Junior

En 1809, les Jackson adoptèrent un neveu de Rachel, né l’année précédente, baptisé Andrew Jackson par ses parents biologiques (Moser, II : 218) 237. Il fut l’héritier et l’idole des nouveaux parents, alors en âge d'être grand-parents 238. Andrew Junior fut bien sûr le centre de la famille nucléaire à l’Hermitage. Sa présence vint ajouter à l’échange épistolaire un lien supplémentaire entre époux : elle scella leur relation et devint le lieu où ils se retrouvaient dans l’absence. Junior était l’objet de leurs craintes et de leurs espoirs, le sujet de conversation qui conjurait le malheur de la séparation, la promesse d’une descendance dans un monde où la transmission du nom et de la terre renforçait l'assise sociale de la famille à travers les âges (Burton, 1985 : 108-109).

On ne va pas conjecturer sur la stérilité des Jackson. Rachel demeura mariée à Lewis Robards pendant plusieurs années et n’eut pas d’enfants avec lui. De son côté, Jackson n’a jamais non plus fourni la preuve qu’il pouvait procréer. On ne lui connaît pas de visite au quartier des esclaves ni d’enfant naturel, comme c’était le cas entre Thomas Jefferson et l’esclave Lucy. Avec sa “philosophie” habituelle, Jackson enjoignait Rachel de se plier aux desseins de la Providence. Si Dieu ne leur avait pas donné d'enfants, c'était pour mieux s'occuper de ceux des autres (Caldwell, 1936 : 240).

Le soutien moral et affectif de Junior à Rachel Jackson pendant les années de guerre (1813-1815) qui tinrent son mari presque constamment éloigné de sa famille, apparaît d’une façon frappante, cinglante même. Nous l’avons vu, le manque de son mari est physiquement rendu dans ses lettres où elle laisse aller son chagrin par expirations, par flots de paroles ou par jets et bouts de phrases scandés souvent par des tirets (très courants dans l’écriture d’alors) qui forment des ilôts de paroles entre lesquels se glissent soupirs et sanglots inconsolables.

Andrew Jackson, Jr., fut certainement la victime malheureuse de cet excès de sentiment reporté par les parents sur l’objet tant désiré de leur affection, au détriment sans doute de son épanouissement individuel. Rachel rapporte un tel accès de sentiments dans une réaction du petit garçon :

‘our Son Andrew the Dear Little fellow hurt my feelings a Little time since he was attact with this feaver he Calld for you saide he pappa must be sent for oh Cousin Stockley go fetch me my pappa but Sweet mother dont you Cry (Bassett, I : 498).

Appeler son papa au secours et consoler sa mère en larmes résume à peu près l’existence d'Andrew Jackson, Jr.

Le petit garçon, encore en bas âge, fut un soutien indispensable à Rachel Jackson, plutôt dépressive dans les années 1812-1815 durant lesquelles son mari était au front 239. Les activités de ce dernier, guerrières ou politiques, le gardèrent loin de la maison pendant de longues périodes, dans l’impossibilité de fournir à Rachel l’affection dont elle avait besoin.

Celle-ci chercha donc quelque consolation dans la présence de son fils, ainsi que dans les lettres de son mari et l’espoir de son retour qu’elle puisait dans sa dévotion religieuse. Andrew, Jr. porta le fardeau du chagrin inconsolable de sa mère : ‘“it supports me that I (mutilated) I have our Little andrew here”’ (Bassett, I : 283). Seules les lettres de Jackson et les paroles de l’enfant semblaient calmer la mère, si l’on en croit les propres récits de Rachel, qui met souvent en scène dans son écriture ses accès d’angoisse et le réconfort apporté par son fils :

‘our Little Andrew is well the most affectionate Little Darling on Earth often dos he ask me in bed not to cry. Sweet pappa will Come home to you again feel my Cheeks to know if I am sheding Tears. One of them Extreem Cold nights he got a little vext and said he wondered his pappa did not Come home & sleep with him in his big bed on sunday last Mamma said he lets go to Nashville & See if he is ther. I told him wher you wer gone he said dont Cry Sweet Mama, you cant think how that has supported me in my trials (Moser, II : 362).

Les lettres sont très souvent extrêmement graphiques et produisent comme ici un effet de réel saisissant. Dans cet extrait, Rachel opère un savant chantage affectif en produisant la “voix” de l’enfant et mettant en scène, non plus son chagrin à elle, mais le désespoir de son fils qui est prêt à tout (ici se rendre à Nashville, à une vingtaine de kilomètres de la plantation) pour aller voir son père. Si Rachel espérait créer un sentiment de culpabilité chez son mari, il n’en a néanmoins rien montré.

Durant ses années de campagne, Jackson envoya ou fit envoyer de nombreux cadeaux à son fils, ainsi qu’à ses autres pupilles. Par exemple, un des esclaves 240 attachés à Jackson pendant la campagne avait préparé un gâteau au gingembre et aux noix pour l’enfant : ‘“Kiss him for his papa, and give him the nutts and ginger cake sent him by Dunwodie”’ (Moser, II : 354). Jackson lui offrit une pipe indienne offerte par un chef allié, en octobre 1813 : “Colo. Hays says to me he delivered him the pipe—and he was pleased with it” (Moser, II : 437). La pipe se voulait un signe avant-coureur de son retour prochain, un objet dont la fragilité était métaphoriquement aussi grande que celle de la présence du père à la plantation : ‘“Tell our little Andrew that I will be soon home and bring him some pretty—I send him by Colo. Hays a pretty that I have been presented with, which you must say to him he must not let fall or will break”’ (Moser, II : 436). On retrouve dans ces lettres une parole qui circule entre le mari et la femme, celle-ci étant aussi l’intermédiaire entre le père et l’enfant.

