La “dette de gratitude”

Andrew Jackson, Jr portait le nom de son père mais ne put jamais en maintenir l’éclat éblouissant. Pourtant, dans l’enthousiasme de la guerre de 1812, Jackson avait affirmé qu’il ferait de Junior un général (Moser, II : 394). Galloway confirme cet espoir du père : ‘“He sent word to Andrew Junior, then hardly six years old, that he ‘must learn to ride, to be a good boy and never cry, and he must learn to be a soldier’”’ (1950 : 200). L’évolution de ce dernier, ainsi que les probables objections de Rachel et son état dépressif conduisirent Jackson à revoir la “destinée” de son fils. Son père chargea Junior de s’occuper consciencieusement de Rachel dès son enfance 302. Ce commandement semble avoir inscrit dans le comportement de Junior une domesticité prononcée et un manque de compétence dans les affaires, catastrophique chez un planteur. Remini, comme tous les autres, porte un jugement sévère sur Junior 303 :

He was incompetent, lazy, weak, and unlucky. Apart from drinking and an occasional extramarital fling, he most enjoyed hunting. He wasted much of his life pursuing the sport and died prematurely in 1865 at the age of fifty-seven when he accidentally shot himself in the hand while climbing a fence (III : 145).

La vie publique ne l’intéressait pas, comme le souligne Galloway :

‘Mrs. Anne Royall, a newspaper woman in Washington, asked him on one of his visits to his father how he would like to be President—“Not at all, Madam,” replied Andrew Junior, who seemed to care little for public life, preferring the life of a country gentleman and planter (1950 : 212).

Il apparaît clairement que dès son adolescence, Jackson changea d’avis le concernant puisqu’il ne le poussa pas à intégrer West Point; , l’école militaire, comme il l’avait fait notamment pour Edward Butler et Andrew Jackson Donelson 304. À la place, il tenta de lui inculquer les règles d’une bonne gestion agricole, comme il l’écrit en 1824. Junior avait alors quinze ans :

‘I wish you to inform me how my farming business progresses, whether the crop is all housed, and how all my stock of horses and cattle stood the winter; what kind of season you have, whether open and warm or very cold, and how the health of all our friends are (cité dans Galloway, 1950 : 207).

Ses efforts demeurèrent sans effet puisque Junior ne répondait que rarement aux questions précises de son père.

Le jeune homme alla étudier à l’université de Nashville en vue de devenir un planteur éduqué et responsable. Jackson écrivait à Rachel : ‘“His happiness thru life depends upon his procuring an education”’ (cité dans Galloway, 1950 : 208). Junior appréciait les livres et participa activement à étoffer la bibliothèque de l’Hermitage (Galloway, 1950 : 211). Son attitude en société et son charme personnel semblaient appréciés, si l’on en croit la réflexion d’Anne Royal à son égard : ‘“‘His countenance is sweetness and innocence itself, his eyes as soft as the dewdrops’” ’(citée dans James, 1938 : 546). Dans ce sens, Jackson eut le fils qu’il désirait et dont il avait loué depuis le début la gentillesse 305.

Les enfants se devaient d’assurer à leurs parents une vieillesse choyée au sein du milieu familial, nous l’avons dit. Cette préoccupation semblait majeure pour Jackson. Le 18 janvier 1813, il faisait part de ses espérances à Rachel concernant leur jeune fils, âgé seulement de quatre ans :

‘The sensibility of our beloved son has charmed me. I have no doubt, from the sweetness of his disposition, from his good sense as evidenced for his age, he will be a solace of us both in our declining years. From our fondness toward him, his return of affection to us. I have every hope, if he should be spared to manhood, that he will, with a careful education, realize our wishes (Moser, II : 353-354).

Cette philosophie de la reconnaissance nécessaire des enfants pour l’oeuvre et le sacrifice de leurs parents préservait l’équilibre et l’affection dans les rapports familiaux. Elle montrait également l’attention des parents au cycle des générations et à la transmission du pouvoir (Stowe, 1990 : 130). Jackson évoquait ce cycle le 24 juin 1839, en écrivant à Andrew Jackson Hutchings pour le remercier d’avoir donné à son nouveau-né le nom d’Andrew Jackson. La vie de l’enfant est ici insérée dans un tissu familial qui la guide et la définit :

‘For the honor you do me by perpetuating my name by that of this dear child I tender you my thanks—This is the greatest evidence of your regard you could confer upon me, and I pray God to take you all in his holy keeping—may this child grow and prosper, and be a consolation to his parents in their declining years, and an honor to all his connections and a blessing to his country, and after a long and well spent life, may a happy immortality be his and all his family, is the prayer of your affectionate uncle (Bassett, VI : 17).

Les différentes sphères de la société, dont la réputation de l’homme est le lien organique, s’étendent comme en écho de la relation parentale (conjugale), puis familiale (nucléaire), à la place occupée et tenue dans la société. Jackson conclut la boucle en souhaitant un au-delà glorieux qui viendra couronner une vie honorable, utile et vertueuse 306. Cette vertu devait d’abord s’exprimer dans l’attitude filiale envers les parents, comme Jackson l’écrivit en 1824 à son fils de quinze ans, dont il attendait toute la solicitude envers Rachel :

‘This my son is a duty you owe her, for trouble, care and anxiety for you in your infancy. You owe her a debt of filial gratitude that you can never repay. All your care and attention to her is a duty arising from that trouble and attention with which she watched over your childhood, and fostered and cherished you on a sick bed. You owe your dear Mother more, my son, than you can ever repay her with all your affectionate regard and attention; but I am pleased that you will by your attention to her endeavor to pay the debt of gratitude you owe her (cité dans Galloway, 1950 : 208).

