La cotutelle : le cas d’Andrew Jackson Hutchings

Le cas le plus documenté concernant la prise en charge d’un enfant est le cas d’Andrew Jackson Hutchings, le fils de John , dont Jackson fut à la fois le partenaire commercial, l’ami et l’oncle. À la mort de Hutchings le 20 novembre 1817, Jackson devint le jour même tuteur du jeune Andrew Jackson Hutchings, alors âgé de 6 ans. Dès cette époque, Jackson, John Coffee et Stockley D. Hutchings, le frère de John, tous trois désignés exécuteurs testamentaires, entreprirent de faire fructifier une plantation qu’ils édifièrent près de Florence, dans le nouveau Territoire d’Alabama (admis dans l’Union en 1819), créé à partir des terres arrachées aux Indiens par le Traité de Fort Jackson en 1814 (Moser, IV : 176). Coffee s’installa pratiquement au même endroit et bâtit sa plantation de Hickory Hill. Jackson veilla aux intérêts de Hutchings, mais se reposa beaucoup sur Coffee pour la gestion quotidienne de la plantation, les rapports avec le régisseur et tous les problèmes afférents à une importante exploitation agricole.

Les fonds utilisés pour la plantation et l’éducation de l’enfant provenaient de l’héritage légué par John Hutchings 309. En sus de l’éducation de son fils, Hutchings laissa des instructions en vue de l’investissement de son argent :

‘My will and desire is that all the money I may die possessed of, or that may be due my estate, be invested in land, by my executors, within the Alabama Territory, within the bounds of what is called Jackson Purchase, and that the negroes I die seized and possessed of, be kept on the land so to be purchased, and the profits arising from said farm to be laid out in the purchase of land, or in negroes, for the benefit of my said son, Andrew J. Hutchings, under the direction of his guardian, by my executors (Moser, IV : 476).

Jackson respecta entièrement les dernières volontés de son ami. En visite à Washington début 1819 pour se défendre devant le Congrès contre les attaques dont il était l’objet après son invasion contestée de la Floride (Remini, I : 371-374), il ne put assister à la grande vente des terres d’Alabama du mois de mars à Huntsville. Il se fit représenter par ses amis John Coffee et James Jackson qui achetèrent pour lui la plantation d’Evans Spring et, pour le petit Hutchings, une parcelle de terre non encore exploitée située à environ un kilomètre et demi d’Evans Spring : ‘“section 15 of township 3, range 12 west” ’(Moser, IV : 176) 310. Le 4 janvier 1819, Jackson écrivit à Coffee pour lui demander de superviser sa ferme ainsi que la mise en chantier de celle de Hutchings :

‘Can I ask you when you reach Florence & a leisure day will permit, to lay out my plantation near Florence for me (...) in my absence instruct William Crawford 311in those things that you think requires it—Shew him the place where to make little Andrew J. Hutchings plantation &c &c &c (Moser, IV : 266).

Jackson supervisait de loin, mais l’exécution de ses décisions ainsi que les ajustements nécessaires revenaient à Coffee. Leur collaboration était totale (De Witt, 1931 : 85).

Jackson ne pouvait guère s’occuper directement des affaires de son pupille. Le 12 août 1819, il engagea un régisseur, Malachi Nicholson , pour la plantation de son “petit protégé” (Moser, IV : 191). Voici un extrait du contrat :

‘the said Malachi has this day agreed, with the said Andrew, that he will (...) [s]uperintend said farm and negroes in an industrious carefull manner, planting as much cotton as his hands can pick out and clearing as much ground as his hands can clear, & planting it in corn potatoes &c &c. taking care of the Stock of Horses Hoggs and cattle, Keeping the farming Tools in good order and in all things conducting himself as a carefull industrious Overseer (Moser, IV : 312).

Pour salaire, Jackson s’engageait à verser 250 dollars par an à Nicholson, ainsi que 800 “mesures” de porc et sept fûts de maïs. L’engagement devait durer jusqu’au 1er janvier 1821, or, Moser (IV : 313n) précise que Nicholson demeura en place jusqu’en 1825. L’homme devait être sérieux et fiable car la constance n’était pas le fort des régisseurs en général. William Crawford, le régisseur d’Evans Spring, la plantation de Jackson en Alabama, était également un homme sur qui son patron pouvait raisonnablement compter. Cependant, la relative confiance de Jackson ne l’empêcha pas avant son départ pour la Floride 312 au printemps 1821 de requérir de Coffee 313 la supervision des deux plantations :

‘I have wrote Captain Crawford, I hope he will do well, at any rate what he makes will be safe—I have to request should he want advice that you will giv it to him, and should you be passing call, look, and stimulate him. I have confidence that Nicholson will do well but still I hope you & James will occasionally call & do the like with Nicholson (Moser, V : 28).

