Mise en contexte

L’adoption ou la tutelle se révélaient souvent obligées pour les proches, notamment en cas de décès, car la situation du parent survivant permettait rarement qu’il ou elle s’occupât des enfants. Le père vaquait à ses affaires ou la mère manquait de ressources financières. Si le père mourait, les enfants étaient placés dans des familles d’accueil avec leur mère. Parfois, une parente pauvre en résidence avec la famille prenait le rôle de la maîtresse de maison décédée ou souffrante, comme le montre Rosengarten (1986 : 178) chez les Chaplin de Caroline du Sud. Dans le Sud, les femmes ne pouvaient que très rarement vivre seules :

‘For single women (...) Southern society offered little encouragement to independent living (...) the major occupation of “spinsters” appeared to be as assistant housekeepers to their married kin. While single women gained shelter, companionship, and perhaps even affection in the bargain, they relinquished much of their independence (Richards, 1991 : 146).

Ainsi, à la mort de son mari (décédé quelques temps avant la naissance d’Andrew), la mère de Jackson s’était installée chez sa soeur, Jane Crawford, en Caroline du Sud, avec ses trois fils, et avait pris la charge de la plantation car Jane était impotente (Parton, I : 58). La situation de parente pauvre impliquait une reconnaissance sociale nulle, mais Parton suggère qu’Elizabeth Jackson aurait possédé quelque pécule qui lui permit d’envoyer Andrew à l’école (Parton, I : 61-62) 272.

Andrew Jackson et sa femme accueillirent dans leur foyer de nombreux orphelins qu’ils élevèrent et éduquèrent, parfois jusqu’à leur majorité. Il n’eurent jamais d’enfant. Ils recevaient aussi des nièces et neveux de Rachel qui séjournaient souvent à la plantation, pour tenir companie, soulager le fardeau de leur mère malade, ou travailler quelques temps chez leur tante, comme il n’était pas rare dans les familles sudistes (Calwell, 1936 : 182 ; Remini, I : 380, 474n6). Comme le précise Richards, les adoptions d’enfants requéraient peu ou pas de démarches administratives : ‘“Many of these arrangements were, apparently, quite casual, with the adoptive family simply ‘taking in’ the needy child”’ (1991 : 148). Dès 1793, Jackson devint le tuteur des cinq enfants de Samuel Hays , tué par les Indiens (Smith, I : 154n2) 273. La seconde requête vint dix ans plus tard. Le 3 août 1803, Jackson reçut une lettre d’Isabella Fowler, dont le mari récemment décédé, Edward Butler , avait été un ami cher du général :

‘You have no doubt heard of, & felt for, the loss, Myself, & little Familey, have Sustan’d, by the Death of the best of Husbands (...) I must beg your assistence, My Dear Children, wants a guardian, & you are their, Choice & my own, I feal a confidence, you will comply with our wishes, if it is consistant with your Other dutys 274 (Smith, I : 350-51).

Les virgules inopportunes de cette lettre recréent bien involontairement les sanglots de la veuve penchée sur une lettre sans doute difficile à écrire. On remarquera l’imagerie des orphelins épleurés qui réclament une présence paternelle propre aux canons sociaux de l’époque (et reflète en outre le sentiment de désespoir naturel propre à un enfant qui vient de perdre son père). Jackson accepta en partie la responsabilité de la charge, soit deux garçons, Anthony Wayne et Edward George Washington (Burke, 1941, I : 98-100). Il suivait de près l’évolution de ses pupilles et ne manquait jamais de faire leur éloge, comme en 1817, lorsqu’il louait à la mère les progrès brillants de la scolarité de son fils (Edward avait intégré West Point l’année précédente) : ‘“Edwards’ Teacher, gives me a very flattering account of Edwards’ application & proprity of conduct”’ (Moser, IV : 115). Cette remarque montre combien la réussite du garçon le satisfaisait et flattait sans doute son propre orgueil de père adoptif, reflétant ainsi son attachement à sa fonction.

On trouve également dans la correspondance une allusion à une certaine Elizabeth Wilkinson, dont Jackson était le tuteur et l’administrateur des biens. Rien de plus ne transpire de cette prise en charge, mais l’intérêt ici est de constater que les enfants recueillis n’étaient pas seulement des membres de la famille, mais aussi des amis proches ainsi que les héritiers de relations d’affaires ou d’amis politiques 275, ou simplement les enfants des voisins, comme le petit William Smith, un enfant “pathétique”, né après le terme et l’objet d’une querelle de succession entre ses frères et soeurs majeurs (James, 1938 : 131). Ce dernier exemple suggère que le voisinage pouvait parfois être considéré comme une relation proche, ainsi que le confirme Richards : ‘“Recognizing the value of a family, even of strangers, to the proper development of children, many Southerners expanded their households through the informal adoptions of neighborhood orphans”’ (1991 : 148). Souvent, il était fréquent que les familles vivent dans des plantations adjacentes, ce qui accroissait la solidarité et le regroupement des terres au sein de la famille 276. Les voisins pouvaient également établir des relations étroites de coopération, agricole, commerciale ou politique, créant un sentiment débordant le cadre des relations consanguines 277.

