtain an appointment in the army for him, If I do not, I will pursue Some plan, for his benefit”’ (Smith, I : 185) 231. Le choix de Hammond est extrêmement révélateur puisque ce dernier ne fait nullement partie du cercle intime des Jackson. Ainsi, des services aussi personnels sont rendus par des amis, certes de confiance, mais dont les liens avec la famille seraient de nos jours qualifiés de distants, qui cependant interviennent dans des situations critiques (Jackson disait à Hays sa peine de voir Rachel pleurer : ‘“[it] has given me more pain than any Event in my life“’ , Ibid.). Cependant, la promesse de récompense faite à Hammond diffère de la “satisfaction” procurée par l’action de Hays. L’échange de service avec Hammond s’apparente plus à une transaction avec salaire à la clé tandis que la relation avec Hays est d’ordre affectif et ne propose pas de contrepartie directe, même si elle emploie les termes de l’échange de services (could I learn that, that was the case I coul[d b]e Satisfied)  232.

Les sollicitations de membres plus ou moins proches de la famille, et surtout son insistance auprès des hommes (et non des femmes) pour soutenir Rachel dans son affliction, sont caractéristiques de l’attention indirecte montrée par Jackson à sa femme et montre un recours à son propre réseau masculin pour faire face à la détresse de sa femme. Il semble que les sphères masculine et féminine ici ne sont pas perméables. Rachel, pourtant, ne manquait pas de femmes dans son entourage, soeur, nièce ou amie, pour la soutenir dans son épreuve. Selon les époques, on voit que l’union familiale compensait plus ou moins le déchirement de la cellule conjugale..:Souffrance:Impact sur AJ;

Notes
229.

Jackson avait été élu l’unique Représentant de l’État par la législature, à l’issue de la ratification de la constitution du Tennessee en 1796. Il fut nommé Sénateur du Tennessee en octobre 1797 (Smith, I : 98, 150)

230.

L’économie est ici comprise dans la seconde acception du terme qu’en donne le Larousse : “Ordre qui préside à la distribution des parties d’un ensemble.”, Lexis, 596.

231.

Jackson mentionne cet arrangement dans une lettre à Rachel, datée du 26 janvier, où il espère que Hammond fait tout pour son bien-être : ”I hope Mr. Hammonds does Every thing to make you comfortable; It was my only and Last Charge, and If he does this I will amply reward him.” (Smith, I : 174). Hammond fut nommé receveur des impôts sous la direction de John Overton en 1800 (174n3).

232.

Jackson serait “satisfait” de l’équilibre obtenu. D’ailleurs l’étymologie souligne la dimension de dette dont il faut “s’acquitter” en même temps qu’il a été “suffisamment fait” [lat. satis-facere] pour que le contrat soit rempli (acceptation de la responsabilité); “satisfy”, Webster, 1988 : 1193 ; “satisfaire” Larousse, 1989 : 1692.