Le statut des enfants : le danger des “rapides”

Avant même que ne s’imposent ces facteurs sociaux propres à l’époque, la période adolescente a de tous temps présenté des problèmes spécifiques au changement biologique et psychologique de ces jeunes adultes en devenir. La transition de l’enfant adolescent à l’adulte responsable de sa vie est le passage difficile par excellence qui nécessite de la part des aînés, à toutes les époques, une attention et une présence soutenues. L’état d’adolescence — son instabilité et ses angoisses, était reconnu au xixe siècle et pris en compte par les adultes. La suite de cette étude s’attache ainsi à montrer la réaction de Jackson face à cet invariant humain 346 (Ô combien variable) qu’est le passage à l’âge adulte, une attitude modelée par son individualité et les valeurs auxquelles elle obéit.

La pire attitude pour Jackson aurait été de laisser les adolescents à eux-mêmes, livrés à leur bon plaisir et leur innocence aux fourberies du monde . Il est bon de réfléchir sur cette crainte de l’extérieur qui conduisait les planteurs, et Jackson parmi eux, à opérer une transition extrêmement prudente de la sécurité du cadre familial au cocon plus socialisé de l’école, sous l’oeil toujours vigilant du père. Le retardement du lâcher dans le vaste et périlleux théâtre tendait à rassurer les parents et à garder les enfants sous haute surveillance, de sorte que les valeurs familiales, conformes à celles inculquées par les parents, ne fussent pas remplacées brusquement par des leurres étrangers aux règles de la caste.

Le monde extérieur est présenté comme dangereux pour la jeunesse à cause de la naïveté de celle-ci, qui la pousse dans tous les pièges qu’on lui tend sans se douter du mal. Jackson exprimait cette crainte à Andrew J. Donelson, tout juste âgé de 18 ans en février 1817, s’apprêtait à intégrer West Point : ‘“you must recollect, how many snares will be laid for the inexperienced youth to draw him into disapation, vice & folly, against these snares I wish to guard you” ’(Moser, IV : 91). Jackson est le gardien de la moralité de ses pupilles et le guide qui trace leur chemin. Trop souvent, les jeunes sont attirés par des miroirs trop tentants pour que leur inexpérience les retienne.

Dans sa lettre du 20 mars 1817 à Jackson, John Eaton.; reprend à son compte les considérations de Jackson sur l’âge “dangereux” d’Andrew J. Donelson, mais assure l’oncle des qualités remarquables de son neveu. Par écrit, Eaton semble conclure une conversation que les deux hommes ont certainement déjà eue :

‘I think you may rest satisfied, that the prudence and correct conduct of your nephew will shield him against the allurements of vice; it is very true he is now at an age tender and dangerous, when the mind is most open to seduction, and easily to be led away; but I have seen few young men in my life whose reflections conduct & deportment were as correct: if he persevers in his present course of steadiness, he will never want a welcome passport to the confidence and friendship of the good and deserving (Moser, IV : 104).

“The good and deserving” est l’écho de ce que Wyatt-Brown (1983) appelle “the worthy”. Il existe chez les planteurs ce sentiment que leur caste jouit d’une moralité qu’elle entend imposer face à un monde où la bassesse n’attend qu’une occasion pour frapper. Se retranchant derrière la famille et la caste, ils voient dans ces deux cercles des refuges de l’innocence et de la moralité. Leur crainte exprime la fragilité de leur position dans le monde, exposés qu’ils sont aux revers de fortune, à la maladie, à la fourberie, à la substance fuyante et éphémère de la vie. Les parents accordaient aux adolescents une attention particulière puisque ceux-ci étaient considérés comme des êtres purs sur lesquels reposait l’avenir de leurs ambitions, d’où les lettres de recommandation, les accompagnateurs, les guides. Steven Stowe confirme l’importance que les planteurs accordaient à l’adolescence : ‘“Youth was, in the words of one prominent headmaster, ‘the most critical period of human existence’. It was the ‘great moral climacteric’ few parents were prepared to meet”’ (1990 : 133). Cette préoccupation est à bien des égards commune à tous les âges et à toutes les sociétés. Stowe (1990 : 130) cite un éducateur de l’époque qui appelait la période entre treize et dix-neuf ans, “les rapides”.

