Introduction

Dans son ouvrage intitulé La famille, affaire de générations, Francis Godard affirme que ‘“la filiation tend à devenir l’axe autour duquel se réorganise l’ensemble de la parenté”’ (1992 : 7). Cette affirmation porte sur un constat contemporain, mais elle est vraie également pour la période qui nous occupe, c’est-à-dire le début du xixe siècle. En effet, la vision du monde exprimée par les planteurs oscille sans cesse entre les considérations personnelles (affection, harmonie, bonheur) et l’ordre social, au centre desquels on trouve les enfants . Ainsi, ce que nous avons appelé “éducation” dans le titre de cette partie recouvre principalement les pratiques qui guident l’adolescent vers l’âge adulte, lui donnant une identité personnelle et une compétence sociale dans sa communauté. C’est pourquoi, à l’instar d’auteurs tels que Wyatt-Brown (1983) ou Stowe (1990), nous traiterons ici non seulement de l’attention portée à l’éducation proprement dite, mais aussi au mariage et au tutorat des orphelins, deux domaines capitaux dans la transmission du statut et l’expression de la cohésion sociale des planteurs.

On peut dire que les relations familiales sont le creuset dans lequel s’unissent, parfois dans le conflit et l’opposition, mais aussi dans l’affection et le soutien mutuels, les sentiments d’appartenance au groupe et plus largement l’adhérence à des codes et des pratiques qui agissent la culture sudiste. McMillen insiste sur l’affection éprouvée par les pères (son article porte précisément sur le côté médical de leur attention) envers leurs enfants : ‘“Rather than being detached (...) many southern fathers displayed deep affection for their infants and actively participated in their well-being”’   259 (1994 : 516). Cette réflexion contredit l’affirmation longtemps soutenue par les historiens que les pères ne s’intéressaient à l’éducation de leurs enfants qu’à l’adolescence (Clinton, 1982 : 140). Wyatt-Brown décrit l’effet social possible produit par l’amour parental sur les enfants : ‘“At its best, a lofty appreciation of personal worth and status could grow out of that sense of familial belonging”’ (1983 : 75). L’application parentale à inculquer le respect de la fierté familiale assurait la pérennité de la puissance et du sentiment de domination propre à la société esclavagiste, particulièrement la relation de maître à esclave (Kolchin, 1993 : 179).

L’institution esclavagiste donnait aux rôles sociaux une place prépondérante dans la définition identitaire. Ainsi, les enfants devenaient l’enjeu principal de la transmission d’un système fondé à la fois sur un code social rigoureux et sur l’adhérence de chacun à ses règles. Mais, l’affection demeurait centrale au sein de ce système 260 alors que l’effort d’intégration social mettait parfois à mal les sentiments familiaux entre les générations. Steven Stowe, dans son livre sur la symbolique de la société sudiste, présente cette dualité en ces termes :

‘The intellectual acrobatics required of the planters to see separation as a sign of intimacy and hierarchy as the seal of mutual effort led most planters to search tirelessly for evidence that these things were so. Neither work nor the inner sense of love, but the family, was the chief evidence. And thus children, their growth into goodness and achievement through the care of parents, became the primary focus of the planters’ attempts to join social order to personal happiness (1990 : 128).

Le rapport parents-enfants dans la société sudiste, comme dans la plupart des sociétés, place donc la famille à la croisée du privé et du public 261.

Outre l’adoption de Junior 262 en 1809, les Jackson recueillirent de nombreux enfants d’amis décédés, sans parler des séjours plus ou moins longs que de jeunes membres de la famille faisaient périodiquement à l’Hermitage. L’accueil des enfants d’amis ou de parents décédés, ainsi que l’hébergement de parents pauvres faisaient partie intégrante des pratiques familiales dans le Sud d’avant-guerre (Richards, 1991 : 147-148). La responsabilité des enfants à sa charge impliquait deux obligations majeures pour le tuteur : celle de l’éducation du pupille proprement dite, mais aussi la gestion du patrimoine dont les enfants hériteraient à leur majorité, comme ce fut le cas pour le jeune Andrew Jackson Hutchings 263