Il est sûr que l'enfant fut le pôle affectif majeur qui donna un sens à la relation conjugale déséquilibrée, tout en la libérant de la tension trop forte créée par la séparation. Malgré les retours ponctuels de Jackson à la plantation, le couple souffrit de ces longs mois d’absence, et, aux mots de réconfort, impalpables, les cadeaux à l’enfant ainsi que sa présence entre les parents venaient incarner la distante présence du père et de l'époux, procurant un palliatif à la relation conjugale contrariée. Une telle substitution épistolaire à l’absence du père montre combien le noyau familial souffrait de cet écartèlement.

Jackson était déjà dans l’ordre de la passation du père au fils, quand il transmettait le cadeau reçu du chef indien : ‘“a pretty that I have been presented with”’ . Son dessein à long terme en adoptant un fils (et pas une fille) est bien entendu de transmettre son nom à la postérité. C’est aussi de modeler l’enfant à l’image du père, en l’associant à ses exploits : ‘“shall expect you with my little son to meet me in Nashville—tell him I will make a general of him—that he shall have a soldiers coat, and sword”’ (Moser, II : 394). Cet attachement à répliquer son attitude est caractéristique d’une fierté et d’un espoir paternels qui renvoient sur les enfants les aspirations souvent égoïstes des parents. Tout le fantasme de Jackson transpire dans son désir de transmission, la rutilance de l’épée, la grandeur de l’uniforme, le prestige du titre, et surtout le pouvoir d’imposer aux autres sa propre volonté et de façonner un fils à son image (‘I will make a general of him ’).

L’ampleur des attentes parentales était immense. Car Rachel n’était pas en reste pour calquer sur ses sentiments et ses attitudes les schémas masculins conventionnels : ‘“Sweet Andrew is here with me and is well talk much of his Sweet father he is a man he never Cryes on no occation has an uncommon avition [aversion] to Crying”’ (Bassett, I : 499). Mais, Andrew, Jr. demeura "Sweet Andrew” et aucun carquois, aucune épée, aucun uniforme ne parvinrent à lui faire adopter le dieu Mars pour idole. Andrew Jr., avait prédit son père, serait un homme de famille, il le fut, quoique d’une manière parfois irresponsable, mais il ne fut rien d’autre, et surtout pas un général. Il est très possible d’ailleurs que Rachel se soit opposée à ce que le jeune homme intègre West Point et embrasse la carrière militaire. Mais, aucune mention de cela pour Junior n’est faite dans la correspondance au moment crucial de l’adolescence.

Cette simplicité de caractère et sa gentillesse devaient parfaitement convenir à Rachel, qui redoutait plus que tout le départ de son fils à la guerre. D'ailleurs, qui sait si, à l'instar de la mère de Jackson, elle ne voulait pas faire de son fils 241 un pasteur presbytérien (Remini, I : 6) ? Aucun document n'y fait référence, mais la dévote Rachel n'aurait sans doute pas vu d'un mauvais oeil que son fils consacrât sa vie à diffuser la parole de Dieu, elle qui vivait constamment dans sa lumière.

Notes
237.

Pour le détail de cette adoption et notamment concernant les implications de lignage, voir notre étude intitulée “Andrew Jackson et la paternité” (IV : 268-270). Cette étude-ci traitera spécifiquement des rapports de Junior à sa mère et de l’“utilisation” qu’elle fait de l’enfant dans ses rapports à Jackson.

238.

Junior était le fils naturel du frère de Rachel, Severn Donelson, et d’Elizabeth Rucker Donelson. Il avait un frère jumeau, Thomas Jefferson Donelson (Moser,II : 218). Moser (1984) précise que l’adoption légale n’ayant pas cours dans le Tennessee de l’époque, aucun papier officiel ne confirme l’adoption de l’enfant. Les Jackson étaient nés tous deux en 1767. L’âge moyen de mariage pour les filles de l’élite en Caroline du Nord autour de 1850 était de 20 ans. Or, cet âge était similaire à l’âge moyen des femmes pour leur premier mariage entre 1950 et 1970 (Censer, 1984 : 91-92). Rachel avait épousé Robards vers 1785 ou 1786, à l’âge de 18 ou 19 ans. Jackson, lui, avait 23 ou 24 à l’époque de son mariage avec Rachel, un âge légèrement inférieur à la moyenne de l’époque (Censer, 1984 : 93).

239.

Voici un exemple des capacités de travail et des demandes qu’il imposait à ses subordonnés : “After twenty four hours of labour in preparing dispatches for Major Genl Pinckney, the Secratary of war and Governor Blount, during which time Major Reid my aid, and myself has not Slept one hour, before I lie down” (Moser, II : 515). Dans ces conditions, il est extraordinaire que Jackson trouve encore le temps d’écrire si souvent à sa femme.

240.

Dinwodie, l’esclave en question, s’occupait particulièrement des chevaux et semblait très apprécié puisqu’il travailla également pour des amis de Jackson (Moser, II : 516).

241.

On trouvera d’autres références à Junior dans notre étude intitulée “Andrew Jackson et la paternité” (IV : 253-351).