Le mythe conjugal du retour

Deux appellatifs déjà mentionnés que Jackson utilisa pour s’adresser à Rachel définissent dans leur concision le rapport qu’il entretenait avec sa femme : “my better self” et “my bosom friend”. Cette part de lui-même, cet autre caché dans la plantation du Tennessee figure une appartenance lointaine, une attache rassurante face aux vicissitudes de la vie publique. Dans la tourmente des affaires, des voyages à cheval ou en diligence, dans le fracas des batailles, la floraison des tracasseries administratives, le brouhaha politique, Jackson sait se retrouver le soir, à la lueur finissante d’une bougie, pour écrire à sa femme. Rachel existe dans une réalité autre, à la fois proche et lointaine : ‘“Tho I am absent My heart rests with you”’ (Smith, I : 91). Elle est le lieu du retour sur soi, le lieu de l’intime, de la retraite, suivant les conventions du xixe siècle (Welter, 1966 : 162-163), mais aussi le lieu mythique du retour à Ithaque après un voyage bien savouré.

Il est remarquable que très tôt dans leur mariage et dans la carrière naissante de Jackson, celui-ci faisait déjà référence à sa retraite de la vie publique. Il l’écrit à Rachel le 9 mai 1796 :

‘With what pleasing hopes I view the future period when I shall be restored to your arms there to spend My days in Domestic Sweetness with you the Dear Companion of my life, never to be separated from you again during this Transitory and fluctuating life I mean to retire from the Buss of publick life, and Spend My Time with you alone in Sweet Retirement, which is My only ambition and ultimate wish (Smith, I : 92).

Cette assurance semble avoir été motivée par l’angoisse de Rachel devant leur séparation, comme une ouverture vers un monde meilleur où le couple serait réuni. De manière caractéristique, ce monde s’oppose à la “vie publique” responsable de leur séparation. Jackson ne fit jamais mine de vivre ainsi bien qu’il fît constamment référence à ce mythe du retour durant les trente-sept années de son mariage avec Rachel.

En avril 1804, l’année de l’installation à l’Hermitage, Jackson réitérait son désir de retraite et de solitude conjugale afin de calmer la “détresse” de Rachel :

‘what sincere regret it gives me on the one hand to view your distress of mind, and what real pleasure it would afford me on the other to return to your arms dispel those clouds that hover around you and retire to some peacefull grove to spend our days in solitude and domestic quiet (Moser, II : 13).

On voit ici combien le mythe de la retraite vient substituer une situation idyllique à des circonstances difficilement supportables pour Rachel. La construction symbolique à l’oeuvre dans la correspondance du couple frappe par la récurrence de ses références mythiques à chaque crise et la force d’évocation qu’un tel mythe personnel pouvait engendrer. Toutefois, Jackson ne se fait pas d’illusion sur la marche à suivre : son voeu n’est pas réalisable dans le présent, comme le souligne l’utilisation du conditionnel (would).

Dix ans plus tard, le 12 avril 1814, Rachel se saisissait elle-même de la même figure pour atténuer son anxiété : ‘“may the god of Heaven be with you ther also and then you will returne to my Longing armes and in peace you will wear your well Ernd Lawrels with the Smiles of a greatfull Country”’ (Bassett, I : 499). On remarquera ici l’emploi de will, modal de visée qui implique l’espoir de voir sa prédiction réalisée. Dans une lettre du 7 avril, elle avait déployé une métaphore printanière pour exprimer l’effet régénérateur qu’aurait le retour de son mari sur son équilibre :

‘the spring time has Returnd ther is a semblance in my siprits my mind and the present time meaning the Deep snow on the 4 of this month It was so Deep and heavy it broke large tops and lims of trees Every think appeard to Look mournfull of the vegitable kine but when the sun shone on them theay all wer vivifyed. so will you have that Effect on my spirits when I see you returning to me againe nothing will animate or inliven me untill then (Moser, III : 59).

Rachel tire avant tout sa métaphore de la neige qui recouvrait la campagne. L’espoir est bien mince de voir éclore les fleurs du printemps, une éventualité qu’elle envisage seulement au retour de son mari, mais dont elle doute encore.

En 1821, après une décennie d’activité militaire intense, Jackson était un homme malade , à la limite de l’effondrement. Seules les demandes insistantes du président, du secrétaire à la Guerre et de ses amis politiques lui firent accepter le poste de gouverneur du Territoire de Floride, malgré ses réticences. Il s’en explique à Coffee en ces termes :

‘my having consented to go to Florida (...) may astonish you from the firm determination I had taken not to accept it, and my long and a[n]xious desire for retirement, but when I tell you, that the change of this my determination was brought about by the solicitations of the President (...) it may absolve me from the appearance of instability in my resolves (Moser, IV : 27).