Ce chapitre traitera principalement de la relation de Jackson aux jeunes hommes dont il avait la charge, à leur entrée dans le théâtre du monde 264. Cette approche privilégie bien sûr la scolarité et le mariage comme pratiques rituelles d’intégration sociale, à l’occasion desquelles Jackson insiste sur l’importance des conventions et la nécessité d’une morale, guide suprême de l’individu dans la société. Ainsi, l’accent sera en partie mis sur les “processus d’inculcation morale”, mais aussi de “reproduction interne” (Godard, 1992 : 8) de l’idéologie propre à l’élite sudiste. Comme l’écrit Godard, ‘“on cherche alors à comprendre comment dans le rapport des enfants à leurs parents ou des parents à leurs enfants s’opère le rapport d’une classe à elle-même”’   265 (1992 : 8). Déjà imprégnés des codes et valeurs sudistes et accompagnés dans leur chemin par les conseils de leur aîné, les adolescents subissaient-là les rites de passage à l’âge adulte, avant d’assumer leurs responsabilités d’hommes, de maris et de pères 266.

L’éducation exigeait une énergie tout aussi considérable que celle requise pour la gestion de l’héritage. L’éducation des enfants posait, à cette époque comme à la nôtre, de nombreux problèmes d’ordre qualitatif, financier, idéologique. Le début du xixe voit un recours grandissant aux grandes institutions scolaires (dans le Sud, mais aussi dans le Nord, à Philadelphie et à New York) ainsi que le développement de nouveaux établissements réservés aux enfants de l’élite, les académies, qui remplacent les professeurs particuliers ou les écoles rurales financées par quelques planteurs (Stowe, 1990 : 132-142 , 171, 177, 196). L’adolescence engageait les espoirs et les aspirations de la famille et non point seulement l’avenir d’un individu. L’académie permettait le développement de la personnalité, mais se chargeait surtout de former des êtres sociaux.

West Point était traditionnellement l’école à laquelle Jackson envoya ses pupilles masculins, à la notable exception de son fils adoptif ou du petit Hutchings. Les jeunes filles fréquentaient les académies de Nashville, Knoxville, Charleston ou de Philadelphie 267. Les statuts et les visées des hommes et des femmes prenaient à cette époque de la vie une orientation très différente, qui inauguraient l’entrée dans le monde très rigide et codifié de la société sudiste 268.

Les fréquentes séparations entre Jackson et ses pupilles ou son fils le poussaient à exiger d’eux une attention particulière à la correspondance, une requête rarement respectée comme il l’espérait. Par l’échange épistolaire, les jeunes gens devaient se familiariser avec le langage et à travers lui, avec le monde qu’il façonnait. Cette connaissance leur permettait petit à petit de construire un réseau social avec leurs pairs, ainsi que leur identité personnelle. Par ailleurs, la lettre était le seul moyen de contrôle et d’influence à la disposition du tuteur absent, d’où son importance capitale dans le suivi des adolescents. Une autre dimension essentielle est l’affection dont était chargée la correspondance et dont nous avons déjà dit qu’elle forgeait une facette importante de la société du xixe siècle. Dans les relations de Jackson à ses jeunes correspondants, les lettres portent un discours qui révèle à la fois les préoccupations du père 269 et son adhérence à des pratiques sociales dont les enfants symbolisent l’enjeu et le devenir.

Les jeunes adultes obtenaient une indépendance certaine après le mariage, mais les liens familiaux impliquaient des devoirs aujourd’hui radicalement transformés par la société moderne. Le devoir de reconnaissance des enfants envers leurs parents exigeait que l’affection de ces derniers pour leurs héritiers fût payée de retour au soir de leur existence. Les enfants devaient non seulement honorer le nom dont ils héritaient, mais ils avaient l’obligation de devenir à leur tour les parents de ceux qui les avaient mis au monde. Ainsi le cycle des générations assurait une stabilité sociale et affective tout en perpétuant les traditions familiales, mais aussi le système économique et social.

