L’évolution des pratiques éducatives

Les nombreuses séparations nécessitées par ses activités militaires puis politiques ne rendirent pas son souci d’éducation facile à réaliser. Une lettre du 2 mai 1822 à l’un de ses officiers, James Gadsden, exprime combien il regrette de ne pouvoir s’occuper de ses enfants comme il le voudrait :

‘My private concerns require my attention, when my health will permit it—being much deranged from my long absence (...) I have my little sons including Lyncoya, at [school], and their education has been greatly neglected in my absence. Justice to them, require my attention (Moser, V : 180)  327 .

On peut se demander quelle influence exerçait Rachel Jackson dans l’éducation des jeunes gens. Comme bien d’autres mères (ou substituts maternels) elle avait sans doute pourvu à l’éducation de base. Toutefois, à l’âge de 10-12 ans, il était temps pour les enfants de fréquenter d’autres lieux d’apprentissage. L’insuffisance de l’enseignement fourni à la plantation, même par un tuteur, nécessitait d’envoyer les enfants pré-adolescents en pension, souvent loin de chez eux (Censer, 1984 : 56) 328. La sortie des enfants du giron familial associé à la mère explique sans doute le sentiment du père que l’éducation était dorénavant placée sous son autorité. On sait qu’après la puberté et ce dans la plupart des sociétés, les garçons quittent la sphère des femmes où l’enfant pré-pubère n’a pas de sexe, pour rejoindre celle des hommes dans laquelle les codes sociaux liés à leur masculinité prennent effet après un rite de passage 329.

Cette attention à l’éducation par le père pourrait venir également de ce que Wyatt-Brown appelle “l’orgueil familial”, un sentiment issu de l’ordre patriarcal ancien que l’auteur place au fondement de la société sudiste : ‘“Thus the aspiration to change and get ahead was not necessarily a purely bourgeois objective, as a modern perspective might lead one to assume. It could be an outgrowth of family pride—simply the ancient desire to be somebody, to create a lineage”’ (1983 : 124). Dans le contexte de la famille Jackson, les désirs de lignage concernaient la continuité et la transmission des statuts plutôt qu’un commencement.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’éducation des adolescents se transforma au xixe siècle. L’éducation domestique fut jugée de moins en moins satisfaisante et un réseau social de lieux éducatifs se mit progressivement en place, issu à la fois d’initiatives privées et d’une demande publique faite aux États. Junior et le jeune Hutchings quittèrent ainsi l’Hermitage pour Nashville et le Cumberland College en 1822 afin de poursuivre leurs études (James, 1938 : 344), malgré les réticences des parents à les voir quitter la résidence familiale. Ce sentiment était commun aux parents de l’élite dans son ensemble, comme le montre Censer :

‘Even when parents put aside the question of school’s effect on morals, they—especially mothers—expressed dismay over an impending separation. When William Cain asked that his brother-in-law aid in his eldest son’s education by selecting a good school or teacher, Cain also noted that a tutor would be preferable because “Mrs Cain dislikes exceedingly for her children to be sent far from her and particularly at this time, as her health is not good” (1984 : 57).

Comme nous allons le voir, le départ des enfants vers les “académies” marquait le début de leur socialisation de classe, ainsi qu’une expérience individuelle forte avec d’autres adolescents : cette période établissait un lien indissoluble entre les deux sphères de la société sudiste, comme le rappelle le chapitre de Stowe intitulé “Coming of Age: Indulgence and Control” (1990 : 128-159) :

‘This chapter has further framed the connection between personal experience and social values by exploring the strong link between definitions of moral, responsible adulthood and generational duties—a link that served to join hopes for social continuity to the domain of an individual’s family (Ibid. : 154).

Les lieux d’apprentissage de ces valeurs que sont les académies seront explorés maintenant plus en détail.

Notes
327.

Àla nomination de son père au poste de gouverneur du Territoire, Junior avait accompagné ses parents en Floride au deuxième semestre 1821 et semble avoir été impatient de retourner au Tennessee, en novembre de la même année (Galloway, 1950, n°3, 205-206). Il n’est pas fait mention de son éducation pendant son séjour à Pensacola, ni d’ailleurs au premier semestre 1822, durant la période couverte par la remarque de Jackson à Gadsden.

328.

Si les Jackson envoyèrent leurs protégés en pension à Nashville dans les années 1820, il en fut différemment pour la génération suivante. En effet, Junior paya un tuteur à l’Hermitage pour éduquer ses enfants, alors que ceux-ci étaient déjà adolescents (Rachel était née en novembre 1832 et Andrew III en avril 1834 — Burke, 1941, II : 17, 65), montrant ainsi l’attachement des parents à leur progéniture et leurs efforts pour ne pas être séparés d’eux

329.

Voir par exemple le recueil de Jean-Paul Otte, Le chant de soi-même (Paris : Julliard), 1998. Otte y présente des récits d’initiation à l’âge adulte qui comportent tous un rituel de seconde naissance visant à séparer les adolescents de leur mère. Le texte intitulé “Nativité” se finit par ce proverbe : “Qui n’est pas né une seconde fois n’a pas qualité pour transporter dans le désert son père à l’agonie” (21). La forte séparation des sphères masculine et féminine dans la société sudiste pourrait expliquer cette application des pères à prendre en main l’éducation des adolescents, afin “d’en faire des hommes”.