Nous avons déjà mentionné la douleur que lui occasionna son départ pour Washington en 1824. Jackson n’était donc pas exempt, à partir des années 1820, d’un désir plus prononcé de retraite à l’Hermitage, non que ses résolutions tiennent longtemps devant les pressions croissantes de ses amis politiques. Son sens du devoir et la “tradition masculine” (Stowe, 1990 : 168) lui interdisaient de refuser un appel de la nation. Stowe brosse le portrait d’un planteur idéologiquement proche de Jackson sur la question de la chose publique : ‘“He strove to be the kind of man he felt the time required but no longer rewarded, a man who was, in the words of a friend’s praise, ‘truly virtuous, chaste, benevolent, and able”’ (1990 : 169). L’opinion de ses amis et de ses pairs avait plus d’importance encore que les siennes quand ses services à la nation étaient requis de concert.

À une période de sa vie, Jackson eut l’occasion de rester à la plantation à savourer les délices de la félicité domestique. Pour lui, cependant, cette expérience fut traumatique et terrible, proche d’une mort symbolique qui le guettait si aucune “action” ne venait rompre la monotonie des activités agricoles. Dans les années 1809-10, un mal-être profond lui fit envisager un temps de quitter le Tennessee et de refaire sa vie ailleurs 235. Ce malaise était dû d’une part aux critiques liées à son duel meurtrier avec le jeune Dickinson et son implication dans l’affaire Burr quelques années plus tôt (1806) 236, mais surtout à l’inaction relative qui s’en était suivie. Il n’exerçait plus comme fonctions officielles que son mandat de général de la milice qui ne lui procurait que des frustrations. À tel point qu’en 1810, il était prêt à déménager au Mississippi pour y assumer un poste de juge. Dans une lettre du 10 février 1810 au grand homme de loi Jenkins Whiteside, alors au Congrès à Washington, Jackson confiait ses angoisses et demandait l’aide de l’homme politique pour obtenir sa nomination :

‘from my persuits of several years past—from many unpleasant occurrencies that took place during that time it has given to my mind such a turn of thought, that I have laboured to get clear off—I have found this impossable, and unless somme new persuit to emply my mind and thoughts <upon>—I find it impossible to divest myself of those habits of gloomy and pevish reflections that the wanton and flagatious conduct—and unmeritted reflections of base calumny, heaped upon me through dark and hidden communications has given rise to—in order to experiment how far new scenes might relieve me from this unpleasant tone of thought—I did conclude to accept that appointment in case it was offered me (Moser, II : 233).

En décembre de la même année, Donelson Caffery, le fils de Mary Donelson, la soeur de Rachel, écrivit de Natchez à son oncle pour le dissuader de son entreprise :

‘Cousin Sandy informs me you are determin’d to move to this Country, I will not pretend to advise you, but persist in the opinion I have before express’d, that were I, in your situation would not move—You have nearly got through all your embarrassments, you have a delightful farm, from the produce of which you will at least be able to live comfortably; by the respectable part of the Country you are highly esteem’d; you are able to select a good society from yr. neighborhood (...) here another volume will be presented to your view in which human baseness will take up a considerable part (Moser, II : 256).

On voit à travers cette lettre que Jackson vivait enfin la retraite tranquille qu’il appelait de ses voeux, mais la réalité semblait lui convenir beaucoup moins que le fantasme. Il préférait en définitive les “nouveaux théâtres” (new scenes) à la tranquilité domestique, malgré le tableau idyllique qu'il en dressait.

Jackson, qui avait été tout à la fois marchand, négociant, représentant et sénateur au Congrès, juge, spéculateur, se retrouvait sur sa propriété à gérer les affaires courantes, à organiser une milice d’État sans objet dans l’indolence du Congrès et face à l’hostilité de l’Exécutif, à spéculer sans effervescence, à choyer sa femme. Le calme plat, l’ennui mortel. Le soldat trépignait, le général exigeait une bataille, l’homme voulait agir : ‘“from all which I may conclude that as a military man I shall have no amusement or business—and indolence and inaction would shortly destroy me”’ (Moser, II : 232). Il n’est jamais bon de vivre ses fantasmes, la “joie domestique” ne réussissait pas à Andrew Jackson.

Sans “amusement”, Jackson est réduit à l’“indolence” et à la mort. Sa famille à coup sûr ne l’amuse pas suffisamment, malgré ses assurances du contraire. L’ensemble des érudits s’accordent à clamer son amour de la famille, ce qui est exact, tant qu’il ne vit pas tout le temps avec elle. Il aime sa famille, mais il ne l’aime jamais autant que lorsqu’il s’en trouve séparé. Car enfin, la seule période de sa vie où il aurait pu en profiter (les Jackson adoptèrent Andrew, Jr. en 1809) fut aussi une des plus déprimantes pour lui. Savourons ici l’ironie du désir.

Les réactions de Rachel au spleen de son mari, à son envie de partir et même à l’arrivée de son fils tant désiré, ne sont pas enregistrées pour la postérité. Dans l’ordre affectif de la relation des Jackson, l’enfant tint néanmoins une place exceptionnelle, fédératrice même, pour un couple vieillissant qui n’eut jamais d’enfant dans une société où la descendance et la transmission tenaient une place si importante.

Notes
235.

Voir notre étude intitulée “Les hommes du Tennessee” et plus précisément la partie appelée “Désillusions” (II : 159-162).

236.

“Les hommes du Tennessee” (II : 107).