L’adoption de Lyncoya

En ce qui concerne Lyncoya, l’enfant Creek recueilli après la bataille de Tallushatchee en 1813, les motivations de Jackson dépassaient le plaisir d’offrir un présent à son fils. La “charité chrétienne”, écrivait-il à Rachel le 19 décembre, empêchait qu’on laissât l’enfant à son sort :

‘He is the only branch of his family left—and the others when offerred to them to take care of would have nothing to do with but wanted him to be killed—Quals my interpreter Took him up carried him on his back and brought him to me—charity and christianity says he ought to be taken care of and I send to my little Andrew, and I hope will adopt him as one of our family (Moser, II : 494-95).

De plus, les péripéties de Lyncoya faisaient étrangement écho à l’histoire personnelle de Jackson qui décrit longuement à Rachel, le 29 décembre, les sentiments profonds que faisait résonner en lui la solitude de l’enfant, malgré le racisme évidents de ses paroles :

‘Please write me how my little andrew [is] and whether, his little Indian Lyncoya was taken to him by Major Whyte of Gallatine—if he has got him how & what he thinks of him—Keep Lyncoya in the house—he is a Savage that Fortune has thrown in my h[ands when] his own female matrons wanted to k[ill him] because the whole race & family of his was destroyed—I therefore want him well taken care of, he may have been given to me for some Valuable purpose—in fact when I reflect that he as to his relations is so much like myself I feel an unusual sympathy for him— tell my little andrew to treat him well—and kiss andrew for me, and with love to all friends accept the blessings of your affectionate husband (Moser, II : 515).

Jackson exprime ici sa “sympathie”, au sens fort et plein du terme, qui lui faisait donner à un orphelin la chaleur d’un nouveau foyer après s’être employé à détruire celui qui l’abritait déjà. Les difficiles années après la guerre d’Indépendance vécues dans la solitude par l’orphelin Andrew Jackson le poussèrent à offrir à ce double inversé, “sauvage”, de lui-même, une ironique et tragique seconde chance. Remarquons toutefois que sa sympathie ne le pousse pas à s’identifier lui-même aux Anglais qui avaient contribué à la mort de sa mère et de ses frères... Quel est le sens de ce “dessein précieux” qu’il attribue à l’adoption de Lyncoya ? Est-ce une rédemption pour les boucheries perpétrées lors des guerres indiennes 283 ? Il est à signaler que Jackson recueillit également un jeune Indien blessé de dix-huit ans, à l’issue de la bataille de Horseshoe Bend, qu’il envoya ensuite à l’Hermitage pour l’instruire d’un métier. On ne connaît pas le nom de ce guerrier, mais Kendall, dans sa biographie de Jackson, affirme qu’il épousa une femme noire et “se lança dans les affaires” (1845 : 282).

L’identification de Lyncoya à Jackson ne s’arrête pas là. Il lui fit donner une éducation comme à ses autres pupilles, ainsi qu’il l’écrit en 1822 (Lyncoya avait alors 10 ans) : ‘“I have my little sons, including Lyncoya, at school”’ (cité dans Burke, I : 47). Lyncoya bénéficiait donc d’une éducation de fils de planteur, bien que Jackson, en parlant de ses “fils”, se sentait toujours obligé d’y inclure nommément le Creek, comme si l’association n’allait pas de soi et devait être rappelée. Cette tolérance envers Lyncoya, voire cet attachement, ne conduisit jamais Jackson à regretter son action meurtrière contre les tribus du Sud. Il eut au contraire le sentiment du travail accompli. Lyncoya était devenu blanc, sauvé pour ainsi dire, de son ascendance aborigène.

Jackson avait de grands projet pour son fils indien : ‘“I would be delighted to receive a letter from our son, little Hutchings, and even Lyncoya. The latter I would like to exhibit to Mr. Monroe and the Secretary of War, as I mean to have him recd. at the military school”’ (cité dans Burke, I : 47-48). Envoyer son pupille Creek à West Point était une belle marque d’estime de sa part, même si le terme “exhibit” fait trop penser à un beau cheval de course qu’on emmène à la foire. Cependant, le changement d’administration 284, peu favorable à Andrew Jackson en 1824, fit avorter le projet. Lyncoya fut alors placé en apprentissage chez un sellier à Nashville, un métier que Jackson avait lui-même approché dans sa jeunesse 285.

