La tombe de Rachel : “a sacred spot”

La tombe de sa femme devint le lieu de révérence pour lui, un “lieu sacré” sur lequel il rêvait d’aller se recueillir, ce que, dès son retour à l’Hermitage en 1837, il fera quotidiennement jusqu’à sa mort. La légende de l'épitaphe souligne, s'il était encore nécessaire, l'état d'esprit de Jackson, jusque dans la mort : ‘"A being so gentle, so virtuous slander might wound but could not dishonor"’ (James, 1938 : 483). Rachel avait succombé aux attaques, mais avait conservé sa pureté et l’honneur de sa famille intacts. Elle était digne du souvenir qu’elle laissait.

Jackson demanda à ses proches d’entretenir la tombe, puis le mausolée qu’il fit construire. Il confia la tâche de fleurir le monument à son fils, notamment dans cette lettre du 22 juillet 1829 : ‘“My Dear give me a true relation what attention has been paid to your mothers Grave, whether any Flowers, as I requested, has been planted”’ (Bassett, IV : 56). Mais, il semble qu’Andrew, Jr., ne se soit pas empressé d’accomplir les désirs de son père, puisque celui-ci réitérait sa demande un mois plus tard, en s’étonnant de son silence épistolaire, qui revenait pour lui à une absence d’action et de considération :

‘In your letter altho’ you have informed me of your visit to your dear mothers tomb, still you have not informed me of its situation, and whether the weeping willows that we planted around it, are growing, or whether the flowers reared by her industrious, and beloved hands, have been set around the grave as I had requested. My D’r son inform me on this subject, you know it is the one dearest to my heart, and her memory will remain fresh as long as life lasts (Bassett, IV : 63).

En faisant planter des saules et les fleurs cultivées par la défunte autour de la tombe, Jackson montre ici une sentimentalité propre au xixe siècle (Censer, 1982 : 16-17). Il fit aussi planter des graines de noyer blanc d’Amérique que lui avait offertes en 1830 un couple d’amis en hommage à son nom de guerre, Old Hickory. Dans son message de remerciements, le président assura les donateurs que leur présent honorerait la tombe de Madame et que leur nom recevrait l’hommage mérité sous la forme d’une inscription :

‘[Jackson] has sent one Dozzen of those [hickory] nuts, to be planted in his garden at the Hermitage, to encircle the Tomb of his departed wife, and to have the following inscription ingraved on the marble—‘The Dudley Hickory of Ulster Newyork, presented by Mrs. and Mr. Duddley to the President’ (Bassett, IV : 214).

Ces donations donnaient de plus en plus à l’Hermitage un air de sanctuaire républicain, en faisaient un lieu de mémoire à la fois privée et collective où Jackson et les siens reposeraient comme autant de figures mythiques du panthéon national.

Dès le printemps 1829, il avait fait construire un abri provisoire, en planche, autour de la tombe de Rachel, ainsi que l’indique une lettre de Ralph Earl . W.; le 3 avril :

‘Mr. Steel is making a new house over the tomb of Mrs. Jackson, the plan of which I am much pleased with. There are three windows in it, one with a folding door on the south side of the building. He intends painting it white (cité dans Brigance, 1982 : 327).

La construction du mausolée à huit colonnes doriques fut décidée lors de la restauration de la maison en 1831 (Brigance, 1982 : 326). Le style néo-classique allait de pair avec la mise de l’Hermitage aux normes architecturales de l’époque 258.

Si Andrew Jr. fut sollicité pour s’assurer que la tombe recevait l’attention qui lui était due, d’autres membres de la “famille” furent également chargés d’y veiller afin de pallier à l’inattention du fils. En fait, toute personne se rendant sur le lieu devait rendre compte de son état au veuf éploré. Ici, il s'adresse à Emily Donelson le 28 novembre 1830 :

‘say to mary Easten, with my kind salutations, that she promised to write me, when she visited the garden at the Hermitage to let me know, whether there were sufficient care taken of the shrubery planted by her D’r Aunt in the garden, that I had directed to be planted around her tomb (Bassett, IV : 209).

Jackson s’était qualifié lui-même de “monument de douleur” et nous avons souligné sa solitude d’homme au milieu de l’effervescence politique. Quand venait le soir, la Maison-Blanche semble avoir été à cette époque un lieu vide et triste, particulièrement après la rupture de Jackson avec Emily Donelson, qui officiait comme première Dame. Le renvoi de sa nièce dans le Tennessee avait assombri ses relations avec le mari de celle-ci, Andrew J. Donelson, qui vivait également dans la demeure présidentielle. Jackson confie cette sensation à Emily Donelson elle-même, en janvier 1831 :

‘Altho we have been visited by a vast number of ladies and Gentlemen, and inundated as usual, by office hunters, still we have appeared loansome—several times have I been left to sup alone (...) there being no lady of the House, there was something wanting (Bassett, IV : 226).