Ces arrangements de voisinage recomposaient sans cesse les associations familiales. Burton précise les termes de la composition des ménages :

‘Among the non-nuclear households, the extended families were those which included relatives living together, generally three generations (...) Augmented households included individuals who could not be identified as relatives of the household head. In the few cases in which both relatives and “strangers” were present, the household was considered to be extended (1985 : 110).

À différentes périodes, le ménage Jackson correspondit à cette description. À la fin de la période présidentielle, en 1837, Jackson se retira et vécut à l’Hermitage avec la famille de son fils, ainsi qu’avec la soeur veuve de sa belle-fille, Marion Adams (Remini, III : 520). Mais, comme dans beaucoup de riches ménages, la maisonnée des Jackson comprenait, de manière permanente, des membres de la famille et des “étrangers” résidents, tels Ralph E. W. Earl, le peintre veuf qui demeura à l’Hermitage jusqu’à sa mort en 1838 (Remini, I : 380-81). Earl avait très tôt perdu sa jeune femme, une nièce de Rachel, et s’était réfugié chez les Jackson pour ne plus en repartir 278. Richards souligne ce sentiment de sécurité procuré par la famille :

‘There were, however, many other household co-residents, whose situation was decreed not so much by social sanction as by personal preference. From examination of letters and diaries of mid-nineteenth-century Southerners, a common pattern emerges of using the family as refuge, a place where one could both retreat and also gather strength for future challenges (1991 : 146).

Le cas d’Earl est légèrement différent dans le sens où il s’intégra complètement à la famille. Sa mort en 1838 affecta beaucoup Jackson. Les deux hommes ne s’étaient pratiquement pas quittés pendant vingt ans. Son absence lui faisait cruellement défaut : ‘“I have no one to go with me”’ (cité par Remini, III : 448). Cette affection de Jackson pour son compagnon de tant d’années montre que les membres de ces ménages “augmentés” appartenaient de coeur à la famille d’accueil.

L’histoire tutélaire de Jackson ne se cantonne cependant pas aux enfants de ses parents ou amis. En effet, il recueillit pendant la guerre indienne (1813-1814) des orphelins Creeks dont les parents avaient succombé sous les coups de ses soldats. Cette pratique apparemment paradoxale se retrouva chez bon nombre d’officiers américains lors des différentes guerres indiennes (Moser, III : 354-355).

Andrew Jackson employa une stratégie de la terre brûlée 279 dans ses campagnes indiennes et adopta à plusieurs reprises des bébés trouvés sur le sein de leurs mères mortes 280. Dans une lettre du 4 novembre 1813 à Rachel, Jackson promit ainsi un petit Creek pour Andrew, Jr., recueilli après la bataille de Tallushatchee : ‘“I send on a little Indian boy for Andrew to Huntsville—with a request to Colo. Pope to take care of him untill he is sent on—all his family is destroyed—he is about the age of Theodore”’ (Moser, II : 444). Theodore avait également été recueilli par Jackson dans les mêmes circonstances, mais il mourut à l’Hermitage en mars 1814 (Moser, II : 444n5). Un troisième papoose, Charley, habita brièvement l’Hermitage au printemps 1814 avant d’y mourir aussi. Ces décès d’enfants quelques mois après leur adoption ne sont pas documentés.

Charley était le cadeau d’un chef allié : ‘“I send a little Indian boy, named Charley, given me by a friendly chief of the creeks, and the one I named to you I intend to give to Andrew Jackson Donelson. You will treat him as he has been treated here untill I return’   281.” Jackson dotait ainsi chacun de ses pupilles d’un présent exotique, d’un camarade de jeu, d’un frère de lait, dont il avait détruit les parents et le mode d’existence. Cette manière d’offrir de petits Indiens à ses pupilles comme de vulgaires cochons d’Inde est choquante pour le lecteur moderne et on ne peut déterminer quelle était la nature des relations entre l’Indien et la famille d’accueil. Beaucoup s’enfuirent. Jackson et ses semblables parvenaient pourtant à concilier leur destruction des parents à la charité chrétienne et condescendante envers quelques enfants survivants, quand il y en avait. Pourtant, Jackson exprime dans sa correspondance une attention toute paternelle à ses nouveaux protégés.

