Le “gouffre émotionnel”

Jackson reconnaissait la situation de Rachel, mais les circonstances lui imposaient des contraintes auxquelles il lui était impossible de se soustraire :

‘My love, I have this moment recd. your letter of the 10th Instant, and am grieved to think of the pain my absence occasions, but when you reflect, that I am in the field, and cannot retire when I please, without disgrace I am in hope that your good sense, will yield to it yet a little while with resolution and firmness (Moser, III : 34).

La vie entière de Jackson fut consacrée à l’accomplissement de son “devoir” et Rachel mourut la veille de leur départ pour Washington, le 19 décembre 1828, après l'élection de son mari à la présidence des États-Unis. L’état d’esprit de Mrs Jackson envers son statut de Première Dame du pays est clairement exprimé dans une lettre à son amie Elizabeth Watson : ‘“I had rather be a doorkeeper in the house of God than to live in that palace in Washington”’ (Remini, 1981, II : 149). Sa mort à quelques heures de la grande parade organisée à Nashville pour saluer le départ des Jackson pour la capitale témoigne d’une douleur trop difficile à surmonter pour une femme très éprouvée par la campagne féroce qui l’avait vilipendée et insultée pendant des mois.

Outre la justification par le devoir, Jackson usait aussi de l’argument souligné par Wyatt-Brown concernant le courage nécessaire des femmes dont le discours social voulait qu’elles supportent avec fortitude les épreuves les plus difficiles : ‘“Women were expected to nurture a capacity to bear burdens with grace, courage, and silence. That social ideal far outweighed any girlish dreaming about being a belle (...) In fact it signified inner stamina”’ (1983 : 235). Jackson recourait souvent à de telles admonestations devant les plaintes de Rachel : ‘“dispel any gloomy idea that our seperation may occasion, bear it with Christian Cheerfulness—and resignation”’ (Moser, II : 354). Le “silence” auquel réfère Wyatt-Brown 234 est ici la “résignation” chrétienne recommandée par Jackson, la grâce étant représentée par l’entrain dont Rachel doit faire preuve.

La bonne humeur est caractéristique de l’attitude attendue des femmes en proie aux affres des vicissitudes de leur isolement. En 1839, Caroline Gilman, une maîtresse de plantation écrivait : ‘“A good wife must smile amid a thousand perplexities, and clear her voice to tones of cheerfulness when her frame is drooping with disease or else languish alone.”’ Une autre femme résumait la dichotomie des sphères masculine et féminine : ‘“‘Tis man’s to act, ‘tis woman’s to endure”’ (cités dans Scott, 1970 : 9). La stricte répartition des tâches et des statuts imposait aux femmes une passivité face aux séparations et aux épreuves de la vie que les hommes pouvaient combattre en s’exilant dans les affaires du monde. La plantation devenait alors le sanctuaire des désirs frustrés et du désespoir solitaire.

Il ne restait aux femmes que l’attente du retour de leur mari. La force de caractère exigée par cet état de dépendance et de passivité se trouvait souvent canalisée par des stratégies d’évasion et/ou un profond sentiment religieux (supra, 216, infra 227-238). Rachel et Andrew Jackson construisirent ensemble un double mythe pour supporter la séparation : Jackson, investi d’une mission commandée par la providence divine, bénéficiait de la protection accordée aux justes ; une fois son action accomplie, il rentrerait au logis pour y couler des jours heureux avec sa femme. Telles sont les deux figures mises en place par le couple pour faire face à un monde et à des pulsions personnelles (celles de Jackson) inconciliables avec une félicité domestique de l’ordre du fantasme.

Notes
234.

Wyatt-Brown évoque la nécessité terrible pour les femmes d’accepter leur lot dans une société qui n’offrait aucune alternative à leur domination par les hommes : “[T]he feminine ethic had to encourage submission to reality” (1983 : 234).