La gestion du domaine n’était pas la seule préoccupation du tuteur. Il devait également protéger les intérêts de son pupille et de son héritage contre les créanciers. Un litige avec le grand-père maternel du petit Hutchings montre ici que tout le monde n’avait pas l’esprit de famille aussi développé que Jackson 314. De 1819 à 1824, Jackson et Coffee furent en procès contre le grand-père de ce dernier, Bennett Smith . Smith réclamait un remboursement sur la propriété de Hutchings, qui portait sur des esclaves vendus à son fils Joseph pour lesquels Smith senior avait exigé que John Hutchings se porte caution le jour de la vente. Les tuteurs perdirent le premier procès, mais s’employèrent à protéger les intérêts financiers de leur pupille jusqu’à un arrangement à l’amiable avec le grand-père, plus de cinq ans après le début de l’affaire (Moser, IV : 404-405 ; V : 14 passim). La préservation des intérêts de l’enfant fut farouche, et comme d’habitude, compliquée. Cette complexité de l’affaire montre à la fois les déchirements possibles au sein d’une famille et le dévouement ainsi que l’investissement de temps et d’effort requis des tuteurs pour défendre les intérêts de leur pupille.

Le texte qui suit est extrait d’une lettre envoyée par Jackson à John Coffee, le 13 décembre 1820, dans laquelle il expose sa stratégie pour éviter d’être saisi après le jugement accordé à Smith par un tribunal d’Alabama :

‘The course recommended by Whitesides is, first to reverse the Judgt in Allabama, and as soon as that is done; to file a bill against him in this state, and for this purpose I enclose a copy of the errors assigned, or to be assigned & made out by Whitesides memorandom which is enclosed with his notes of direction as to the record, how it is to be made out after the writ of errors is obtained—I would advise you to get Mr Coulter, and William S Fulton to draw out the errors assigned from the memorandom of Mr Whitesides enclosed (...) I would thank you to send me a copy of the laws of your Judicial System. I want them for mr Whitesides, if we fail to reverse the Judgt, we must be prepared with a Bill of injuction in your state, preparatory to this it is necessary that we shouldread & Know your rules of court when he draws the bill (Moser, IV : 405)  315 .

Le 1er mars 1821, l’affaire semblait mieux engagée pour Jackson qui avait réuni des preuves attestant de la mauvaise fois des Smith :

‘I will be able to shew after the debt became due, that his son Joseph Bot. and paid for upwards of $18, 000 of merchandize in Nashville and if he had persued the principle he could have got his debt—his not having done this and his acknowledgement in his letter that he was pressed to bring suit, and his declaration that he never intended to sue his son, combined with other circumstances as I am advised will be sufficient for a court of chancery to decree a perpetual injunction to prevent him from proceeding against the security (Moser, V : 14).

Il apparaît que Smith père et fils s’étaient mis d’accord pour imposer le paiement de la transaction sur les avoirs du jeune Hutchings, profitant de la caution signée avant sa mort par John Hutchings qui s’était porté garant du paiement des esclaves. C’était sans compter la vigilance et l’âpre défense de Jackson et de ses amis qui engagèrent toute leur habileté juridique au service de leur jeune protégé.

Dans une lettre du 24 octobre 1823 à Coffee, Jackson espérait la signature d’un accord avec Bennett Smith. Le “compromis final” fut signé à la fin du mois de septembre 1824, satisfaisant les deux parties :

‘I have just returned from Murfreesborough, where Mr Washington & myself compleated a final compromise with Major Ben Smith. I have a compleat & final release & he is to have entered satisfaction on the record in Alabama of the Judgt obtained there against J. H. Excutors—and on my part as guardian I am to pay four hundred dollars on the first day of June next—This Judge Overton advised me was well for the child; I thought so myself, as it placed his interest on safe grounds, and I was apprehensive of the solvancy of Washington, when you come in I will place this release in your hands for the safety of the Executors and the child (Moser, V : 442)  316 .