Obligés de vivre et de travailler sous le même toit, Jackson et Donelson souffrirent du même vide et du même désir de retourner dans le Tennessee, Jackson sur la tombe de Rachel, Andrew auprès d’Emily et de ses enfants. Jackson compatissait avec les sentiment de son neveu et espérait une réunion prochaine, ainsi qu’il l’exprimait à Mary Eastin :

‘Major Donelson has informed you that the House appears lonesome, and on his account it would give me much pleasure that you and Emily with the sweet little ones were here (Bassett, IV : 186).

Les nuits au palais donnaient lieux à des visions où Jackson revécut ses désirs les plus chers et poursuivait, seul, le mythe conjugal de la réunion des époux, dont nous avons parlé. Seuls le sens de sa mission et son devoir envers “le peuple” l’empêchaient d’accomplir son voeu le plus cher qui était de rentrer chez lui. Le 20 janvier 1831, et ce malgré leur brouille, il remerciait encore Emily Donelson de ses bons offices à l'Hermitage :

‘How much I feel indebted to you for your visit to the Hermitage. How grateful it is to me at all times to hear that care and attention is paid to that sacred spot, that holds the remains of almost all that made life desirable to me. She still, and must ever, live fresh in my memory, and affection. she often hovers around me in my nightly visions, and could I with honor to myself, and with the consent of the good people of these united States, retire to the Hermitage, with what pleasure would I hasten to it; but this is forbidden, and I must submit with humility, to my fate (Bassett, IV : 226).

À l’été 1830, le président revint à la plantation, mais ce premier retour dans la maison esseulée lui fut difficile à supporter, bien que les amis, et particulièrement Ralph Earl, soient présents : ‘“her absence makes every thing here wear to me a gloomy and melancholy aspect, but the presence of her old and sincere friend will cheer me amidst the malancholy gloom with which I am surrounded"’ (Bassett, IV : 168). On se souvient que Rachel, entourée également d’amis, ne parvenait pas non plus à surmonter la douleur que lui causait l’absence de son mari. Ici, bien sûr, le caractère irrémédiable de l’absence n’en rendait la peine que plus vive.

Jackson supporta difficilement ses années présidentielles, si l’on en croit les confidences qu’il faisait à ses amis les plus intimes tels John Coffee ou John Overton. Il n’y a pas lieu de mettre ses paroles en doute, d’autant que Jackson s’est montré tout à fait capable de mener les affaires du pays et d’assumer sa douleur personnelle de front. Dans une lettre à Coffee, il envie la retraite d'Eaton après la réorganisation du gouvernement au printemps 1831, tout en demeurant le serviteur du peuple :

‘How happy the man, free from ambition and who finds such pleasure in retirement. I am sure he is like myself, in this, that he would not thro choice, abandon retirement, and sweet home for any office that could be offered him.

Il avait été appelé selon lui par le peuple — et sous-entendu, par Dieu — à préserver l’union des États-Unis en redonnant à la Constitution américaine une direction inspirée des principes fondateurs. Il ne pensait pas que dans ce cas précis la volonté populaire fût “bien fondée”, mais sa “gratitude” et ses “principes” lui interdisaient de refuser cet “appel” de la nation. Cependant, il lui en coûtait : ‘“But my dear Genl, it was a severe trial, and I look forward with great anxiety to the period when I can like Major Eaton withdraw from the bustle of public life, and mix with my neighbors and friends in private.” ’L’opposition classique des sphères publique et privée entre plus que jamais dans la dialectique de Jackson à ce moment-là. Son veuvage l’attire irrésistiblement du côté de l’intime, du souvenir et de la retraite, alors que sa fonction et son prestige l’obligent à demeurer au devant de la scène politique et sociale. Il est à mettre au crédit de sa force de caractère d’avoir mené une présidence si volontaire avec un rejet aussi fort de la vie publique. L’oeuvre commencée appelait pourtant son achèvement avant cette retraite si désirée. Il clot ainsi la lettre : ‘“This I will do the first opportunity which offers after the publick debt is paid and a judicious Tarriff arranged and the bank question settled. I am interrupted, and have to bid you for the present adieu’ (Bassett, IV : 377). Symptomatiquement, Jackson est encore interrompu dans sa correspondance par le flot des affaires publiques qui l’entraîne toujours et auquel il se soumet, par devoir national.