Outre la difficile période d’adolescence, le “théâtre du monde” dans lequel entrait le jeune Donelson était rempli d’“étrangers” dont il fallait absolument se garder : ‘“My Dear Andrew, you are now entered on the theatre of the world amongst strangers where it behoves you to be guarded at all points” ’(Moser, IV : 91). Par “étrangers”, Jackson pensait à tous les hommes extérieurs au clan, dont les croyances et les principes pouvaient différer des siens, dont les intérêts divergents les plaçaient en compétition avec lui, d’où l’extrême méfiance prônée lors des premiers pas en société. West Point est située dans l’État de New York, et même si l’académie était fréquentée par de nombreux jeunes sudistes 347, l’environnement social différait quelque peu de l’atmosphère au sud de la ligne de Mason-Dixon 348.

Les protestations d’amitié voilant de mauvaises intentions étaient le plus à redouter, car les jeunes gens sans expérience se laissaient aveugler par leurs nouvelles connaissances. Il fallait donc se garder de toute confiance mal placée :

‘Make confident of few, a young mind is too apt, to form opinions on spacious shows, & polite attention by others and to bestow confidence before it has had proofs of it being well founded, when often, very often, they will be deceived (...) you therefore must be carefull on forming new acquaintances, how & where you repose confidence (Moser, IV : 91)  349 .

Jackson ne préconisait pas le retrait du monde, bien au contraire. Ses conseils visaient à prévenir son neveu contre les traîtrises de certains individus sans scrupules qu’il serait amené à rencontrer dans sa vie sociale. Il convenait de garder les yeux ouverts et de savoir séparer le bon grain de l’ivraie.

L’évolution d’Andrew Jackson Hutchings pendant ses années de rapides préoccupa beaucoup Jackson. Hutchings ne semblait pas contester la nécessité d’une éducation, mais refusait de se plier aux règles institutionnelles. Dans une lettre du 30 mai 1830 à John Coffee, le tuteur se plaignait de n’avoir aucune nouvelle de son pupille ni des adultes qui devaient le prendre en charge et l’emmener chez son nouveau professeur. Le 13 juin, il informa Coffee qu’Hutchings lui avait écrit et désirait suivre les cours de M. Williford à Columbia et avait de grandes objections à aller chez M. Otte. Jackson conseilla de ne pas forcer le jeune homme, de peur qu’il ne s’enfuie, ce qui “ruinerait sa réputation” (Bassett, IV : 38-42).

Le 21 juillet, Jackson était au désespoir. Apparemment, après Otte, Williford n’avait pas trouvé grâce aux yeux de Hutchings. Jackson se désespérait : ‘“his conduct has filled me with sincere regret. I know not what to do with him. I cannot think of letting him be lost.”’ Jackson décida donc de placer son pupille rebelle chez les Jésuites de l’université de Georgetown, à Washington. L’institution avait le double avantage d’être “excellente” et de se trouver à Washington, où Jackson pensait pouvoir surveiller le jeune turbulent : ‘“[U]nder my own eye, I might be able to controle him and convince him of the impropriety of his ways.”’ Il était convaincu que, laissé à lui-même dans le Tennessee, Hutchings se perdrait. De plus, la présence de son oncle à Washington ne pourrait que renforcer la surveillance et l’encouragement : ‘“here, I will have the aid of his uncle Judge Smith senator from the state of South Carolina to controle and govern him”’ (Bassett, IV : 54-55). Aucun document ne témoigne de l’efficacité de l’oncle en question. Jackson dut chercher seul les différentes options susceptibles de mener Hutchings au terme de sa scolarité.

En septembre 1831, Hutchings était à Washington avec Jackson, prêt à partir pour l’niversité de Virginie où Jackson espérait qu’il finirait ses études calmement. Le jeune homme avait déjà été renvoyé de plusieurs universités, mais il atteindrait bientôt sa majorité et Jackson ne désespérait pas de le voir occuper une place respectable dans la société :

‘Hutchings is with me, and leaves here today for the university of Va. where I hope he will remain and be studious ; and altho he has spent much idle time, I hope he may gain such an education as will enable him to pass through life with respectability. he says he is now determined to become a learned man. he has genius if he will apply it (Bassett, IV : 348).