Ainsi prenait fin l’un des marathons judiciaires dont Jackson était coutumier 317, comme d’ailleurs bon nombre d’hommes d’affaires de la frontière. La fluctuation des statuts, les différentes lois étatiques et la complexité (ou le caractère semi-légal ou frauduleux) des transactions rendaient souvent le suivi juridique périlleux. Toutefois, on remarquera que les intérêts d’Andrew J. Hutchings furent défendus pied à pied par ses protecteurs.

Il ne faut pas croire que le procès contre Smith ralentit d’aucune manière les activités agricoles ou spéculatives des exécuteurs concernant la plantation de Hutchings. Des livres de comptes rapportent les transactions et les dépenses engagées pour le fonctionnement de la plantation d’Alabama (Moser, IV : 504), ou bien des opérations plus ponctuelles telles que la construction d’un puit, dont le contrat fut signé le 20 septembre 1820 (Moser, IV : 576) ou l’achat de ceintures de cuir pour les esclaves (Moser, IV : 578), ou encore l’acquisition d’esclaves afin d’agrandir la propriété (Moser, V : 536). Dans une lettre du 26 juillet 1821, Jackson se félicitait de l’action de Coffee et James Jackson en faveur de Hutchings concernant l’application de la loi d’aide qui avait fait suite à la dépression de 1819 318 : ‘“It is a course by which the child must be benefitted, and as to him, this is the course I wish persued”’ (Moser, V : 83). Cette position est étonnante en regard de son opposition à une telle loi dans l’État du Tennessee précisément à la même époque et montre sans doute son attachement aux intérêts de son pupille, nonobstant ses convictions politiques personnelles 319.

Par l’entremise de ses amis de l’Alabama, John Coffee et James Jackson, Jackson spéculait pour Hutchings en même temps qu’il veillait à la bonne marche de la ferme, comme en témoigne un reçu de 200 dollars endossé par Jackson pour une action investie dans la ville de Florence le 30 janvier 1823 pour Hutchings (Moser, V : 536) 320. Le bilan des transactions effectuées en faveur du jeune Hutchings, ainsi que bon nombre d’opérations menées par Jackson pour son propre compte, montrent que ces activités étaient le fait de John Coffee et James Jackson ; les deux amis, résidant en Alabama, traitèrent avec compétence et abnégation toutes les affaires dont Jackson les chargeait. Le volume de ses activités politiques étant à la mesure de sa popularité toujours croissante, il ne pouvait physiquement faire face à la pléthore de détails personnels à régler. Il faut donc insister sur l’aide exceptionnelle que ces deux hommes-là apportèrent presque quotidiennement au tuteur légal (Moser, V : 27-28).

Le 16 mars 1833, le devoir de Jackson envers son pupille touchait à sa fin et il écrivit à Coffee de la Maison-Blanche avec la requête de remettre la direction de sa plantation à Andrew Jackson Hutchings. Le jeune homme atteignait sa majorité et pouvait entrer en possession de son domaine :

‘He is now twenty one years of age. I therefore authorise and request you, to have an order of your court made appointing two commissioners to examine the accounts, and settle the estate ; and when settled, deliver the same to A. J. Hutchings and take his receipt in full for the same, upon the books containing the accounts of the estate 321.’

Le ton sentencieux de la requête provient sans doute de l’utilisation de la lettre comme procuration pour Coffee auprès du tribunal d’Alabama. En tant que tuteur légal, Jackson déléguait une fois encore ses pouvoirs à son ami.

Le tuteur donna parallèlement les dernières recommandations de prudence à son pupille maintenant adulte :

‘I am happy to find you have taken the management of your estate into your own hands—I have only once more to remark to you, that you will find many who will profess much friendship, court you with kindness to obtain your money, and then swindle you out of it, if possible (...) deal with all as tho’ they were dishonest and you never can be deceived (Bassett, V : 59).