Constamment écartelé entre le désir d’effacement propre à Rachel et son sens du devoir, Jackson ne pouvait en réconcilier le paradoxe. Il parlait déjà de retraite quelque trente ans plus tôt, après sa première expérience peu concluante, au Congrès, en 1798. Tel qu'il est suggéré dans la lettre précédente, l’enthousiasme des années passées n’était plus aussi flamboyant. Jackson n’avait plus ce regard d'amour que possédait sa femme pour lui faire sentir que l’intimité du foyer se moque de sa gloire et voit en lui un mari, un père, un homme. La dimension “privée” du héros s’accentue avec la disparition de Rachel et Jackson devient plus distant par rapport à l’existence, bien que des sujets comme l’annexion du Texas l’aient intéressé jusqu’à ses derniers jours (Remini, III : 492-511).

La mort de Rachel lui donna un sens de plus en plus aigu de la fragilité de la vie, acceptant de la providence que les choses et les êtres vivent, passent et meurent sans que l’agitation humaine y puisse rien. Si Rachel Jackson est difficile à cerner par manque d’informations, on peut dire que son décès provoqua une rupture dans l’auto-suffisance affective de Jackson et dans le sens qu’il donnait à la vie. L’absence de sa femme créa un réel vide et les désastres financiers causés à plusieurs reprises par la maladresse de son fils inquiétèrent cet homme qui disait avoir toute sa vie lutté pour le bien-être de sa famille. L’adoption de Junior était le point d’orgue à la relation du couple, mais il apparaît, ironiquement, que la mort de Rachel coïncide avec la quasi majorité de Junior et marque le début de la dérive financière de l’héritier, comme si le délitement de la famille avait été amorcé par la disparition de son membre le plus attaché à sa cohésion.

La probable disparition dans les flammes d’une grande partie de la correspondance conjugale en 1834 est une dommage irréparable à la compréhension profonde de Rachel Jackson. Toutefois, si on l’observe dans le miroir qu’est le regard de son mari, on y décèle une femme profondément dépendante de lui pour sa stabilité affective. À l’inverse, Jackson tenait beaucoup à elle pour son propre équilibre et n’avait de cesse d’assurer sa tranquilité, malgré les circonstances : ‘“I only prepare this letter for you to night, to send by tomorrows mail knowing that you are anxious to hear from me, and that I will not have time to write you after I reach Natchez tomorrow”’ (Moser, II : 364). À l’instar de bien des femmes du Vieux Sud-Ouest, Rachel se morfondait dans l’attente jamais satisfaite de l’impossible retour. Incarnant les valeurs domestiques par excellence, elle n’avait même pas l’occasion d’en faire savourer les bienfaits, puisque l’homme absent demeurait dépendant de son allégeance à sa propre sphère, c’est-à-dire l’extérieur. Le gouffre émotionnel entre les hommes et les femmes de cette époque apparaît comme l’expression contrastée, voire antinomique, de deux sensibilités, deux centres d’intérêts, deux mondes séparés au sein de la même société.

Ces aspects, ainsi que l’étude minutieuse — bien que parcellaire — d’une relation qui s’étend sur près de quarante années, nous ont paru nécessaires à l’étude de l’environnement familial. Après la mort de sa femme, Jackson apparaît plus amer. Ce n’est pas tant la mort qui l’a fait changer, puisqu’il l’a côtoyée de près toute sa vie, mais la disparition de celle qui lui apportait stabilité et réconfort, tel un hâvre discret, retiré, protégé de la terrible cruauté du monde et peut-être aussi, de sa propre violence. Rachel exprimait bien ce désir d’apaisement et le retour nécessaire aux valeurs humaines fondamentales, dans une lettre citée plus haut, datée de 1813 :

‘Do not My Beloved Husband let the love of Country fame and honour make you forgit you have me Without you I would think them all empty shadows (Moser, II : 362).

En ramenant les vanités de l’existence à l’essentiel affectif de leur relation, Rachel proclame un amour négligé par celui qu’elle aime, même si ce dernier était conscient du sacrifice qu’il imposait à sa relation. Rachel n’était dupe ni de ses propres tourments, ni des obsessions de son mari. Sa vie malheureuse, ponctuée néanmoins de petits bonheurs, témoigne de la condition féminine d’une époque, mais également de la domination masculine qui lui faisait face.

L’étude suivante approfondira par certains aspects la relation de Rachel à Jackson, particulièrement en ce qui concerne leur fils adoptif, Junior. Là comme ailleurs, l’impact de Rachel dans l’éducation des enfants présents à l’Hermitage n’est pas documentée. Nous nous attacherons donc aux rapports de Jackson à la paternité et à l’éducation. Ces thèmes permettront de mettre en évidence sa vision du monde à travers les conseils et les orientations donnés aux adolescents dont il avait la charge.

Notes
258.

Voir notre étude intitulée “L’Hermitage” (VI : 457-464).