Cette dichotomie fait écho à la question de Michael Rogin qui, dans son ouvrage psychanalytique sur le rapport de Jackson aux Indiens 282, s’étonne de l’ambiguïté de la politique indienne des États-Unis : ‘“What meaning can be given to a policy of death and dispossession, centrally important to American development, which is justified by the paternal benevolence of a father for his children?” ’(1975 : 9). Cette citation est étrangement proche de la question concernant les adoptions et contient des éléments communs. L’appel à la miséricorde et au sentiment chrétien envers ces enfants pourrait passer pour de l’hypocrisie à nos yeux. Le paradoxe est dû principalement à la haine de la civilisation indienne par les Blancs, souvent attisée par le désir irrépressible de la terre. L’incapacité idéologique et religieuse d’accepter l’autre dans son système de valeurs les poussaient à la destruction, tandis que ce même système exigeait une certaine charité envers les victimes de leurs exactions. Les deux positions semblent irréconciliables, pourtant elles définissent l’esprit dans lequel s’est déroulée et se déroule encore l’impossible rencontre.

Notes
272.

Remini (1977, I : 5) ne considère pas non plus les responsabilités accrues d’Elizabeth Jackson comme ayant favorisé son statut social. Cependant, ses considérations sont hypothétiques car elles ne sont pas fondées, non plus que les nôtres, sur des documents tangibles. Concernant l’adoption ou la prise en charge des enfants par les proches, voir Clinton (1982 : 53-54). Rosengarten (1986 : 178-179) montre comment après la mort de son épouse, Thomas Chaplin épousa la soeur de cette dernière, qui occupait le rôle de parent pauvre et de gouvernante de la maison.

273.

Le tutorat n’entraînait pas forcément une vie commune. Les enfants trouvèrent peut-être un foyer chez des parents. Jackson prenait en charge la gestion de leur patrimoine et se chargeait plus tard de les envoyer à l’école.

274.

D’après les éditeurs, Jackson fut nommé tuteur des quatre enfants : Caroline, Eliza Eleanor, Edward George Washington et Anthony Wayne (Smith, I : 351n2). Mais Pauline Burke (1941, I : 99) ne mentionne que les garçons et attribue la tutelle d’Eliza au juge McNairy. Aucune référence n’est faite à Caroline.

275.

L’information de la tutelle de Jackson sur Elizabeth Wilkinson provient d’un relevé comptable mentionné dans Moser (II : 552), sans autre précision. Le père d’Elizabeth, Jesse, était sans doute un membre du Sénat d’État à Knoxville. Il avait signé en 1803 une pétition demandant à Jackson de demeurer à son poste de juge à la Cour supérieure (Smith, I : 374n).

276.

Le frère de Rachel, John Donelson III était voisin des Jackson et Tulip Grove, la propriété d’Andrew Jackson Donelson, fut construite sur des terres adjacentes à celles de l’Hermitage, offertes en cadeau de mariage par Jackson lui-même. Jackson préférait vendre à des proches qu’à des étrangers afin d’éviter, disait-il, les querelles de voisinage. Voir notre étude intitulée “l’Hermitage” (VI : 438-442).

277.

Pauline Wilcox Burke (1941, I : 30), dans sa chronique des familles Jackson-Donelson, ajoute à cette liste de pupilles les enfants Watkins, dont on ne connaît rien.

278.

Voir notre étude intitulée “Rachel Donelson Jackson” (III : 247).

279.

Jackson écrivait au secrétaire à la Guerre James Monroe en novembre 1814 : “I have directed about 1000 volunteer horses (...) to scour the Escambia, Yellow Water, &c, &c. (...) to pursue the fugitive Creeks into the Seminole towns, and destroy them and their crops” (Moser, III : 193).

280.

Voir la lettre du 15 novembre 1833 à W. Moore dans laquelle Jackson rappelle une telle occurence pendant la guerre de 1813-14 : “The wounded child which you brought into camp was the one taken, and raised by Doctor Shelby. He cured him of his wounds and adopted him as a child and educated him” (Bassett, IV : 225).

281.

Lettre du 12 mars 1814 à Rachel Jackson Bassett (I : 478). Dans son article à propos de Junior, Linda Bennett Galloway (1942 : 201n) dit de Lyncoya qu’il était “techniquement un esclave d’Andrew Junior”. Cependant, il est à noter que Jackson plaça Lyncoya en apprentissage à Nashville en 1827 et que Rachel le pleura comme un fils à sa mort.

282.

Rogin, Fathers and children: Andrew Jackson and the subjugation of the American Indian, (New York: 1975). L’ouvrage de Rogin est très influencé par une approche psychanalytique de l’histoire, ce qui rend certaines de ses affirmations sur l’inconscient des hommes difficiles à étayer.