Ainsi, Jackson cherchait à donner un cadre à ses pupilles afin de promouvoir au mieux leurs intérêts, lui-même n’ayant pas bénéficié de cette discipline dans ses jeunes années (Remini, I : 28-32).

Jackson se laissa emporter par le courant de sa jeunesse et les biographes rapportent des épisodes que n’aurait pas approuvés l’homme mûr qu’il était devenu dans les années 1820. Remini relate l’ambiance dans laquelle Jackson effectua ses études de droit en Caroline du Nord, dans les années 1780 :

‘Almost every night, when the business at McCay’s ended, Andrew and his friends dashed off to entertain themselves in the most unbridled manner they could devise. Andrew soon gained a reputation as the leader of this hooligan gang, and one resident of the town later remembered that “Andrew Jackson was the most roaring, rollicking, game-cocking, horse-racing, card-playing, mischievous fellow that ever lived in Salisbury (I : 29)..; ’

En insistant sur l’éducation de ses pupilles, Jackson veilla à les préserver de ce qui affecta durement sa jeunesse. Un jeune homme plein de promesses qui ne se reconnaissait aucune famille pouvait peut-être se permettre de tels écarts de conduite, mais la génération dont Andrew Jackson était le “père” avait un nom et une place à honorer qui ne pouvaient souffrir trop d’incartades. Peut-être le discours ambiant déplorant la méchanceté de la société était-il aussi un fantasme lié à la morale encore puissante dans la rhétorique politique de l’époque. En dénonçant les mauvais, on se présentait au public comme détenteurs des vraies valeurs. Jackson croyait profondément à cette dichotomie du monde. Toutefois, nous verrons que les jeunes gens, et notamment Andrew Jackson Donelson, n’étaient pas si impuissants devant les événements qui les affectaient et étaient capables de faire preuve de réflection et d’initiative, à l’image de leurs mentors.

Le rôle paternel de ces derniers visait à établir l’équilibre entre les sentiments qui unissaient la famille et les obligations sociales liées au rang et au pouvoir. Entre le père de famille bienveillant et le guide parfois autoritaire, l’aîné visait un objectif précis : rendre les jeunes hommes autonomes et responsables 350.

Notes
346.

Le rituel d’accession à la sphère des adultes dans le sein de l’élite sudiste du xixe siècle consistait principalement à faire des études supérieures, puis ensuite à se marier afin de fonder une famille. Le mariage était la limite au-delà de laquelle les adolescents devenaient des adultes.

347.

Le général sudiste Robert Lee, par exemple, était diplômé de la prestigieuse institution militaire.

348.

Ligne symbolique séparant la Pennsylvanie du Maryland et représentant avant la Guerre civile la séparation entre les États non-esclavagistes du Nord et les États esclavagistes du Sud. Mason et Dixon sont les noms des arpenteurs qui établirent le tracé entre 1763 et 1767.

349.

Le thème des faux amis sera repris par Jackson au moment de l’affaire Eaton pour expliquer le différend qui opposait Donelson et son oncle. À ce moment, Jackson était persuadé que ses neveux avaient été influencés par des intriguants déterminés à lui nuire. Cette idée paraît, à la lueur de ce chapitre, moins de la paranoïa qu’une crainte liée à la conception de la naïveté de la jeunesse. Voir mon article intitulé “L’Autorité en question : Andrew Jackson et l’affaire Eaton, 1829-1831”. In Les Amériques en crise de croissance” (Actes du colloque international “Cultures et société — Ordre” et désordres). Jean-Claude Barbiche (Dir.) (Le Havre, Paris: L’Harmattan, 1999), 15-27.

350.

Cette attitude est proche de celle décrite par Stowe (1990 : 164-191) en la personne d’un planteur de Caroline du Nord, William Gaston : “His paternalism was marked by the tension between his desire to know his children and love them, and his efforts to bend personality to family position, family routine to abstract principles, and love to obligation” (165).