Notes
259.

Wyatt-Brown voit dans l’honneur la source de cet amour familial qui unit parents et enfants. Comme force de consolidation, l’honneur crée un lien si fort que l’amour en est le fruit naturel : “Insofar as honor was woven into the lives of very small children, it was a source of familial and personal strengthening. Among the natural benefits—and they were substantial—was the full expression of love between parents and children. There was a natural outpouring of spontaneous feelings, for, [...] to speak was to think, to feel was to express emotions openly” (1982 : 75).

260.

La cruauté envers les esclaves fut intense au xviie et xviiie siècles, mais tendit à décroître avec les idées de droits naturels et le concept d’égalité des hommes (Kolchin, 1993 : 58-60). Malgré des recours fréquents au fouet et à d’autres formes, parfois horribles, de punitions, Kolchin (1993 : 60-62) indique que le paternalisme du système établit au xixe siècle des relations parfois proches entre maîtres et esclaves, même si leurs deux mondes continuaient d’être séparés.

261.

Stowe écrit encore : “This intimate dynamic of the family was at the heart of elite paternalism, putting the family at the center of the social order” (1990 : 179).

262.

Bien que Jackson s’adresse à son fils en utilisant son prénom, nous nous permettrons ici de l’appeler Junior afin d’ôter toute ambiguïté entre le père, le fils et d’autres Andrew. Andrew Jackson est ici constamment dénommé Jackson pour les mêmes raisons de clarté. Il faut noter que personne n’employait son prénom. Rachel l’appelait “mon cher mari”, ses amis “cher Général”, ses neveux “cher oncle”, son fils “mon cher père”. Les références à Jackson entre tiers sont “Général Jackson” ou “le Général”, termes également utilisés par Rachel lorsqu’elle parle de son mari à un tiers ; la jeune génération employait le terme “Oncle”.

263.

Concernant John Hutchings, voir notre étude intitulée “Les hommes du Tennessee” (II : 88-97).

264.

Sa relation à Junior montre également son intérêt pour les enfants en bas âge, confirmant ainsi, comme nous le verrons, la remarque émise plus haut.

265.

Godard énonce là une approche privilégiée par J-P Terrail et V. de Gaulejac (1992 : 8n2).

266.

On pourra s’étonner de l’absence des jeunes filles dans cette discussion, mais la correspondance ne contient que très peu de références à l’éducation de ses pupilles féminines, dont plusieurs fréquentèrent tout de même les académies dont nous reparlerons.

267.

L’article de Luttrell sur les débuts de la Knoxville Female Academy rend compte à la fois de la difficulté d’organiser de telles institutions pour les femmes à cette époque, mais aussi la crainte des hommes que leurs femmes manquent d’éducation et que leur honneur de pères en pâtisse : “In the Knoxville Register, April 4, 1827, the editor called upon those interested in such an undertaking to re-establish the institution in order that their daughters should not “by their ignorance disgrace the finished education of their sons” (1945 : 72). On voit combien l’intérêt pour les femmes n’avait de sens que dans le prisme masculin de la bienséance et de l’apparat.

268.

Il n’y a pas de spécificité sudiste dans ce domaine. Les femmes américaines en général subissaient les mêmes pressions au Nord et au Sud (Demos, 1992 : 16-19).

269.

La diversité de statut dont jouissent les enfants qu’il avait à charge (ses neveux, ses pupilles officiels, ou son fils adoptif) rend la terminologie de son rapport à eux difficile à manier ici. Les différences de liens familiaux ou légaux lui importaient peu et il appelait souvent ses protégés du terme générique et affectueux de “fils”. Cette même dénomination sera employée ici afin de réunir des gens qui, malgré les différences de statut ou de rapport familiaux, bénéficièrent tous de la même attention de la part de leur “père”. Affectivement, ils étaient bien les fils d’Andrew Jackson. Un exemple de cet emploi est cité dans Moser (V : 180).