Le jeune homme était prêt à diriger une plantation que Jackson et Coffee avaient créée et rendue prospère pendant près de quinze ans. La promesse faite à John Hutchings avait été tenue sans faillir. Le jeune Hutchings était un jeune planteur riche et correctement éduqué, malgré une jeunesse difficile et capricieuse. Les tuteurs pouvaient se vanter d’avoir conduit leur office à terme, avec de bons résultats. Le développement de la propriété était allé de pair avec une insistance sur l’éducation du jeune homme qui devait présider à son insertion dans le milieu des planteurs sudistes. À l’instar des planteurs de sa génération, Jackson tenait l’éducation pour une facette indispensable de la construction identitaire et sociale des jeunes gens, liée de près à leurs succès futurs (Wyatt-Brown, 1982 : 44-51 ; Stowe : 1990 : 128-133).

Notes
309.

Dans le premier testament enregistré à Huntsville, dans le Territoire de l’Alabama, John Hutchings stipula les mesures suivantes : “I bequeath to my beloved and only son, Andrew J. Hutchings, all the balance of my estate, real, personal and mixed, to him and his heirs forever, and constitute and appoint my beloved friend, Andrew Jackson, his guardian, to have the sole management of him and his education.” Le testament fut rédigé le 7 novembre 1817 de la main de Jackson (Moser, IV : 476).

310.

Voir l’Ordonnance de 1785 (Land Ordinance) concernant l’arpentage des terres américaines.

311.

Crawford était le fils d’un cousin germain de Jackson. La proximité des lieux permit cette année-là à ce dernier d’employer un seul régisseur pour les deux exploitations.

312.

Jackson, accompagné de Rachel, Junior, une nièce et un neveu, Narcissa Hays et Stockley Donelson Hays, ainsi que du docteur James C. Bronaugh, quittèrent Nashville le 14 avril 1821 pour rejoindre la Floride nouvellement américaine, dont Jackson était le premier gouverneur territorial (Moser, V : 21).

313.

Dans une lettre du 24 octobre 1823 à Coffee, Jackson exprime l’espoir de racheter les parcelles de la plantation de Hutchings dont il s’était dessaisi après la loi de 1821. En fait, Moser (V : 311n6) indique que la transaction n’eut pas lieu avant 1830. Ces considérations montrent une fois de plus la stratégie à long terme qui caractérisait la gestion des avoirs Hutchings.

314.

Le 25 mai 1840, Jackson écrivait à Hutchings : “These family differences ought to be settled in a just and friendly way if they can. A house divided against itself cannot stand—says the scriptures, and they are true” (cité dans DeWitt, 1931 : 103).

315.

Jenkin Whiteside était l’avocat engagé par Jackson dans le procès contre Bennett. Le jugement avait été prononcé en Alabama et Jackson voulait porter plainte devant une cour du Tennessee, d’où les références à “this state” (le Tennessee, d’où écrivait Jackson) et à “your state”, (c’est-à-dire l’Alabama, où résidait Coffee).

316.

Jackson fait référence à Gilbert Gray Washington, l’homme à qui les esclaves avaient été revendus par Joseph Dickson Smith.

317.

L’affaire Allison concernant des terres non certifiées, commencée en 1795, ne trouva de résolution juridique finale qu’en 1824.

318.

Abernethy donne les principales dispositions de la loi : “It was provided that land which had been purchased but not completely paid for might be relinquished and the sum paid on it applied on the balance due for lands which were retained was to be reduced by 37 1/2 percent, and an extension of credit was to be granted. Large numbers took advantage of this act, and within a year the land debt of Alabama was reduced by half” (1990 : 69).

319.

À la suite de la crise de 1819, les législatures avaient voté des lois de suspension de paiement ou d’aide au désendettement (voir ci-dessus), jugées défavorables aux créditeurs par les conservateurs. Jackson avait soutenu l’adversaire de William Carroll à l’élection de gouverneur sur cette plate-forme d’opposition à des mesures extrêmement populaires (Abernethy, 1932 : 228-234 ; James, 1938 : 341-342).

320.

La spéculation sur les terres d’Alabama à partir de 1817 fit monter les prix à des hauteurs vertigineuses, mettant aux prises des groupes d’investisseurs régionaux et nationaux. Abernethy donne un aperçu de la bulle financière qui devait éclater en 1820 : “[In 1818] the amount sold reached a value of $7,000,000 [...] prices were run up to figures ranging between $50 and $100 an acre. Average cotton land sold at prices between $20 and $30” (1990 : 68).

321.

La datation est étrange puisque la date de naissance officielle de Hutchings est 1811. Sa majorité devrait avoir été atteinte en 1832. Mais, il est fort possible que l’enfant soit né fin 1810.