On ne connaît malheureusement pas les rapports intimes de Lyncoya avec son tuteur parricide. Une seule lettre (datée du 29 décembre 1823) de Lyncoya à Jackson demeure, visiblement écrite par Rachel, et il n’en existe pas d’écrite par Jackson à Lyncoya. Robert Remini souligne cependant que le jeune Indien s’enfuit plusieurs fois de la plantation, bien qu’aucune autre raison en soit donnée que sa “fidélité à sa race”, argument obscur et extrêmement douteux 286. Les documents rapportant les faits et gestes de Lyncoya sont des récits de descendants blancs qui ne sont pas étayés et trahissent le plus souvent un racisme paternaliste peu enclin à confirmer la véracité de leurs propos. Lyncoya mourut en 1828 d’une “affection pulmonaire” 287.

L’adoption d’enfants indiens par des officiers blancs demeure un point sombre dans les rapports déjà meurtriers des militaires américains envers les tribus indiennes. James Winchester 288 écrivit en 1813 une lettre troublante à Jackson, l’informant que plusieurs enfants Creeks avaient été emmenés par des militaires démobilisés, apparemment contre le gré des parents. Winchester cite le cas d’une femme se plaignant de l’enlèvement de son fils et de sa fille. La mère avait réussi à convaincre l’officier ravisseur de lui rendre sa fille, mais il avait gardé le garçon, dont Winchester espérait que Jackson pourrait obtenir la libération. Aucune raison n’est citée pour expliquer les mobiles de ses adoptions forcées. Le flou juridique et pratique semble avoir été de mise, puisque Winchester rapporte ainsi les doutes d’un officier : ‘“Major Woodfolk brought one or two Indian boys home with him and wishes to know if it will be required that he shall return them”’ (Moser, III : 354-355). Comme toujours, il était fait peu de cas des sentiments des parents indiens, seule la loi blanche convenait d’être respectée. On est loin ici de l’adoption charitable d’orphelins de guerre et il est possible qu’aux tueries, les officiers américains aient ajouté des vols d’enfants à leurs forfaits. Dans quelles proportions ces agissements ont-ils été perpétrés et dans quels buts ? Cet aspect méconnu des guerres indiennes reste à explorer.

Notes
283.

Le pire massacre de la guerre contre les Creeks, la bataille de Horseshoe Bend, le 27 mars 1814, vit l’annihilation des forces indiennes par l’armée de Jackson, après une tuerie systématique qui porta le nombre d’Indiens tués ou achevés à 557, selon le décompte opéré par Jackson, plus environ trois cents corps emportés par la rivière. Jackson résuma lui-même cette journée à Rachel ainsi : “The carnage was dreadfull” (Moser, III : 54). Remini (I : 216) ajoute que l’on coupa le bout du nez de chaque Indien mort pour confirmer le compte. D’autres soldats découpèrent la peau des morts pour en faire des brides pour leurs chevaux...

284.

John Quincy Adams, contre qui Jackson s’était présenté, avait été élu in extremis par un vote de la Chambre des Représentants. Jackson et les siens avaient ensuite crié au complot, lorsque Clay, Speaker de la Chambre, avait été nommé secrétaire d’État par Adams (Remini, II : 87-99 ; Watson, Andrew Jackson vs. Henry Clay: Democracy and Development in Antebellum America (Boston : Bedford/St Martin’s, 1999), 64).

285.

Remini (I : 27, 430n4) cite comme source John McLaughlin (1843), le neveu de Kendall, qui séjourna à l'Hermitage pour documenter la future biographie du héros par son oncle, et le tenait sans doute de Jackson lui-même.

286.

On pense plutôt à une incompatibilité culturelle, les enfants étant obligés de se conformer sur l’instant à un mode de vie radicalement différent. Jackson cite un autre cas ayant “mal tourné” : “The wounded child which you brought into camp, was the one taken, and raised by Doctor Shelby. he cured him of his wounds and adopted him as a child and educated him. he turned out badly as I believe, and ran away from the Doctor” (Bassett, V : 225).

287.

Concernant Lyncoya, voir Burke (1941, I : 46-48) et Remini (I : 193-94). C’est à une lettre de Junior que l’on doit l’information des escapades de Lyncoya : “My Dear Father, no one will fetch Lyncoia I have a thought of going my self for him”, lettre du 8 avril ? dans les papiers de la Bibliothèque du Congrès (Remini, I : 194 ; 450n30).

288.

James Winchester avait été vaincu et capturé en janvier 1813 dans le Territoire du Michigan. En novembre 1814, il officiait sous les ordres de Jackson dans le district méridional (Moser, III : 21n1, 193).