L’engagement du fils envers ses parents témoigne dans le même temps de son intégration sociale et de sa soumission à l’ordre familial. Le code ici se sert du sentiment de reconnaissance et de l’affection filiale pour intégrer les enfants au système social. À cette éthique se greffe une adhérence stricte à l’idéologie bourgeoise de l’époque, mais aussi aux préceptes bibliques traditionnels. Jackson poursuit sa harangue en faveur du devoir filial envers la mère : ‘“in all things conduct yourself so that you will make her happy, and contented; and by so doing you increase her love for you, obtain her blessings and the smiles of your heavenly father who has enjoined all children to be obedient to their parents”’ (Ibid.). Stowe insiste sur le fait que l’ordre familial reposait sur une foi quasi religieuse : ‘“At the center of the ideological family was a kind of religious faith, one refracted by human affairs”’ (1990 : 129). Cette vision présentait l’éducation comme une voie menant aux préceptes divins.

L’obéissance à ces enseignements était une vertu cardinale, une assurance que la famille, et par extension la société, reposait sur une hiérarchie de valeurs et de statuts sur lesquels les gouvernants pouvaient à leur tour compter pour promouvoir le bien-être des citoyens. La réciprocité de l’échange familial promouvait ainsi la prospérité, la stabilité et le bonheur des membres, tout en préservant le fragile équilibre de l’institution des abus patriarcaux (Stowe, Ibid.). La famille, l’armée, la nation reposaient sur cette discipline pour leur bon fonctionnement et Jackson veilla toute sa vie à ce qu’elle fût respectée partout où régnait son autorité.

Cette attention de tous les instants à laquelle Jackson faisait référence, appelant la future “dette de gratitude”, consistait à assurer à la descendance ou aux pupilles les moyens d’occuper la place à laquelle la position des aînés leur permettait d’aspirer. En sus de l’éducation scolaire, l’héritage assurait-il ainsi le statut économique indispensable à une domination sociale et politique dont l’argent était la clé de voûte. Censer (1984 : 120-129) a montré la continuité des fortunes d’une génération à l’autre concernant les planteurs de Caroline du Nord entre 1830 et 1860, indiquant même un accroissement des richesses. L’historienne insiste non seulement sur l’importance de l’héritage dans la conservation du statut, mais également sur les valeurs de la caste transmises aux enfants :

‘Sons and daughters’ continued high economic standing would have pleased their parents, who had attempted to prepare their children for success and achievement. As well as emphasizing education, parents also tried to instill values of hard work, thrift, self-control, and an appreciation of competition (...) [T]he values transmitted and education given the young in planter families would encourage and aid them in retention of property and position (Censer, 1984 : 128).

C’est pourquoi les tuteurs qui prenaient leur devoir au sérieux ne négligeaient ni l’éducation ni la gestion du patrimoine dont ils avaient la charge. Jackson se montrait particulièrement attentif et compétent pour cela, comme le démontre son attitude envers le fils de son neveu et ami, John Hutchings. Ainsi, l’effort majeur de Jackson et de ses pairs consistait à conserver ce que l’on a appelé un ordre familial propice aux bonnes relations entre parents, à la transmission des valeurs entre générations et à la conservation, voire à l’amélioration du statut social des parents.

Notes
302.

Voir à ce propos notre étude intitulée “Rachel Donelson Jackson” (III : 223-227).

303.

On peut regretter l’absence de sources fournies par Remini pour étayer sa diatribe.

304.

Toutefois, les conditions politiques et militaires de la fin des années 1820 ne laissaient plus espérer de guerres dans lesquelles un homme pouvait s’illustrer. Être militaire en tant de paix n’apportait aucune promotion et cantonnait l’officier dans des fonctions sans intérêt. Le fils de Junior, Andrew III, devint officier de cavalerie après sa sortie de West Point (1858) (Galloway, 1950 : 339).

305.

Cette gentillesse s’exerçait avec sa famille, mais Junior ne semble pas avoir été particulièrement tendre avec les esclaves. McKee (1992 : 173) suggère même que Junior fit reconstruire l’Hermitage en 1836 en prenant soin d’isoler la famille Jackson des domestiques.

306.

Pour Jackson, l’omniprésence d’un au-delà protecteur attentif aux justes est l’assurance d’un ordre et d’une harmonie qui s’étendent de la famille à la société. Dans une fin de lettre adressée à Rachel, il émettait le voeu suivant : “May the angelic hosts that rewards & protects virtue and innocence, and preserves the good, be with you untill I return” (Moser, II : 354-355). Ward cite Francis Blair, le rédacteur du Globe, exprimant cette opinion : “Providence has ever guarded the life of the man who has been destined to preserve and raise his country’s glory and maintain the cause of the people” (1955 : 115). Concernant ce sujet, voir notre étude intitulée “Rachel Donelson Jackson” (III : 219-223).